L’article 141bis du Code pénal belge introduit une clause d’exclusion des poursuites sur base du Titre Ier (« Des infractions terroristes ») en disposant que :
« Le présent titre ne s’applique pas aux activités des forces armées en période de conflit armé, tel que définis et régis par le droit international humanitaire, ni aux activités menées par les forces armées d’un État dans l’exercice de leurs fonctions officielles, pourvu qu’elles soient régies par d’autres règles de droit international ».
L’on conçoit aisément que cet article offre un moyen de défense de choix pour les suspects qui comparaissent devant les juridictions d’instructions ou pour les prévenus qui comparaissent devant le Tribunal correctionnel devant répondre des actes de terrorisme commis en Syrie ou en Irak.
Néanmoins la difficulté de l’application de cette clause d’exclusion des poursuites se situe au niveau de l’intersection entre le droit pénal national et le droit international humanitaire notamment dans l’interprétation faite des « forces armées » en période de « conflit armé ».
Une telle clause d’exclusion vise à éviter le chevauchement de deux régimes juridiques lors d’un conflit armé permettant ainsi d’exclure l’application de la loi contre le terrorisme à tout acte des forces armées régis par le droit international humanitaire [1]. Et par conséquent, d’établir une nette distinction entre les articles 136 bis et suivants (punissant les violations graves du droit international humanitaire) et les articles 137 et suivants (punissant les actes de terrorisme). Telle est donc la ratio legis de l’article 141bis.
Notons que le Ministère public serait plus enclin à requérir sur base du Titre 1er permettant dans la majorité des cas une correctionnalisation, évitant ainsi le long processus du procès d’assise que sur base des violations graves du droit international humanitaire qui ne peuvent être correctionnalisées [2]. Par conséquent, il convient d’être particulièrement attentif à cette divisio qu’introduit l’article 141bis dans le droit positif.
A l’heure actuelle, l’invocation de l’article 141bis a été rejetée par les juridictions belges dans toutes les affaires où les individus étaient poursuivis pour avoir rejoint Daech ou des groupes affiliés en Syrie [3]. Cependant il semblerait que la chambre du Conseil de Bruxelles ait rendu une ordonnance de non-lieu du 3 novembre 2016 en ayant retenu l’application de l’article 141bis [4].
L’une des conditions nécessaires à l’application de l’article 141bis est l’établissement d’un « conflit armé » au sens du droit international humanitaire.
Selon la définition du conflit armé donnée par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (ci-après TPIY) dans son arrêt du 2 octobre 1995, « un conflit armé existe chaque fois qu’il y a un recours à la force armée entre États ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un État ».
Concernant le conflit armé il convient de différencier le conflit armé international du conflit armé non-international ou interne. Le conflit est international lorsque le conflit oppose des États à d’autres États, à des organisations internationales ou à un mouvement de libération nationale, soit un mouvement qui agit au nom d’un peuple qui a le droit à l’autodétermination prévu par le premier Protocole de la Convention de Genève [5]. Quant au conflit armé non-international, c’est celui qui oppose un État à un groupe rebelle ou des groupes rebelles entre eux sur le territoire d’un État [6]. Dans ce dernier cas, les seules règles en droit international humanitaire qui sont applicables sont l’article 3 commun aux Conventions de Genève et le deuxième Protocole de ces Conventions qui sont de nature coutumière alors qu’au départ aucune règle de ce jus in bello n’était applicable.
Ainsi il est légitime de conclure à l’établissement d’un conflit armé non-international [7] au sein de l’État syrien [8]. Cependant, seulement une juridiction belge qui devait connaitre de l’application de l’article 141bis a pu établir expressément l’existence d’un conflit armé non-international (voir infra).
Ensuite, il convient d’établir si les combattants terroristes belges peuvent être considérés comme appartenant à des « forces armées » au sens de droit international humanitaire pour l’application de l’article 141bis du Code pénal.
