Contenu de la décision et législation en vigueur
En l’espèce, un couple marié a procédé à la congélation de leurs gamètes en France, suite à une grave infection dont souffrait le mari. Suite au décès de ce dernier, son épouse est retournée vivre dans son pays natal, l’Espagne, pour y retrouver sa famille. Quelques mois plus tard, elle décida d’entamer les démarches pour procéder à une insémination artificielle. Contrairement au droit espagnol qui permet de pratiquer cette opération dans les 12 mois suivants le décès du mari, le droit français prévoit expressément que « l’homme et la femme formant le couple doivent être vivants ». Fait ainsi « obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple » [1]. Cette exigence s’explique par l’objet de la PMA qui vise à « remédier à l’infertilité d’un couple ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie de particulière gravité » [2]. La PMA est une opération destinée à s’inscrire dans le projet commun du couple de fonder une famille en annihilant tout risque infectieux. Dans la conception française de la PMA, la mort d’un membre du couple s’oppose donc naturellement à toutes pratiques cliniques et biologiques permettant la conception in vitro. Conformément à l’article L. 2141-11-1 du Code de la santé publique, l’épouse demanda néanmoins à l’Agence de la biomédecine de lui donner l’autorisation d’exporter vers l’Espagne les gamètes de son défunt mari.
Face au refus de l’établissement public, fondé sur le troisième alinéa de ce texte [3], l’épouse forma un référé-liberté fondé sur le droit au respect de la vie privée et familiale que protège l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la Convention). Le juge des référés du tribunal administratif de Paris rejeta sa demande [4], ce qui conduisit la requérante à former un pourvoi devant le Conseil d’État.
La Haute juridiction administrative a d’abord rappelé que les dispositions du Code de la santé publique, comme la différence de législation entre l’Espagne et la France, relèvent « de la marge d’appréciation dont chaque État dispose, dans sa juridiction, pour l’application de la Convention [sic] et elle ne porte pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les stipulations de l’article 8 de cette Convention » [5]. Le Conseil d’État a ensuite ajouté que « toutefois, la compatibilité de la loi avec les stipulations de la Convention [sic] ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette Convention. Il appartient par conséquent au juge d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la Convention qui résulte de la mise en oeuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive » [6]. Procédant à une analyse des circonstances particulières de l’espèce, « il résulte de l’instruction que [les époux] avaient formé, ensemble, le projet de donner naissance à un enfant [sic] mais ce projet, tel qu’il avait été initialement conçu, n’a pu aboutir en raison de la détérioration brutale de l’état de santé [du mari] qui a entraîné son décès le 9 juillet 2015. [L’époux] avait explicitement consenti à ce que son épouse puisse bénéficier d’une insémination artificielle avec ses gamètes, y compris à titre posthume en Espagne, pays d’origine de [sa femme], si les tentatives réalisées en France de son vivant s’avéraient infructueuses. Dans les mois qui ont précédé son décès, il n’était, toutefois, plus en mesure, en raison de l’évolution de sa pathologie, de procéder, à cette fin, à un autre dépôt de gamètes en Espagne. Ainsi, seuls les gamètes stockés en France dans le centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme de l’hôpital Tenon sont susceptibles de permettre à [la requérante], qui réside désormais en Espagne, d’exercer la faculté que lui ouvre la loi espagnole de poursuivre le projet parental commun qu’elle avait formé, dans la durée et de manière réfléchie, avec son mari. Dans ces conditions et en l’absence de toute intention frauduleuse de la part de la requérante [sic] le refus qui lui a été opposé [sic] porte, ce faisant, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » [7].
Le Conseil d’État a alors annulé l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris du 25 janvier 2016 et a enjoint à l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris et à l’Agence de la biomédecine de prendre toutes mesures afin de permettre l’exportation des gamètes litigieux vers un établissement de santé espagnol autorisé à pratiquer les procréations médicalement assistées.
Une jurisprudence contra legem empreinte de pragmatisme
S’il apparaît que la décision du Conseil d’État prend le contre-pied parfait de la lettre des textes [8], force est de constater qu’elle participe du même esprit que ceux-ci. Les textes envisagent la PMA sans préciser de contours géographiques. Suivant le principe de souveraineté, il est possible d’affirmer que les PMA envisagées ne concernent que le territoire national. Or, en l’espèce, il s’agissait pour la requérante d’engager les démarches de la PMA en Espagne. Les législations française et espagnole étant différentes sur la question, il revenait au Conseil d’État de définir la législation la moins stricte afin d’apprécier le risque de law shopping. La législation espagnole étant plus permissive que la législation française, l’installation de la requérante en Espagne revêtait l’aspect de ce risque. La Haute juridiction administrative s’est alors intéressée aux raisons du déménagement de la requérante pour en trouver une raison légitime : « l’installation en Espagne ne résulte pas de la recherche, par elle, de dispositions plus favorables à la réalisation de son projet que la loi française, mais de l’accomplissement de ce projet dans le pays où demeure sa famille qu’elle a rejointe » [9]. Le risque de law shopping étant exclu, la condition selon laquelle « l’homme et la femme formant le couple doivent être vivants » fut mise de côté. Comme si l’absence de fraude permettait d’écarter une condition posée par la loi !
