Dans une société de plus en plus robotisée, les artistes s’emparent de l’Intelligence Artificielle pour questionner l’existence même des humains et la condition de l’œuvre d’art.
Cette forme d’art d’automatisation de la création artistique n’est pas récente, elle est apparue avec les mouvements d’art génératif et d’art algorithmique.
Mais ce courant artistique évolue dans un contexte juridique marqué par la vision personnaliste du droit d’auteur : l’œuvre protégée par le droit d’auteur est par principe celle issue de l’auteur personne physique et nécessite donc une « intervention humaine ».
Aujourd’hui, les robots gagnent en autonomie, en « deep learning ». Si les robots n’ont pas la personnalité juridique, ils ne sont plus uniquement une création humaine mais pourraient devenir des créateurs.
Qu’en est-il d’une œuvre crée par une machine dotée d’une intelligence artificielle ? La machine dotée d’une intelligence artificielle peut-elle être artiste et produire une œuvre ? La question de la créativité artificielle se pose.
Le droit positif, qui place l’originalité au centre de la création prive la création générée par un robot de protection, faute d’intervention humaine.
C’est dans ce contexte que le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), instance chargée de conseiller le ministre de la culture sur les questions relatives au numérique, a remis son rapport « Mission Intelligence Artificielle et Culture » le 27 janvier 2020 sur l’intelligence artificielle créative. Diverses hypothèses y sont proposées relativement à la protection des œuvres crées au soutien de l’IA.
Nous nous attacherons ici à comprendre les enjeux liés à la reconnaissance de droits d’auteur sur les créations générées par des robots après avoir brièvement défini l’intelligence artificielle et sa capacité à imiter la création humaine.
I. L’intelligence artificielle : la capacité à créer une œuvre par un traitement algorithmique.
La multiplication des données (ou « big data ») a permis le développement exponentiel de l’intelligence artificielle. Les robots, par le biais d’algorithmes, sont désormais capables de reproduire de façon autonome le processus créatif humain. Dotée d’une subjectivité, d’une capacité d’apprentissage, d’une autonomie et pouvant même susciter des émotions, la machine, dont on connaissait l’aptitude à résoudre des problèmes, est désormais également capable de remplacer l’artiste.
Plusieurs domaines de créations sont concernés par l’émergence de cette nouvelle forme d’art.
En matière musicale, une stat-up luxembourgeoise a développé en 2016 l’algorithme « AVIA » (Artificial Intelligence Virtual Artist) capable de composer des œuvres musicales à partir d’un répertoire d’une quinzaine de milliers d’œuvres de compositeurs majeurs : Bach, Mozart, Beethoven, etc.
Le cinéma s’enrichit aussi grâce à ces nouvelles techniques : le programme informatique « Benjamin » a été chargé d’écrire un scénario en se nourrissant de divers scripts de films célèbres qu’il a analysé et dont il s’est inspiré pour écrire celui d’un court métrage de science-fiction, « Sunspring » de Thomas Middletich.
Le robot peintre E-David (David pour Drawing Apparatus for Vivid Image Display), armé d’un bras robotisé, est capable de peindre des toiles proches de celles réalisées par la main de l’homme..
Si André Breton avait théorisé dans le Manifeste du Surréalisme l’écriture automatique, un siècle plus tard la « roboésie » a fait son apparition avec des machines capables de fabriquer des poèmes.
Pour ce faire, le robot se « nourrit » de données préexistantes, issues d’extraits d’œuvres incorporées au programme qu’il intègre et analyse.