Ce qui est problématique concernant l’article 141bis, c’est qu’il n’existe pas de définition unique de la notion de « forces armées » par le droit international humanitaire [9]. Dans le cadre d’un conflit armé international, les « forces armées » sont constituées des combattants, c’est-à-dire les individus appartenant à l’armée étatique [10] et ceux appartenant à une partie au conflit remplissant les conditions prévues à l’article 43 du premier Protocole additionnel à la Convention de Genève [11]. Le statut de combattant traduit un droit de participer aux hostilités et implique que le combattant ne pourra pas être jugé pour sa simple participation aux hostilités [12]. Cependant ceci équivaut que pour les conflits armés internationaux. Concernant les conflits armés non-internationaux, les « forces armées » sont constituées des membres de l’armée étatique ainsi que des individus exerçant une fonction de combat continue au sein d’un groupe organisé au sens de l’article 3 commun aux Conventions de Genève [13]. L’organisation d’un groupe participant au conflit a été définie par le TPIIY dans un arrêt du 3 avril 2008 qui dispose que :
« L’existence d’une structure de commandement, de règles de discipline et d’instances disciplinaires au sein du groupe ; d’un quartier général ; le fait que le groupe contrôle un territoire délimité ; la capacité qu’a le groupe de se procurer des armes et autres équipements militaires, de recruter et de donner une instruction militaire ; la capacité de planifier, coordonner et mener des opérations militaires, notamment d’effectuer des mouvements de troupes et d’assurer un soutien logistique ; la capacité de définir une stratégie militaire unique et d’user de tactiques militaires ; et la capacité de s’exprimer d’une seule voix et de conclure des accords de cessez-le-feu ou de paix » [14].
Peut-on dans ce cas conclure que les groupes terroristes sévissant sur le territoire syrien forment « un groupe armé organisé » au sens du droit international ? Telle est la question.
Le Tribunal de première instance de Bruxelles a dû connaitre de l’application de cette clause d’exclusion dans un affaire du 6 novembre 2015 [15]. Dans cette affaire, le prévenu estima que le conflit syrien constitue un conflit armé non-international et que les groupes rejoints par certains prévenus étaient des forces armées au sens de cet article. Le Tribunal, après avoir fait un rappel historique de la situation syrienne établit expressément l’existence d’un conflit armé non-international [16].
Ensuite, la juridiction fait référence à la résolution 2170 du Conseil de sécurité de l’ONU rappelant que « l’État islamique d’Irak et du Levant est un groupe dissident d’Al-Qaida (...) que l’Etat islamique d’Irak et du Levant et le Front el-Nosra figurent sur la Liste des groupements terroristes ». Sur base de cela, le Tribunal estime que « tout indique (...) qu’ils -les prévenus- se sont intégrés dans des groupements salafistes djihadistes. (...) Attendu que toutes ces entités constituent des groupements terroristes, soit qu’ils fassent partie de la mouvance d’Al-Qaida (Katiba al-Muhajirin) soit qu’ils en constituent l’émanation directe (Jabhat al-Nusra) ou une branche dissidente (EIIL) » [17].
Cependant ce qui est surprenant c’est que le Tribunal conclu ensuite que ces groupes dits « terroristes » ne constituent pas des « forces armées » au sens du droit international humanitaire et que par conséquent l’article 141bis n’était pas applicable [18]. Ceci étant problématique car l’existence d’un « groupe armé organisé » au sens de l’arrêt du 2 octobre 1995 et de l’arrêt du 3 avril 2008 du TPIY constitue une condition nécessaire à l’établissement d’un conflit armé, tant international que non-international. Il ne peut donc y avoir de conflit armé non-international sans qu’il y ait un « groupe armé organisé ». Or paradoxalement le Tribunal semble indirectement postuler le contraire de manière contestable.
En d’autres termes, dans cette affaire, le Tribunal correctionnel estime que le « groupe terroriste » est distinct du « groupe armé organisé » tout en arguant l’existence « d’un conflit armé non-international » or pour être en présence d’un « conflit armé non-international » il convient d’établir l’existence d’un « groupe armé organisé ». Ceci aurait été moins critiquable si le Tribunal s’était ab initio borné à estimer qu’il n’y avait pas de conflit armé du tout mais seulement un trouble [19] au sens de la jurisprudence du TPIY ou comme l’ont fait d’autres juridictions pénales belges, ne pas se prononcer sur l’existence d’un conflit armé non-international.