La première condition de l’article L. 2141-2 du Code de santé publique étant remplie de manière contra legem, le Conseil d’État devait ensuite s’intéresser à la troisième condition (« consentir préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination »), la deuxième condition étant remplie par hypothèse (être « en âge de procréer »). Le consentement doit être envisagé de manière globale. Le texte ne prévoit in fine que le consentement préalable au transfert en France. Tirant les conséquences du caractère international de l’insémination post mortem, le Conseil d’État a recherché si l’époux défunt avait également donné son consentement pour le transfert des embryons ou à l’insémination en Espagne, ce qui était le cas : le mari « avait explicitement consenti à ce que son épouse puisse bénéficier d’une insémination artificielle avec ses gamètes, y compris à titre posthume en Espagne, pays d’origine de [la requérante], si les tentatives réalisées en France de son vivant s’avéraient infructueuses » [10].
Les trois conditions étaient réunies mais le raisonnement du Conseil d’État est allé plus loin. Il est précisé que « dans les mois qui ont précédé son décès, [le mari] n’était, toutefois, plus en mesure, en raison de l’évolution de sa pathologie, de procéder [sic] à un autre dépôt de gamètes en Espagne ». De ce fait, « seuls les gamètes stockés en France dans le centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme de l’hôpital Tenon sont susceptibles de permettre à [la requérante], qui réside désormais en Espagne, d’exercer la faculté que lui ouvre la loi espagnole de poursuivre le projet parental commun qu’elle avait formé, dans la durée et de manière réfléchie, avec son mari ». Il ne s’agissait plus d’appliquer la loi française mais de permettre à la requérante de bénéficier des avantages que lui offrait la loi espagnole.
En l’espèce, l’exportation des gamètes ne devait pas être regardée comme étant une étape de la PMA en France mais comme étant un préalable à la PMA en Espagne. Finalement, c’est la même raison qui est au fondement de la PMA en France et au socle du projet du couple : gagner du temps face à la dégradation de la santé d’un membre du couple en reportant le projet familial commun. Or, c’est par manque de temps que le couple n’a pas pu procéder à un autre dépôt de gamètes en Espagne. Ainsi, le dépôt de gamètes en France assorti de la volonté de procéder à une PMA en Espagne en cas d’échec de la procédure française, échec réalisé par le décès de l’époux, devait conduire le Conseil d’État à permettre l’exportation des gamètes litigieux en l’absence de fraude à la loi française. Le caractère international allié à l’absence de fraude a conduit la Haute juridiction administrative à écarter la loi française au profit de la loi espagnole. Comme le soutenait le professeur Jean Hauser, « la fabrication des enfants n’est pas seulement faite pour satisfaire ou consoler ceux qui les font. L’enfant, c’est un avenir, il ne se résume pas à un monument in memoriam » [11]. En ce sens, l’exportation des gamètes n’avait pas vocation à faire perdurer l’époux défunt mais à réaliser le projet parental commun qui aurait abouti à la naissance de l’enfant si le mari n’avait pas succombé à la maladie.
Vers le délitement du droit médical français ?
Afin de déterminer la valeur de cet arrêt, il faut se placer sur le plan des principes. Quel est le fondement de l’interdiction de l’insémination post mortem en France ? Plusieurs éléments plaident en la faveur du principe de l’intérêt de l’enfant à naître à ne pas être conçu orphelin (principe de l’intérêt de l’enfant). D’abord, l’argument textuel. La PMA doit notamment respecter les « principes fondamentaux de la bioéthique prévus en particulier aux articles 16 à 16-8 du Code civil, l’efficacité, la reproductibilité du procédé ainsi que la sécurité de son utilisation pour la femme et l’enfant à naître » [12]. D’aucuns verront dans cette disposition une tentative d’affirmation de l’intérêt de l’enfant. Nous pensons qu’il n’en est rien. Il s’agit plutôt de s’assurer de la bonne santé de la mère et de l’enfant, afin que la pratique de la PMA n’ait pas de conséquences dommageables. En ce sens, il n’est pas possible de séparer l’intérêt de la mère de celui de l’enfant à naître.
Ensuite, l’argument égalitaire. Depuis le 1er juillet 2006 [13], l’article 310 du Code civil confère une parfaite égalité entre tous les enfants qu’ils soient anciennement considérés comme légitimes, naturels, adultérins ou incestueux. L’absence de modification en 2006 des dispositions relatives à la PMA révèle qu’il n’a jamais été envisagé de créer une distinction entre les enfants procréés naturellement et les enfants procréés médicalement. Ainsi, « l’enfant peut, grâce aux conditions qui sont posées par la loi, faire comme s’il avait été désiré, conçu, porté, ainsi que le sont tous les enfants. Une telle fiction n’est alors pas la résultante d’un choix arbitraire du législateur. Elle est la condition nécessaire pour que l’enfant à naître puisse être institué et accède à la raison » [14]. Pour autant, l’égalité entre tous les enfants n’existe qu’en présence d’enfants. Cela revient à considérer que l’intérêt de l’enfant n’existe qu’à compter de sa naissance.
