Or, le droit moral des architectes est souvent mis à mal en raison de la vocation utilitaire des créations architecturales. En effet, ces dernières sont commandées par des maîtres d’ouvrage qui souhaitent souvent par la suite réaliser des modifications de l’ouvrage, comme l’autorise normalement leur droit de propriété.
D’autant plus que des évolutions de l’ouvrage sont parfois rendues nécessaires postérieurement au projet de l’architecte, et ce soit par le législateur (par des règles d’urbanisme), soit pour des raisons d’intérêt général, telles que des impératifs techniques de sécurité ou d’accessibilité.
Mais les maîtres d’ouvrage peuvent parfois se heurter au refus du créateur de l’œuvre, celui-ci ayant la possibilité de faire valoir son droit moral. Il convient donc de rechercher un équilibre entre deux fortes prérogatives : le droit moral de l’auteur et le droit de propriété du propriétaire de l’ouvrage. Ce qui ne se fait pas sans difficulté, et ce qui explique ainsi que le droit moral des architectes soit au cœur de nombreuses batailles judiciaires.
I- Les conditions de protection de l’œuvre architecturale.
La loi du 11 mars 1902 (Loi du 11 mars 1902 étendant aux œuvres de sculpture l’application de la loi des 19-24 juillet 1793 sur la propriété artistique et littéraire) a reconnu un droit d’auteur aux architectes en intégrant l’architecture dans le champ de protection de la propriété littéraire et artistique. L’article L112-2 7ème du Code de la propriété intellectuelle (CPI) dispose que « sont considérés notamment comme œuvres de l’esprit les œuvres de dessin, de peinture, d’architecture, de sculpture, de gravure, de lithographie ». A savoir que cette protection s’applique aux œuvres en elles-mêmes, mais également aux plans et croquis de l’architecte [2].
Si les œuvres architecturales sont protégées par le droit d’auteur, encore faut-il que celles-ci soient originales, comme l’exige classiquement la jurisprudence pour toutes les œuvres de l’esprit. En effet, pour entrer dans le champ d’application du droit d’auteur, l’œuvre architecturale doit présenter « un caractère artistique certain » [3], ce qui s’exprime par les différents choix arbitraires esthétiques effectués par l’architecte, indépendamment d’exigences d’ordre technique.
Il peut par exemple s’agir de formes particulières ou matériaux spécifiques, l’essentiel étant que l’œuvre comporte l’empreinte de la personnalité de l’auteur.
C’est pourquoi, s’il s’agit d’un modèle de chalet classique comme il en existe beaucoup, l’architecte ne pourra se prévaloir d’un droit d’auteur, la Cour de cassation estimant être en présence d’une « conception banale » [4]. Les constructions en série et celles qui « ne se distinguent pas de façon évidente de plans types couramment proposés par les constructeurs de maisons individuelles » [5] connaîtront le même sort et ne pourront ainsi être considérées comme des œuvres de l’esprit, celles-ci étant dépourvues de tout effort créateur. En ce sens, les juges ont également récemment refusé de reconnaître un caractère original à l’aménagement intérieur d’un salon de coiffure, considérant que la simple disposition de fauteuils dans l’espace, sous forme de courbe, ne suffit à lui conférer son originalité [6].
En revanche, est considéré comme une œuvre de l’esprit, un bâtiment dont la partie centrale est surmontée d’une verrière monumentale servant de hall de circulation et de lieu de repos, ce qui est une particularité [7]. Une maison d’habitation, ayant été publiée au sein de revues d’architecture au moment de sa création, peut également être protégée par le droit d’auteur en raison de son caractère original [8]. Il en est de même pour le dallage d’une place, considéré comme une œuvre originale en raison « du rythme de sa composition, du soin apporté à la définition de la qualité et de l’agencement des matériaux » [9].
Dès lors que la création architecturale est reconnue comme étant une œuvre de l’esprit, son auteur bénéficiera d’un droit patrimonial et d’un droit extrapatrimonial qu’est le droit moral [10]. Le droit moral comporte différents attributs : le droit de divulgation, le droit de paternité, le droit de retrait et de repentir et le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre. Ce droit extra-patrimonial étant le prolongement de la personnalité de l’auteur, il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible, ce qui fait de lui une prérogative forte. Par conséquent, en vertu de ce droit moral, l’architecte pourra s’opposer aux modifications entreprises sur son œuvre, lorsqu’il estime qu’elles dénaturent sa création et portent ainsi atteinte à son droit au respect de l’intégrité de l’œuvre.
II- Le droit moral de l’architecte : obstacle à la dénaturation de l’œuvre.
Le contentieux relatif aux œuvres architecturales en matière de droit moral des architectes est riche, les architectes s’opposant généralement aux modifications apportées à leurs ouvrages, considérant qu’elles dénaturent leur œuvre. C’est pourquoi, les propriétaires ont tout intérêt à veiller au respect de l’intégrité de l’œuvre architecturale en cas de projet de modification, les transformations litigieuses pouvant donner lieu à des sanctions et l’octroi de dommages et intérêts à l’architecte.
C’est ainsi que le Conseil d’État a pu décider que des constructions à usage de bureaux sur un portique d’un ensemble d’habitations dégradaient l’aspect extérieur du bâtiment et portaient atteinte au droit moral de l’auteur [11].
