La première décision « blockchain friendly » en propriété intellectuelle ?

Par Karim Amrar, Juriste.

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Explorer : # blockchain # propriété intellectuelle # preuve d'antériorité # horodatage électronique

Dans une décision inédite du 20 mars 2025 (TJ de Marseille, 1ʳᵉ ch. civ., 20 mars 2025, RG 23/00046), la première chambre civile du Tribunal judiciaire de Marseille a rendu une décision reconnaissant la valeur probante d’un ancrage de fichiers dans la blockchain pour sa fonction d’horodatage et de conservation à l’occasion d’un litige en contrefaçon de droits d’auteur.
Jusqu’à cette décision, les solutions jurisprudentielles françaises se sont faites rares sur la question. Il s’agit là de la première décision des juridictions civiles françaises qui se positionne en faveur de la reconnaissance de la blockchain en tant que mode de preuve recevable en matière de propriété intellectuelle, dès lors qu’elle garantit l’intégrité et l’antériorité d’une œuvre.
La blockchain pourrait ainsi devenir un outil probatoire stratégique dans la digitalisation de la protection des droits de propriété intellectuelle en cas de contentieux.
Une telle évolution dans notre droit positif pourrait inciter les acteurs de l’innovation à investir dans cette technologie prometteuse, notamment dans un contexte de protection des créations assistée par intelligence artificielle.

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La relation entre propriété intellectuelle et blockchain mérite d’être clarifiée, notamment pour son utilisation pour mettre en œuvre les droits de propriété intellectuelle. En effet, la blockchain fournit une fonction d’horodatage, particulièrement intéressante pour la production d’une preuve d’antériorité et de résoudre d’éventuels conflits de droits.

Qu’est ce la blockchain ? Le rapport de France Stratégie sur "Les enjeux des blockchains" [1] définit la Blockchain comme une technologie de registre distribué permettant de « de stocker de l’information, de la préserver sans modification, d’y accéder et d’intégrer de nouvelles informations qui deviennent infalsifiables. Ces nouvelles données peuvent résulter de l’exécution d’une opération, d’une transaction ou de l’exécution « automatique » d’un programme informatique. Elles sont inscrites sur l’équivalent d’un vaste registre « distribué », c’est-à-dire partagé par tous les membres du réseau, un système qui permet transparence et auditabilité ».

Dès lors qu’un utilisateur intègre des informations sur la blockchain, On parle alors d’« ancrage » puisque cette action se voit attribuer une date précise qui ne pourra en principe être contestée. Par conséquent, toute modification générera une nouvelle empreinte numérique, ce qui rend théoriquement toute tentative de falsification impossible.

Le droit d’auteur protège les œuvres originales de l’esprit, et s’acquiert sans formalités, du fait même de la création de l’œuvre [2]. Encore faut-il que l’auteur soit en mesure d’apporter la preuve de la date de création de la preuve, en cas de litige.

En enregistrant une œuvre sur une blockchain, l’auteur peut ainsi prouver qu’il en est le créateur à une date précise. Le registre horodaté devrait renforcer la preuve d’antériorité. Il est fondamental de souligner que la blockchain ne fournit pas une preuve de titularité, ni une preuve de la date de création ou de l’innovation, mais seulement une preuve de la « date d’ancrage », à charge pour celui qui ancre de faire concorder la date d’ancrage et la date réelle de création.

La question de la recevabilité probatoire par la blockchain conduit ainsi à s’interroger sur l’horodatage électronique, comme mode de preuve de la date. L’horodatage électronique est défini par le règlement eIDAS [3] comme « un horodatée électronique des données sous forme électronique qui associent d’autres données sous forme électronique à un instant particulier et établissent la preuve que ces dernières données existaient à cet instant ».

La création immatérielle étant un fait juridique, le principe posé par l’article 1358 du Code civil sur la liberté de la preuve des faits juridiques, laissait à priori le champ libre à l’admission de la blockchain comme moyen de preuve en droit français. Par ailleurs, la preuve dans le contentieux en matière de contrefaçon étant libre [4], rien ne devrait empêcher à l’admission par les juges de la preuve blockchain dans le contentieux de la propriété intellectuelle.