Enfin, l’argument psychologique. Lorsque la question de l’insémination post mortem a été envisagée par les États généraux de la bioéthique, une réserve s’est cristallisée autour de la question de « l’équilibre psychologique de l’enfant à naître » [15]. Le principe de l’intérêt de l’enfant ne semble pas satisfaisant face à l’intérêt plus grand que représente le droit à la vie. En effet, il est des cas où l’équilibre psychologique de l’enfant peut être atteint sans que la PMA ne soit en cause. Suivant la logique développée aux États généraux de la bioéthique, si une femme enceinte subit le deuil du père de l’enfant à naître et qu’elle est dans le délai légal de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), le principe de l’intérêt de l’enfant commanderait à la future mère de recourir à une IVG. Il est possible d’objecter que le droit à la vie ne tend à s’appliquer qu’à compter de la conception alors que le principe de l’intérêt de l’enfant s’applique avant la conception. Pour autant, l’événement déterminant le principe applicable est la conception qui, dans la majorité des cas, est un acte éminemment volontaire auquel l’homme et la femme ont donné leur consentement. Partant, le principe de l’intérêt de l’enfant n’a vocation à s’appliquer qu’à partir du moment où l’homme et la femme n’expriment plus leur consentement. En présence d’un consentement à une insémination post mortem, le principe de l’intérêt de l’enfant n’a pas vocation à s’appliquer.
De manière bien plus pragmatique, le législateur français interdit de recourir à l’insémination post mortem afin de ne pas bouleverser la sécurité juridique des mécanismes légaux existants, en particulier la filiation et la succession. La PMA est ouverte aux couples, sans davantage de précisions quant à leur conjugalité. Or, si le Code civil pose en principe que « l’enfant conçu ou né pendant le mariage a pour père le mari » [16], il n’existe aucune présomption concernant les partenaires liés par un pacte civil de solidarité ou concernant les concubins. Ainsi, en présence d’un couple non-marié dont l’homme est décédé avant la PMA, il est impossible d’établir la filiation de l’enfant à naître, quand bien même son parent défunt serait connu et aurait manifesté la volonté de reconnaître l’enfant. « La reconnaissance [n’établissant] la filiation qu’à l’égard de son auteur » [17], le décès de ce dernier empêche toute reconnaissance. Il en va de même en matière de possession d’état [18].
De manière plus pragmatique encore, le mécanisme des présomptions porte en lui-même la tare de ne pas refléter la réalité. Même si le législateur venait à modifier les textes pour créer une présomption générale de paternité au profit de l’homme participant à la PMA, force est de constater que la maternité pourrait être l’œuvre d’un autre homme, à plus forte raison si l’insémination post mortem intervient des années après le décès [19]. Le recours à l’insémination post mortem pourrait alors porter atteinte au second mécanisme juridique : la succession du de cujus. Comment procéder au règlement de la succession dans l’incertitude du nombre d’héritiers réservataires ? Qu’il s’agisse d’attendre la fin de la période légale ouverte à l’insémination post mortem ou qu’il s’agisse de vérifier la véracité du lien biologique découlant de la PMA, le procédé risquerait d’être chronophage, coûteux [20] et source de conflits familiaux.
Face aux difficultés soulevées, comment expliquer que le Conseil d’État ait permis l’exportation des gamètes ? Comme la Haute juridiction administrative le justifie, la décision tient aux circonstances de l’espèce. Les problèmes de filiation et de succession seront réglés par la loi espagnole qui est adaptée aux inséminations post mortem. La décision n’a donc aucun impact sur notre droit.
Finalement, même si cet arrêt n’a pas d’impact direct sur le droit médical français, il participe d’une certaine manière au délitement de celui-ci. Une tendance émerge depuis quelques années tendant à vider les interdictions de leur substance. Qu’il s’agisse de la gestation pour autrui, de l’euthanasie ou désormais de l’insémination post mortem, les divergences de législations nationales avec les pays limitrophes de la France entraînent à un law shopping incontrôlable. Comment contourner l’interdiction de la GPA en France ? Procéder à une GPA à l’étranger et faire transcrire ensuite cette opération sur les registres d’état civil français [21]. Comment contourner l’interdiction de l’euthanasie en France ? Se rendre physiquement dans un État qui le pratique, comme la Suisse. Comment contourner l’interdiction de l’insémination post mortem ? Quitter la France et rejoindre sa famille dans un État pratiquant ce type de PMA [22]. L’innovation de cet arrêt tient au fait que le Conseil d’État ait devancé la Cour européenne des droits de l’homme dans l’interprétation de l’atteinte à l’article 8 de la Convention. À défaut d’harmoniser les législations des États parties à la Convention, le législateur, la Cour de cassation et le Conseil d’État seraient inspirés de colmater la brèche menant aux interdictions du droit médical français, à défaut de quoi cette matière risquerait rapidement de se vider de sa substance.