Abus de position dominante : une concentration non soumise au contrôle ex ante peut-elle être contrôlée ex post ?

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Une concentration d’entreprises non soumise à un contrôle ex ante, car en deçà des seuils de chiffres d’affaires, peut-elle faire l’objet d’un contrôle ex post au titre de l’abus de position dominante ?

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En droit européen et en droit interne, les concentrations d’entreprises sont soumises à un contrôle ex ante préalablement à leur réalisation lorsqu’elles dépassent certains seuils de chiffres d’affaires. Ce contrôle prend la forme d’une notification obligatoire à la Commission ou à l’Autorité de la concurrence conduisant à leur autorisation ou à leur interdiction.

Mais qu’en est-il des concentrations en deçà des seuils de chiffre d’affaires qui peuvent néanmoins avoir des effets gravement anticoncurrentiels ? Tel peut être le cas en particulier des concentrations consistant dans l’acquisition de jeunes pousses innovantes, notamment dans le domaine des services Internet, de l’industrie pharmaceutique ou de la technologie médicale (killer acquisitions). Il s’agit de situations dans lesquelles des entreprises établies et puissantes reprennent des entreprises émergentes, à un stade précoce de leur développement, qui ne génèrent encore que des chiffres d’affaires limités et opèrent sur le même marché, un marché voisin en amont ou en aval, en vue de les éliminer en tant que concurrents et de consolider leur position sur le marché. Afin de garantir une protection effective de la concurrence dans une telle situation, une autorité nationale de concurrence ne devrait-elle pas être en mesure de recourir au contrôle répressif ex post prévu à l’article 102 TFUE relatif aux abus de position dominante lorsque les conditions d’application de cet article sont remplies ?

Dans ses conclusions devant la CJUE, saisie d’une question préjudicielle par la cour d’appel de Paris à la suite d’une décision de l’Autorité de la concurrence répondant par la négative à la question précédente, l’Avocate générale de la cour européenne propose une réponse différente de celle de l’ADLC.

La position de l’ADLC : les concentrations d’entreprises ne peuvent relever que du contrôle ex ante

Dans l’affaire soumise à l’Autorité (Déc. n°20-D-01, 16 janv. 2020), il était soutenu que la prise de contrôle en cause constituait un abus de position dominante contraire aux dispositions de l’article L. 420-2 du code de commerce. Cette opération de concentration qui ne franchissait ni les seuils européens de notification obligatoire définis à l’article 1er du règlement n° 139/234, ni les seuils français prévus à l’article L. 430-2 du code de commerce, n’avait pas fait l’objet d’une notification, ni d’un examen au regard du contrôle des concentrations.

Cependant, la société plaignante soutenait que cette opération avait substantiellement entravé la concurrence sur les marchés amont et aval de la diffusion de la TNT, en renforçant de façon significative la position dominante de TDF sur ces marchés, et constituait de ce fait une violation des dispositions de l’article L 420-2 du code de commerce. La saisine fondait notamment son argumentation sur l’arrêt de la Cour de justice du 21 février 1973 « Continental Can » (aff. C - 6 / 72, Rec. 1973 00215), portant sur l’appréciation d’une concentration d’entreprises au regard de l’article 102 TFUE.

Dans cette affaire, la Cour avait estimé que la Commission pouvait légalement appliquer, en l’absence de textes régissant spécifiquement le contrôle des concentrations, l’article 86 du traité CEE (devenu article 102 TFUE) aux opérations de concentration. Elle avait notamment relevé à cet égard, qu’est « susceptible de constituer un abus le fait, par une entreprise en position dominante, de renforcer cette position au point que le degré de domination ainsi atteint entraverait substantiellement la concurrence, c’est-à-dire ne laisserait subsister que des entreprises dépendantes, dans leur comportement, de l’entreprise dominante ».

Toutefois, cet arrêt a été rendu antérieurement à l’adoption d’un dispositif de contrôle des concentrations au plan européen, introduit par le règlement (CEE) n°4064/89 du Conseil du 21 décembre 1989, remplacé par le règlement (CE) n°139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004. L’Autorité a donc considéré que l’institution au plan européen d’un système de contrôle préalable des concentrations par le règlement (CEE) n°4064/89 précité, éclairé notamment par les déclarations du Conseil et de la Commission lors de son adoption, a rendu sans objet l’application de l’article 102 TFUE à une opération de concentration, en l’absence d’un comportement distinct de l’entreprise en cause issue de cette opération. En conséquence, l’application de la jurisprudence Continental Can serait de facto devenue obsolète comme en témoignerait notamment le fait que la Commission n’a plus appliqué l’article 86 du traité CEE (devenu article 102 TFUE) à une opération de concentration postérieurement à l’entrée en vigueur du règlement n° 4064/89.

Au regard du droit interne, l’ADLC a rappelé qu’il résulte de la pratique décisionnelle du Conseil de la concurrence puis de l’Autorité elle-même, confirmée par la jurisprudence de la cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation, que les procédures relatives au contrôle des ententes et abus de position dominante d’une part, et au contrôle des concentrations d’autres part, sont différentes et inconciliables entre elles. C’est pourquoi, selon l’Autorité, les dispositions du code de commerce comportent de façon exclusive un ensemble de règles applicables aux concentrations d’entreprises, soumises à notification obligatoire dès lors que les conditions définies par la loi, notamment le franchissement des seuils en valeur de chiffres d’affaires sont remplies, indépendamment des règles applicables à d’autres comportements d’entreprises, tels que les ententes et abus de position dominante. En revanche, les comportements abusifs détachables de l’opération même de concentration peuvent constituer des pratiques anticoncurrentielles susceptibles d’être sanctionnées. Ils peuvent notamment tomber dans le champ de l’article L 430-9 du code de commerce, qui permet de défaire une concentration lorsque celle-ci a permis les abus. Tel peut être le cas, alors même que la concentration aurait été autorisée ex ante, lorsque l’entreprise issue de la concentration a commis une exploitation abusive d’une position dominante ou d’un état de dépendance économique.