A ce titre, le CSPLA pose la problématique de l’exploitation de ces données susceptibles de violer un monopole. Pour qu’un robot puisse créer une œuvre, il faudrait en amont requérir le consentement de tous les titulaires de droits sur les œuvres dont se « nourrit » le robot, en contrepartie d’une rémunération, ce qui freinerait le développement de l’intelligence artificielle. L’utilisation par l’IA des « traits caractéristiques d’une œuvre et la production d’une nouvelle création artistique pourrait s’apparenter à une œuvre seconde ». Toutefois, « il sera en réalité rare que la création finale reflète des compositions essentielles et reconnaissables de l’œuvre initiale. Ce critère étant déterminant pour qualifier une œuvre d’œuvre dérivée ». [1]
II. Le régime juridique des créations artistiques issues de l’intelligence artificielle.
A. La difficulté relative à la qualification juridique d’œuvre de l’esprit.
Rappelons à titre liminaire que pour qu’une création soit protégée par le droit d’auteur, le Code de la propriété intellectuelle exige que cette œuvre soit originale. Celle-ci doit refléter l’expression de la personnalité de son auteur. Une création doit donc découler d’une intervention humaine, requérir l’effort intellectuel d’une personne physique.
Juridiquement, cela signifie que seul un être humain peut réaliser une œuvre, ce qui n’exclue pas qu’il puisse se servir d’outils ou d’instruments pour créer.
S’agissant de l’implication du robot dans le processus créatif, celui-ci est capable de prendre part à la création par deux types d’interventions :
il peut être l’assistant de la personne physique qui l’utilise en tant qu’outil de sa création,
il peut être lui-même à l’origine de la création, générer une œuvre.
Cela suppose donc une approche casuistique dans la qualification de l’œuvre à la création de laquelle le robot participe.
Lorsque la personne humaine n’est pas totalement exclue du processus créatif et a recours à l’assistance d’une machine qu’elle appréhende comme outil à sa création, qu’elle utilise comme un moyen technique pour obtenir un résultat, on parle d’assistance robotique ou de création assistée par ordinateur (CAO) : cela ne fait pas obstacle à la reconnaissance du caractère original de l’œuvre qui en découle.
A ce titre, il est établi que « l’emploi d’une machine n’est pas de nature à faire perdre à l’œuvre considérée son caractère d’originalité et de nouveauté » (Cour d’appel de Douai, 4 décembre 1964) et « qu’une œuvre de l’esprit créée à partir d’un système informatique sera protégeable si apparait même de façon minime l’originalité qu’a voulu apporter son concepteur » [2].
Dans une autre décision, le Tribunal de Grande Instance de Paris avait dans un jugement en date du 5 juillet 2000 précisé que « la composition musicale assistée par ordinateur, dès lors qu’elle implique une intervention humaine, …, conduit à la création d’œuvres originales et comme telles protégeables quelle que soit l’appréciation qui peut être portée sur leur qualité ».
Ainsi, la Cour d’appel de Paris a jugé que « l’on ne saurait méconnaitre, a priori, l’apport des techniques informatiques tant dans le domaine de la création que de l’interprétation », la création assistée par ordinateur est donc protégeable [3].
On comprend que le robot n’est, dans ces hypothèses envisagé, que comme un outil s’insérant dans une plus vaste démarche créative humaine ; la titularité des droits revenant à la personne morale ou physique, dotée de la personnalité juridique.
Lorsque la création est générée par le robot-artiste, qui crée lui-même, sans intervention directe d’une personne physique, cette production ne peut être qualifiée « d’œuvre » car il n’est pas considéré en droit positif comme un auteur.
Un robot ne pense pas, n’a pas de conscience, il ne peut à proprement parler « créer ». Partant, son régime appartient à celui des biens (dans laquelle se trouvent les animaux, ou encore les végétaux) et non des personnes.
L’absence d’auteur et d’originalité rend difficile la qualification de cette création comme « œuvre de l’esprit » car ces éléments ne se retrouvent pas dans la création générée par l’intelligence artificielle.
Or, sans droit privatif sur la production générée, comment récompenser les investissements financiers réalisés pour développer la technologie à l’origine d’une création ? d’autant plus que les coûts liés à son élaboration, son utilisation puis sa maintenance peuvent être considérables.
Certains auteurs sont favorables à une reconnaissance de la personnalité juridique aux robots, qui leur permettrait d’être titulaire de droits d’auteur (sous réserve du respect de la condition d’originalité) ou d’engager leur responsabilité en cas de contrefaçon.