Mais, jusqu’à la décision du Tribunal judiciaire de Marseille, la France n’avait pas franchi le cap de la reconnaissance de son usage probatoire, contrairement à d’autres pays en Europe comme l’Italie, à la Chine ou à certains États fédérés des États-Unis.

En France, des signes d’une volonté de reconnaître la blockchain comme moyen de preuve se sont, en effet, exprimés dans un récent amendement parlementaire à l’article 40 de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE. Bien qu’il n’ait pas été retenu, cet amendement avait porté l’ambition de compléter l’article 1358 du Code civil, afin d’y consacrer légalement la force probante de la blockchain par l’ajout de l’alinéa proposant que : « tout fichier numérique enregistré dans un dispositif électronique d’enregistrement partagé (« DEEP »), de nature publique ou privée vaut preuve de son existence et de sa date, jusqu’à preuve contraire, dès lors que ledit « DEEP » répond à des conditions définies par décret » [5].

En Europe, l’Italie a récemment reconnu l’horodatage blockchain, comme moyen de preuve devant les tribunaux, une loi du 11 février 2019 [6].

L’article 8 ter, 3º de cette loi accorde à l’« horodatage électronique blockchain » les effets de l’horodatage visés par le règlement eIDAS en précisant que : « le stockage d’un document informatique par l’utilisation de technologies basées sur des registres distribués produit les effets juridiques de l’horodatage électronique visé par l’article 41 du règlement (UE) nº 9010/2014 du Parlement européen et du Conseil du 23 juillet 2014 ».

Aux États-Unis, certains États fédérés comme le Tennessee [7], le Vermont [8] et le Nevada [9] ont pu reconnaitre la recevabilité des ancrages Blockchain.

En Chine, une célèbre décision du Tribunal de Hangzhou du 28 juin 2018, avait reconnu pour la première fois que des données enregistrées sur la blockchain comme étant des preuves authentifiantes valables lors d’un litige de contrefaçon [10].

Le présent jugement [11] constitue ainsi un point de basculement inédit dans l’intégration de la Blockchain en tant qu’instrument juridique fiable en France, comme moyen d’horodatage de la création, mais également pour participer avec d’autres éléments de preuve à la démonstration probatoire de la titularité du droit d’auteur sur les œuvres concernées.

I - Les faits.

En l’espèce, le différend opposait la société Az Factory, éditrice et titulaire des droits sur plusieurs créations de mode conçues par un créateur de renom, relatifs aux vêtements Hearts from Alber à la société Valeria Moda, spécialisée dans le commerce interentreprises.

Ces créations sont :

  • D’une part, commercialisés sous la marque verbale Az Factory enregistrée le 09 mars 2020 sous le N°018207628 et sous la marque de l’UE semi-figurative enregistrée le 06 juillet 2020 sous le N°018267907 en classe 25 (Vêtements, chaussures, chapellerie) reproduite sur les étiquettes à l’intérieur des vêtements Hearts from Alber et Love from Alber commercialisés par la société Az Factory.
  • D’autre part, l’objet d’empreinte digitale (dessins et croquis) y afférent par le biais d’un ancrage dans la blockchain par la solution Blockchainyour IP, le 5 mai 2021 et le 15 septembre 2021, constaté par huissier de justice le 19 octobre 2022 ;
  • Enfin, font dans le même temps l’objet d’une divulgation effective dans des publicités sur le compte Youtube de la société Az factory, ainsi que sur les réseaux sociaux, dès mars 2021.

La société Az Factory reprochait à la société Valeria Moda d’avoir commercialisé, sans autorisation, des vêtements reprenant les caractéristiques originales de ses créations « Love from Alber » et « Hearts from Alber ». L’originalité de ces créations reposait notamment sur l’intégration de croquis personnels du créateur, disposés sur des encarts de tissus à la manière d’une bande dessinée.

Ce faisant, la société Az Factory assigne la société Valeria Moda devant le Tribunal judiciaire de Marseille pour acte de contrefaçon de ses droits d’auteur en commercialisant des vêtements reprenant la combinaison de caractéristiques originales de ses créations.

II - La solution retenue.