Une autre critique que l’on peut adresser à la jurisprudence pénale belge concerne la prise en considération de l’objectif poursuivi par le « groupe terroristes » afin de le différencier du « groupe armé organisé » et donc des « forces armées ».
Un arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 14 avril 2016 a estimé que « après avoir opportunément rappelé les principes du droit international humanitaire qui régissent la matière, le premier juge a, à bon droit, constaté qu’en l’espèce ces groupes que divers prévenus concernés par le présent dossier avaient rejoints poursuivaient des objectifs et surtout utilisaient des méthodes qui ne permettaient de les considérer comme des forces armées agissant dans le cadre d’un conflit armé » [20]. On y voit ainsi la prise en compte de l’objectif du groupe considéré pour le différencier des forcées armées au sens du droit international humanitaire.
De même dans l’affaire examinée supra, le Tribunal correctionnel cite que « les groupes rejoints par certains prévenus sont ou ont été affiliés à Al-Qaïda, prônent l’instauration d’un État islamique, régit par la sharia, sur le territoire de différents États et n’hésitent pas, pour ce faire, à commettre des attentats suicides, des enlèvements avec demande de rançon, ... Si tant les objectifs que les méthodes de ces groupes ne sont pas les critères fixés pour leur qualification en droit international humanitaire, force est de constater que ceux-ci les empêchent, par nature, de remplir les conditions pour constituer une « force armée » (...) » [21].
Ceci est critiquable conformément à l’esprit apolitique du droit international humanitaire pour lequel le TPIY a eu l’occasion d’affirmer que « seuls deux critères doivent être pris en compte pour déterminer l’existence d’un conflit armé, à savoir l’intensité du conflit et l’organisation des parties ; peu importe donc que l’objectif des forces armées se soit ou non limité à commettre des actes de violence » [22]. Par conséquent, la prise en compte de l’objectif poursuivi par un groupe armé et des raisons pour lesquelles il combat ne repose sur aucun fondement juridique et n’est pas pertinente au regard du droit international humanitaire [23].
Or toujours est-il que le Tribunal correctionnel dans une autre affaire du 10 janvier 2008, a mis en lumière « qu’un mouvement fondamentaliste qui n’hésite pas à recourir à la violence pour imposer une forme de gouvernement et un corpus législatif est par essence antidémocratique » [24] et que « le recours à la violence de ce groupe n’était pas fondamentalement dicté par l’objectif de libérer l’Irak et sa population du joug étranger mais plutôt par celui d’instaurer par la force un régime théocratique au terme d’une lutte religieuse anti-occidentale qui ne pouvait déboucher que sur une inévitable guerre inter-confessionnelle entre les obédiences musulmanes chiites et sunnite » [25]. Par conséquent, le Tribunal dans cette affaire a également, sur base de ce critère, affirmé que le groupe terroriste considéré ne pouvait constituer une « force armée ».
C’est en ce sens que la Cour d’appel de Bruxelles, dans un arrêt concernant l’affaire de la "filière somalienne", a pris en considération « l’objectif du mouvement Al-Shabab de placer toute la Somalie sous une autorité islamiste basée sur la sharia en créant un khalifat global » et sa "vocation de participer au djihad international" [26] pour conclure que ce groupe ne pouvait être considéré comme un groupe armé organisé, et par conséquent « force armée ».
Pour mémoire, il a également été de même dans l’affaire « Sharia4Belgium » jugé par le Tribunal correctionnel d’Anvers le 11 février 2015 [27].
Comme nous pouvons le voir à travers ces décisions, l’interprétation faite des « forces armées en période de conflit armé » au sens de l’article 141bis par les juridictions pénales belges est critiquable aux yeux du droit international humanitaire. Toutes les juridictions de fonds semblent avoir plus ou moins adoptées la même motivation pour ne pas donner effet à cette clause d’exclusion au point de donner une interprétation ambigüe ou du moins peu claire des « forces armées » en droit international public.
Il est par conséquent légitime de se poser la question de savoir si une interprétation trop stricte ou incorrecte des concepts de « conflits armés » ou de « forces armées » conduisant automatiquement au rejet de l’article 141bis, n’aurait-elle pas pour conséquence de vider le droit international humanitaire de son sens et de son contenu ?