Pratique abusive d’éviction sur le marché de la presse d’information sportive : l’ADLC rappelle les règles du jeu !

Par Guillaume Mallen, Docteur en droit.

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Explorer : # abus de position dominante # abus d’éviction # concurrence déloyale # marché de la presse sportive

Par une décision du 20 février 2014, l’Autorité de la concurrence a sanctionné le Groupe Amaury à une amende de 3,5 millions d’euros sur le fondement des articles L.420-2 du Code de commerce et 102 du TFUE pour avoir mis en œuvre une pratique abusive d’éviction du quotidien le « 10Sport.com », nouvel entrant sur le marché de la presse quotidienne nationale d’information sportive afin de préserver sa situation monopolistique acquise grâce à la détention du journal « L’Equipe ».
Article vérifié par son auteur en avril 2024.

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Les faits.

En septembre 2008, la société « Le Journal du sport » annonce la parution prochaine d’un quotidien sportif au format attractif : le « 10Sport.com ». Principalement axé autour du football, le journal se veut compétitif (vendu au prix de 0,50 cts €). Le premier numéro est mis en vente le 3 novembre 2008. Parallèlement à cette future parution, le Groupe Amaury, détenant notamment les journaux « L’Equipe », « Le Parisien » et « Aujourd’hui en France », annonce, à son tour, le lancement d’un nouveau quotidien sportif appelé « Aujourd’hui Sport » dont les caractéristiques (thématique, format, prix et cible) sont identiques à celles du « 10Sport.com ».

Le Groupe Amaury décide de démarrer la publication de son nouveau quotidien le 3 novembre 2008, c’est-à-dire le même jour du « 10Sport.com ». Par une lettre du 10 décembre 2008, la société « Le Journal du sport » a saisi l’Autorité de la concurrence en reprochant au Groupe Amaury la commission de pratiques anticoncurrentielles consistant à abuser de sa position dominante sur le marché de la presse quotidienne nationale d’information sportive [1]. Il était, notamment, fait référence à la parution de « Aujourd’hui Sport » intervenant le même jour que celle du « 10sport.com » (Point 2 de la décision).

La stratégie d’éviction du Groupe Amaury mise en cause.

Les perquisitions réalisées au sein du Groupe Amaury ont révélé l’existence de preuves matérielles attestant d’une volonté concrète d’évincer du marché le « 10sport.com ». Les documents saisis ont mis en évidence l’existence d’une riposte dénommée « Projet Shangai » afin de « tuer » (Point 219 de la décision) les ambitions de son concurrent. Par la détention du quotidien « L’Equipe », le Groupe Amaury est en situation de position dominante sur le marché du lectorat de la presse quotidienne nationale d’information sportive (Point 207 de la décision). Si pareille position n’est pas, de facto, un « mal en soi » [2], elle implique pour l’entreprise concernée une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée sur le marché [3].

Le droit des abus de domination (article L.420-2, alinéa 1er du Code de commerce et 102 TFUE) s’attache à distinguer les abus d’exploitation (comportements par lesquels l’entreprise dominante retire un avantage qu’elle n’aurait pas obtenu dans l’hypothèse d’une concurrence rationnelle) des abus d’éviction (par lesquels l’entreprise instigatrice affecte les conditions d’exercice et l’intensité de la concurrence sur le marché [4]. En l’espèce, la pratique anticoncurrentielle reprochée au Groupe Amaury s’identifie à un abus d’éviction en ce qu’elle tend à anéantir l’activité économique d’un concurrent et, in fine, l’exclure du marché.

La preuve de la stratégie d’éviction du Groupe Amaury.

Afin de démontrer la nature abusive de la pratique d’éviction, l’Autorité de la concurrence rappelle les principes dégagés par les autorités européennes de la concurrence. Ainsi, si l’effet anticoncurrentiel du comportement d’exclusion doit exister, il ne doit pas être nécessairement concret. Il suffit simplement de « démontrer l’existence d’un effet anticoncurrentiel potentiel de nature à évincer les concurrents au moins aussi efficaces que l’entreprise en position dominante » (Point 214 de la décision). Avec une grande minutie, l’Autorité de la concurrence analyse, en l’espèce, cinq éléments susceptibles de prouver la stratégie d’éviction du Groupe Amaury à l’égard du quotidien le « 10Sport.com » : l’objectif d’éviction du nouvel entrant sur le marché, l’absence de rationalité économique de la stratégie choisie, le lancement simultané d’un quotidien similaire au 10Sport.com, la vocation éphémère du nouveau quotidien et la sortie du marché du quotidien Le 10Sport.com (Point 215 de la décision).