Le Parlement européen a d’ailleurs pris une résolution la 16 février 2017 proposant à la Commission « la création, à terme, d’une personnalité juridique spécifique aux robots, pour qu’au moins les robots autonomes les plus sophistiqués puissent être considérés comme des personnes électroniques responsables, tenus de réparer tout dommage causé à un tiers » [4].
Notons également que le droit positif français tend à s’éloigner du critère d’originalité et de la tradition personnaliste du droit d’auteur : le juge est parfois incapable de déceler l’empreinte de la personnalité de l’auteur dans certaines œuvres. A titre illustratif, en matière musicale, c’est le critère de la nouveauté qui a permis d’apprécier l’originalité d’une œuvre en la comparant aux œuvres antérieures.
La « subjectivisation » du droit d’auteur est aussi relativisée en matière de logiciels où le critère déterminant de la protection est la « marque de l’apport intellectuel » [5].
Enfin, derrière une technologie, il y a toujours un homme, même s’il n’est pas directement à l’origine du résultat. Finalement, n’est-il pas possible de déceler une intention artistique et humaine, un choix libre et arbitraire, derrière l’absence volontaire de son intervention ?
Le photographe est reconnu comme un artiste susceptible d’être protégé sur le terrain du droit d’auteur alors que le processus de réalisation d’une photographie est proche de certaines technologies issues de l’intelligence artificielle.
Le Conseil propose alors des solutions censées faciliter l’accès et la circulation des données favorables à la création telles que le mécanisme de licence générale conclue avec les sociétés de perception et de répartition des droits [6], ou encore d’un droit à la portabilité des données permettant de les réutiliser voire de les revaloriser, par le biais d’un clause contractuelle qui serait imposée dans les contrats liant les titulaires de droits sur les contenus protégés et l’opérateur ayant obtenu l’autorisation de les exploiter.
Mais juridiquement, les créations produites par l’intelligence artificielle conduisent à nous interroger sur le régime de ces créations : sur leur éventuelle protection par le droit d’auteur, sur l’existence d’un monopole d’exploitation et sur la titularité des droits.
B. La difficulté relative à la titularité du droit d’auteur.
Les multiples appréhensions des créations du robot par le droit de la propriété intellectuelle complexifient la question de la titularité des droits d’auteur en cas de reconnaissance de la qualification d’œuvre de l’esprit. Qui peut revendiquer la qualité d’auteur ?
Aux Etats-Unis, le Bureau national du droit d’auteur a déclaré que seules les œuvres originales crées par un être humain pourraient prétendre à une protection par le droit d’auteur. C’est ainsi que les juges américains ont refusé de reconnaître au singe Naruto un droit d’auteur sur son selfie.
Au Royaume-Uni, la protection des œuvres assistées par des technologies robotiques est acquise. Il est précisé à l’alinéa 9.3 de la loi sur le droit d’auteur, les dessins et modèles et les brevets du 15 novembre 1988 que : “dans le cas d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique créée au moyen d’un ordinateur, la personne ayant pris les dispositions nécessaires pour créer ladite œuvre sera réputée en être l’auteur”, celui-ci pouvant être une personne morale distincte du créateur personne physique [7].
Cette disposition prête toutefois à interprétation car plusieurs intervenants sont en effet susceptibles de prendre part au processus créatif :
Le concepteur du robot d’abord, c’est celui qui dote le robot de données préexistantes et nécessaires à la création d’un résultat donné et qui encadre le processus algorithmique. La notion de concepteur est d’ailleurs large puisque une IA peut résulter de l’implication de plusieurs intervenants.
Sur ce point le rapport du CSPLA évoque l’hypothèse de l’accession par production de l’article 546 du code civil pour permettre au propriétaire du robot d’acquérir les accessoires que produit sa chose (les œuvres étant les fruits de l’intelligence artificielle). Se pose toutefois une difficulté quant à l’application concrète de ce mécanisme : son automaticité serait critiquable car l’on raisonnerait comme si le concepteur connaissait déjà le contenu des œuvres que la technologie qu’il a mis en place serait susceptible de produire. De plus, le concepteur peut déjà obtenir une protection en tant qu’auteur du logiciel qui a permis à l’intelligence artificielle de créer.