L’ADLC conclut qu’une concentration peut faire l’objet d’un contrôle ex ante, par elle – même ou par la Commission européenne, dès lors que les seuils posés par l’article L 430-2 du code de commerce ou l’article 1er du règlement n°139/2004 sont franchis. Elle précise que néanmoins, une concentration qui n’atteindrait pas les seuils définis à l’article 1er du règlement n°139/2004 peut être renvoyée par l’Autorité à la Commission, lorsque les conditions prévues à l’article 22 de ce règlement sont remplies et ce, alors même qu’elle ne serait pas soumise à notification obligatoire au regard des dispositions du code de commerce.

Remarque : l’article 22 du règlement sur les concentrations permet exceptionnellement de fonder, à la demande des Etats membres, la compétence de la Commission en matière de concentrations n’ayant pas de dimension communautaire.

En conséquence, l’Autorité a rejeté en l’espèce le grief d’abus de position dominante, par une décision frappée d’appel devant la Cour de Paris qui, par arrêt du 21 janvier 2021, a saisi la CJUE d’une question préjudicielle visant à savoir si les concentrations d’entreprises peuvent relever d’un contrôle ex post.

La position de l’Avocate générale : les concentrations d’entreprises non soumises à un contrôle ex ante peuvent faire l’objet d’un contrôle ex post

L’Avocate générale propose à la CJUE de juger que les concentrations d’entreprises non soumises à un contrôle ex ante peuvent faire l’objet d’un contrôle ex post au titre de l’abus de position dominante. Cette proposition précise d’une part les principes qui la fondent et d’autre part les effets d’un contrôle ex post sur les concentrations.

Les principes qui fondent l’application d’un contrôle ex post :

Dans ses conclusions, l’Avocate générale écarte d’abord l’interprétation que l’ADLC avait retenue de l’article 21. 1 du règlement (CE) n°139/2004 du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations, interprétation qui avait pour effet de bloquer l’application de l’article 102 TFUE aux opérations de concentrations, au motif que cet article dispose : « Le présent règlement est seul applicable aux concentrations telles que définies à l’article 3… ». Selon cette interprétation, l’exclusivité du règlement précité à connaître des concentrations, quelque soient leurs seuils de chiffres d’affaires rendrait sans objet l’application de l’article 102 à une concentration en l’absence d’un comportement distinct de l’entreprise en cause issue de l’opération.

Une telle interprétation est contraire au principe de la hiérarchie des normes : l’article 102 TFUE est une norme de droit primaire caractérisée par son applicabilité directe et, en vertu de ce principe, une norme de droit dérivé telle que celle issue de l’article 21. 1 du règlement sur les concentrations n’est pas susceptible de limiter le champ d’application, ni l’applicabilité directe d’une norme de droit primaire. Il eut été d’ailleurs juridiquement impossible au législateur d’adopter une norme de droit dérivé comme celle de l’article 21.1 du règlement sur les concentrations excluant l’application de l’article 102 TFUE de rang supérieur et directement applicable.

Par ailleurs, le mécanisme de renvoi prévu à l’article 22 du règlement sur les concentrations qui, comme déjà indiqué, permet exceptionnellement de fonder, à la demande des Etats membres, la compétence de la Commission en matière de concentrations n’ayant pas de dimension communautaire, n’affecte en rien l’interprétation de l’articulation entre l’article 21. 1 du règlement sur les concentrations et l’article 102 TFUE.

Les seuils prévus à l’article 1er de ce règlement ou par les règles nationales équivalentes ne sauraient donc restreindre ou exclure l’applicabilité directe de l’article 102 TFUE. Simplement, les concentrations en deçà des seuils de chiffres d’affaires ne sont pas soumises à notification obligatoire et en conséquence ne nécessitent pas un contrôle ex ante. Pour autant, le non-franchissement des seuils n’implique aucunement que ces concentrations soient soustraites à un contrôle ex post au titre de l‘abus de position dominante sur le fondement de l’article 102 TFUE.

Les effets d’un contrôle ex post des concentrations :

Max Vague

S’agissant des concentrations en deçà des seuils dont un contrôle ex post ferait apparaître un abus de position dominante, l’Avocate générale souligne que compte tenu des mesures comportementales correctrices prévues par le droit de la concurrence, il n’existe pas de risque d’annulation a posteriori de la concentration, mais seulement un risque de condamnation à une amende.
Quant aux concentrations ayant fait l’objet d’un contrôle ex ante exercé par une autorité nationale de concurrence ou par la Commission, l’Avocate générale observe que le législateur a entendu exclure par principe un double contrôle, ainsi qu’il ressort de l’article 21.1 du règlement sur les concentrations par respect du principe de sécurité juridique, laissant ainsi place à l’application du principe lex specialis derogat legi generali.

(Conclusions de l’Avocate générale Mme Juliane Kokott présentées le 13 octobre 2022, CJUE, aff. C-449/21)

Max Vague, Docteur en droit, Maître de conférence des universités, Avocat

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