L’Autorité de la concurrence souligne que le lancement d’un nouveau journal par le Groupe Amaury n’était en aucun cas l’option la plus rentable mais bien la plus préjudiciable pour son concurrent. Est ainsi soulignée l’absence totale de rationalité économique sur le plan stratégique (points 227 à 254 de la décision). Le lancement du quotidien « Aujourd’hui Sport » impliquait un sacrifice financier très important du fait de « l’effet de cannibalisation des ventes de « L’Equipe » par le nouveau quotidien » [5]. En outre, le quotidien litigieux n’avait pas, dès l’origine, vocation à se pérenniser sur le marché. Ce constat atteste que le Groupe Amaury avait bien pour objectif d’exclure son concurrent et non de lancer sur le long terme un nouveau produit de presse. La stratégie offensive du Groupe Amaury s’est avérée concluante puisqu’elle a abouti à sortir purement et simplement son concurrent du marché. Par le lancement d’un journal similaire à celui du 10sport.com, ledit groupe est parvenu à capter « une partie significative du lectorat auquel s’adressait son concurrent » (Point 290 de la décision). Une telle pratique a eu pour effet direct de « diminuer les ventes et le résultat opérationnel du quotidien Le 10Sport.com » (Point 290 de la décision), anéantissant tout objectif de rentabilité pour le nouvel entrant et le conduisant à sa sortie du marché. La riposte a donc permis au Groupe Amaury de conserver sa place de « monopoleur » avec le journal « L’Equipe » sur le marché de la presse d’information quotidienne nationale sportive.

Une stratégie d’éviction condamnée.

Les pratiques d’éviction sont perçues avec scepticisme par les autorités de contrôle qui les jugent nocives. La décision étudiée ne dément pas cette fermeté en considérant que la pratique d’exclusion « revêt un degré certain de gravité en ce qu’elle tend à élever les barrières à l’entrée et à empêcher un concurrent de se développer sur le marché en dépit de ses mérites propres » (Point 358 de la décision). En tenant compte de différents critères, l’amende infligée est de 3,5 millions d’euros.

Synthèse.

Le contenu de la décision étudiée reflète avec précision la politique de concurrence menée actuellement en matière d’abus de position dominante. Les préoccupations majeures sont axées autour des abus d’éviction qui constituent un réel danger pour la concurrence. La Communication de 2009 relative aux pratiques abusives d’éviction confirme cette perception [6] . Si le fait pour une entreprise de riposter à l’arrivée d’un concurrent manifeste une démarche économique rationnelle, « l’offensive » doit s’exercer avec loyauté et ne doit pas consister en une stratégie d’éviction. Tel n’était pas le cas dans la présente affaire.

Mots-clés  : Abus de position dominante – Abus d’éviction – Marché de la presse sportive – Monopole – L.420-2, al. 1er du Code de commerce – 102 TFUE.

Source : ADLC décision n°14-D-02 du 20 février 2014 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la presse d’information sportive.

Avocat à la Cour | Docteur en droit | Droit économique (concurrence, distribution, consommation et commercial).
Me contacter : guillaumemallenlaw @gmail.com

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Notes de l'article:

[1(La décision fait état de développements très minutieux sur le marché pertinent de la presse quotidienne nationale sportive (Points 167 et suivants)

[2(M. Malaurie-Vignal, L’abus de position dominante, Coll. Systèmes droit, LGDJ, 2002, p. 15, n°9.

Le fait de ne pas sanctionner automatiquement la détention d’une position dominante et de ne faire intervenir le couperet de la répression qu’en cas d’abus manifeste se justifie par la logique concurrentielle ainsi que par des facteurs de progrès. Ainsi, M. Roubault énonce que « des innovations techniques importantes sont souvent génératrices de position dominante, voire de monopole, et qu’elles s’accompagnent nécessairement d’un déplacement de la demande qui affecte les intérêts des entreprises concurrentes ». R. Roubault, « Les positions dominantes et le droit positif français », Rev. conc. cons. 1979)

[3(CJCE 9 nov. 1983, aff. 322/81, Michelin c/ Comm., Rec. p. 3461, pt 57. Cette exigence est rappelée au point 1 de la Communication de la Commission du 9 févr. 2009 relative aux orientations sur les priorités retenues par la Commission pour l’application de l’article 82 du traité CE aux pratiques d’éviction abusives des entreprises dominantes, 2009/C 45/02, JO C-45/7, 24 févr. 2009)

[4Les prix prédateurs sont un exemple topique des abus d’éviction : G. Mallen, L’appréhension des pratiques restrictives par les autorités françaises et européennes de la concurrence, Thèse La Rochelle sous la direction de Mme Linda Arcelin-Lécuyer, 2013, n°105, p. 92. Pour une présentation approfondie des abus de domination et de la distinction entre « abus d’exploitation » et « abus d’éviction » : A.-S. Choné, Les abus de domination. Essai en droit des contrats et en droit de la concurrence, Economica, 2011

[5(Communiqué de presse de l’Autorité de la concurrence : http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/standard.php?id_rub=591&id_article=2305)

[6(Communication de la Commission du 9 févr. 2009 relative aux orientations sur les priorités retenues par la Commission pour l’application de l’article 82 du traité CE aux pratiques d’éviction abusives des entreprises dominantes, 2009/C 45/02, JO C-45/7, 24 févr. 2009)

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