La société Az Factory revendiquait la titularité de droits patrimoniaux d’auteur sur ces créations et produisait à l’appui de ses prétentions deux constats d’huissier établissant que les croquis avaient fait l’objet d’un ancrage dans la blockchain. Cette opération, réalisée via la plateforme « BlockchainyourIP », visait à certifier l’antériorité des œuvres litigieuses. Autrement dit, l’inscription dans la blockchain prouve le contenu de la création grâce à l’empreinte intégrée dans la chaîne de blocs.

Ce mode de preuve est pour la première fois accueilli par les juges français. Dans sa décision du 25 mars 2025, la première chambre civile du Tribunal judiciaire de Marseille vient ainsi reconnaître les moyens de preuves avancés par la société Az Factory en retenant qu’il est « établi par les deux constats de l’horodatage Blockchain en date des 5 mai 2021 et 15 septembre 2021 ». Autrement dit, les constats d’ancrage sont admis comme éléments probants permettant d’établir l’antériorité et la titularité des droits, afin de rattacher les créations à la société Az Factory.

Le tribunal reconnaît ainsi la qualité d’auteur de la société Az Factory en se fondant sur les dispositions des articles L111-1, L112-1 et L113-1 du Code de la propriété intellectuelle, estimant que les vêtements revendiqués présentaient une combinaison de caractéristiques originales traduisant des choix esthétiques libres et arbitraires.

Ce faisant, les juges se livrent à une interprétation in concreto basée sur d’autres indices cumulés aux constats d’horodatage blockchain. Pour justifier leur décision, les juges s’appuient notamment sur la modélisation des étiquettes à l’intérieur des vêtements ou encore la divulgation des créations sur un compte YouTube. Les juges font ainsi une application stricte de l’article L.113-1 du Code de la propriété intellectuelle, qui présume que la qualité d’auteur appartient à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée.

Le tribunal en conclut que les vêtements commercialisés par la société défenderesse constituaient des copies serviles des modèles protégés, vendues à des prix sensiblement inférieurs. Il en a déduit une atteinte à l’image, à la valeur patrimoniale et à la réputation de la société Az Factory, justifiant la condamnation de la Société Valeria Moda au paiement de la somme de 11 900 euros en réparation du préjudice économique et moral subi par la société Az Factory.

III - Apport du jugement.

L’apport principal de ce jugement est de confirmer que la technologie blockchain est en mesure de prouver qu’un enregistrement a eu lieu à une date précise et que son contenu n’a pas été altéré ou modifié depuis. Il apparaît cependant prématuré de conclure que le juge accorde à l’inscription sur la blockchain une valeur absolue en termes probatoires. Dans ce contexte, l’intervention d’un tiers de confiance s’impose encore en amont pour garantir la titularité des données inscrites sur la blockchain.

En effet, dans l’affaire soumise au Tribunal judiciaire de Marseille, la solution « BlokchainYourIP », qui permet de protéger en temps réel les créations et innovations et d’en fournir la preuve, a précisément mis en place une procédure de constat permettant de vérifier la fiabilité mathématique de la preuve blockchain en cas de contentieux afin qu’un huissier puisse intervenir en cas de contentieux pour dresser un procès-verbal de conformités. Autrement dit, c’est le constat de l’huissier de justice qui décrit la procédure technique et établit que les éléments techniques sont réels et fiables sur « BlokchainYourIP », qui confère une valeur probatoire à l’horodatage à cette blockchain.

Cette décision s’inscrit directement dans le sillage de l’approche libérale initiée par la Cour d’appel de Paris, qui a récemment décidé de la recevabilité des constats d’huissier en tant que moyen de preuve pour établir la contrefaçon de droit d’auteur et de publicité comparative illicite, en se basant sur les pages d’archivage du site Internet « archive.org », dans laquelle elle a affirmé que « tous les prérequis techniques sur le site d’archivage ayant été remplis, il ne saurait être considéré que les opérations de l’huissier de justice […] ne seraient pas fiables, ni nécessairement dépourvues de toute portée probatoire » [12]. Par conséquent, « le site d’archivage vaut jusqu’à preuve contraire » et il ne saurait être « d’écarter des débats, ni d’annuler ce procès-verbal […] étant rappelé que la contrefaçon se prouve par tous moyens et que la valeur probante d’éléments valablement constatés par l’huissier de justice, à savoir en l’espèce les pages ressortant d’un site d’archivage, sera appréciée au fond » [13] !