On pourrait aussi imaginer que le titulaire d’un monopole reviendrait à l’utilisateur de l’IA (qui peut aussi être le concepteur) : c’est celui qui initie le processus créatif, déclenche la machine, maitrise le robot entre ses mains. Même si la création reste le résultat du calcul algorithmique du robot, l’utilisateur en est le plus proche et choisi de divulguer l’œuvre. Toutefois, son apport à la création reste minime : il se contente d’appuyer sur un bouton, voire de choisir entre plusieurs options, la machine fait le reste. La création ne reflète donc pas un véritable apport personnel de l’utilisateur qui se contente de lancer un programme, ce qui tend à vider de sa substance la logique du droit d’auteur.
Cette solution aboutirait à une « protection quasi automatique ».
Constatant ces difficultés, le CSPLA propose de s’inspirer des mécanismes existants. Par exemple, créer un droit d’auteur spécial, en aménageant la notion d’originalité comme cela a pu être fait pour les logiciels (cf. supra) afin de qualifier la création du robot en œuvre de l’esprit serait une première piste.
D’un point de vue économique, le Conseil propose aussi de récompenser l’instigateur de la technologie en utilisant le modèle de l’œuvre collective qui selon l’article L. 113-2 al.3 du CPI est « une œuvre crée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et en son nom ».
Dans la majorité des cas, c’est l’entreprise qui sera titulaire des droits d’auteur sur l’œuvre collective, donc la personne morale qui aura investi dans la création. L’œuvre générée serait alors la propriété de la personne physique ou morale sous le nom de laquelle elle est divulguée.
Une autre hypothèse envisagée serait la création d’un droit d’auteur pour celui qui divulgue la création générée par l’IA, qui réalise les investissements pour communiquer l’œuvre au public et qui bénéficierait des prérogatives patrimoniales (droits d’exploitation), une sorte de droit voisin.
Enfin, le rapport propose de s’inspirer du droit accordé au producteur de bases de données en créant un droit sui generis [8], afin de protéger les efforts financiers, humains ou matériels des intervenants au processus créatif développé par l’IA. Cela pourrait permettre de s’émanciper de la conception « personnaliste » du droit d’auteur tout en générant un « retour sur investissement ».
En tout état de cause, l’absence de droit d’auteur sur les créations issues de l’intelligence artificielle n’est pas insurmontable. D’autres voies alternatives sont possibles.
Le programmateur de la technologie peut très bien se faire rémunérer en concédant une licence d’utilisation de son logiciel. De plus, la directive (2016 / 943) du 8 juin 2016 sur le secret des affaires, transposée à l’article L 151-1 du CPI permet aussi de s’opposer à la divulgation illicite du savoir-faire technologique et l’appropriation de son investissement. Par ailleurs, tout investisseur pourra encore, sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile extracontractuelle [9], agir contre les actes de concurrence déloyale ou les agissements parasitaires.
Ces avancées technologiques témoignent tout de même de la nécessité d’un cadre légal spécifique. La députée européenne Mady Delvaux soulignait cette nécessité dans son rapport du 27 janvier 2017, en demandant à la Commission de « définir des critères de création intellectuelle propre applicables aux œuvres protégeables par droit d’auteur créées par des ordinateurs ou des robots » [10].
Si l’homme se robotise, le robot est capable de s’humaniser.
Si l’idée créatrice et la conscience intentionnelle sont le propre de l’artiste, si l’intelligence artificielle est pleine de mystères comme l’affirmait Cédric Villani, « elle n’est pas intelligente, elle ne comprend rien, elle n’a aucune culture ». Un robot ne pense pas, ne conçoit pas, ne crée pas ; un robot calcule, fabrique, apprend, assimile, reproduit.