Une interprétation rapide de l’arrêt conduirait par ailleurs à suggérer que c’est l’horodatage sur la blockchain qui établirait le droit d’auteur. En tout état de cause, si blockchain garantit l’intégrité de ce qui y est déposé, elle ne garantit pas pour autant que le dépôt a été fait par le titulaire du droit. À l’heure actuelle, le présent jugement qui se fonde sur l’horodatage blockchain associée à la réunion d’autres éléments de preuve pour établir la preuve de la titularité des droits d’auteur, notamment à la divulgation des œuvres sur les réseaux sociaux, reste insuffisante pour établir avec certitude que l’enregistrement d’une création dans la blockchain puisse constituer une preuve incontestable en tant que telle.

Aujourd’hui, le contexte général tend vers la reconnaissance de la fonction probatoire de la blockchain devant le juge. Le gouvernement s’est déjà positionné sur le sujet dans une réponse ministérielle [14] en faveur de l’admission de la preuve par blockchain dans laquelle soulignant que le principe de liberté de la preuve des faits juridiques s’applique aux preuves issues de la blockchain. Il en déduit que la preuve blockchain devrait être admissible devant le juge, à qui il appartient d’en apprécier souverainement la force probante au regard des règles traditionnelles du droit commun de la preuve.

C’est désormais chose faite avec cette première décision qui assimile la preuve blockchain à tous les autres moyens de preuve. Dans le contexte prospectif de l’intelligence artificielle générique, et si d’autres décisions des juges de droit devaient la confirmer, la blockchain se révélerait comme une technologie prometteuse pour tracer en temps réel les étapes du processus créatif et de prouver l’intervention humaine, condition essentielle à la protection de l’œuvre par le droit d’auteur.

L’immutabilité, la traçabilité, la sécurité et l’intégrité, qui sont les caractéristiques intrinsèques de la blockchain, sont désormais au service de la protection des acteurs de la création et de l’innovation immatérielle, y compris celles réalisées au moyen de l’intelligence artificielle.

Ce qu’il faut retenir.

  • Le droit français n’impose aucune formalité pour bénéficier de la protection du droit d’auteur ;
  • Il est cependant conseiller de se constituer des commencements de preuve de la paternité et de la date de création de l’œuvre (notamment par l’utilisation de l’enveloppe Soleau proposée par l’INPI, le dépôt légal auprès d’organismes spécialisés, l’horodatage notarié, le recours à un huissier, l’envoi à soi-même, ou à un tiers ces mêmes éléments par lettre recommandée avec accusé de réception) ;
  • La fonction d’horodatage de la blockchain reconnue par la présente solution devrait renforcer la preuve d’antériorité ;
  • En cas de conflit, le tiers de confiance sera en mesure de confirmer l’authenticité d’un document grâce à son empreinte numérique pour le soumettre au juge.

Karim Amrar
Consultant droit de la propriété intellectuelle & nouvelles technologies

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Notes de l'article:

[2Article L111-1 Code de la propriété intellectuelle.

[3Règlement (UE) nº 9010/2014 du Parlement européen et du Conseil du 23 juillet 2014, art. 3, pt 33.

[4Article L716-4-7 du Code de la propriété intellectuelle.

[5TA AN n° 1088, 2017-2018 ; amendement n° 1317.

[6https://www.senato.it/leg/18/BGT/Schede/Ddliter/51070.htm loi de la République Italienne n° 12/19 du 11 février 2019, Journal officiel n° 36 du 11 février 2019.

[7Loi nº 1662 du 22 mars 2018 modifiant le « Tennessee Uniform Electronic Transactions Act ».

[8Nevada Blockchain Statues modifié par le Nevada Uniform Electronic Transactions Act, promulgués le 5 juin 2017.

[9L12 V.S.A. §, art. 1913.

[10Hangzhou INTERNET Court, Province of Zhejiang People’s Republic of China, Case nº 055078 (2018) Zhe 0192 No. 81 Huatai Yimei/Daotong, June 27, 2018).

[11TJ de Marseille, 1 re ch. civ., 20 mars 2025, RG 23/00046.

[12CA Paris, pôle 5, chambre 2, 5 juillet 2019, rg n° 17/03974.

[13CA Paris, 5 juillet 2019, précité.

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