Dans la même logique, la Cour de cassation a jugé en 1987 que les modifications qui détruisent l’harmonie d’un ensemble original portent atteinte au droit moral de l’architecte. En l’espèce, la ville de Lille avait acquis un ensemble immobilier dont les plans avaient été réalisés par un architecte. Elle avait ensuite fait exécuter l’aménagement intérieur par une autre société, dont le projet comportait la construction d’un faux plafond pour résoudre les problèmes d’acoustique. Mais le concepteur de l’ensemble immobilier estimait que cet aménagement portait atteinte à son droit moral, ce qu’a retenu la Haute juridiction, pour qui « les travaux de gros œuvre exécutés sans l’accord de l’architecte avaient "dénaturé" son œuvre en détruisant l’harmonie de l’ensemble original qu’il avait conçu », alors que la ville de Lille ne démontrait aucun impératif technique qui justifierait de telles modifications [12].
Par conséquent, il peut être très opportun de consulter l’architecte préalablement à la réalisation de travaux afin d’éviter que la responsabilité des propriétaires et maîtres d’ouvrages ne soit recherchée, faute d’avoir informé l’auteur des modifications envisagées.
A titre illustratif, la Cour d’appel de Paris a pu condamner un propriétaire et les maîtres d’ouvrage qui avaient détruit un ensemble sculptural sans en avoir consulté l’auteur, Jacques Tissinier, puisqu’ils n’avaient
« pas déterminé avec lui les moyens de sauvegarder un maximum sa création, alors qu’ils pouvaient à tout le moins conserver jusqu’à leur restitution éventuelle les motifs de décoration non indissociablement liés aux immeubles, et notamment des panneaux émaillés » [13].
Si les architectes peuvent opposer leur droit moral pour refuser les modifications de leurs œuvres, ce droit ne saurait être absolu et ignorer certaines exigences.
III- Le caractère relatif du droit moral de l’architecte.
En la matière, le droit moral doit pouvoir s’adapter et prendre en considération la spécificité de l’œuvre. L’enjeu est donc de concilier le droit moral de l’auteur et les impératifs d’intérêt général, la plupart des litiges concernant des bâtiments publics soumis à des exigences liées au service public ou à des impératifs techniques.
Dans ces hypothèses, le juge accepte dans certains cas de limiter le droit fondamental qu’est le droit moral : il considère qu’en raison de leur vocation, les œuvres architecturales peuvent être modifiées sans l’accord de l’architecte, et ce en dépit de son droit moral.
Mais ces modifications ne peuvent intervenir que dans la mesure où elles sont proportionnées au but poursuivi et justifiées. Ce principe avait été énoncé par la Cour de cassation en 1992, à propos d’une litige opposant la société Bull à l’architecte Bonnier.
La société avait fait édifier par l’architecte le bâtiment surmonté d’une verrière, déjà évoqué précédemment. Quelques années plus tard, elle souhaitait y installer de nouveaux services et avait alors fait réaliser des travaux d’aménagement, mais l’architecte estimait que ceux-ci dénaturaient son œuvre. Débouté par la Cour d’appel de Paris, au motif qu’au regard de la situation commerciale de la société, les travaux réalisés étaient « indispensables et urgents », l’architecte a formé un pourvoi en cassation. La Cour de cassation ne lui a toutefois pas donné raison et a ainsi énoncé que « la vocation utilitaire du bâtiment commandé à un architecte interdit à celui-ci de prétendre imposer une intangibilité absolue de son œuvre, à laquelle son propriétaire est en droit d’apporter des modifications lorsque se révèle la nécessité de l’adapter à des besoins nouveaux » [14]. En l’espèce, il était essentiel pour la société de disposer de nouveaux services.
Le Conseil d’État a eu l’occasion de réaffirmer ce principe en 1999, à propos de la restauration de l’orgue de la cathédrale de Strasbourg, en précisant que si
« la restructuration complète d’un tel instrument ne peut prétendre imposer au maître de l’ouvrage une intangibilité absolue de son œuvre ou de l’édifice qui l’accueille, ce dernier ne peut toutefois porter atteinte au droit de l’auteur de l’œuvre en apportant des modifications à l’ouvrage que dans la seule mesure où elles sont rendues strictement indispensables par des impératifs esthétiques, techniques ou de sécurité publique, légitimés par les nécessités du service public et notamment la destination de l’instrument ou de l’édifice ou son adaptation à des besoins nouveaux » [15].
Solution que la Haute juridiction administrative réitère en 2006 dans l’arrêt Agopyan [16], au sujet du Stade de la Beaujoire à Nantes, pour lequel des travaux destinés à augmenter la capacité du stade avaient été effectués. L’architecte considérait que les travaux réalisés sans son accord portaient atteinte à son droit moral, en ce qu’ils avaient dénaturé le dessin de l’anneau intérieur des gradins, ce qu’avait reconnu le tribunal administratif. Débouté par la Cour administrative d’appel de Nantes, le Conseil d’Etat lui avait finalement donné raison en considérant que lesdites modifications n’étaient pas indispensables, le rapport d’expertise indiquant qu’il existait d’autres solutions que celle retenue par la ville de Nantes pour augmenter la capacité du stade, sans que cela ne dénature le dessin de l’anneau des gradins. Les mutations litigieuses n’étaient donc pas « strictement indispensables », comme l’exige la jurisprudence de façon constante depuis 1992 [17].
De plus, pour des questions d’urbanisme, l’architecte peut même voir son œuvre détruite, à l’instar de la célèbre affaire de l’œuvre architecturale conçue par l’architecte Paul Chemetov en 1983. Il s’agissait d’un ensemble immobilier HLM situé dans le quartier du Canal à Courcouronnes, en Île-de-France. Or, dans le cadre de la rénovation urbaine du quartier, la commune souhaitait démolir l’immeuble pour créer un éco-quartier comprenant 850 logements, ce à quoi l’architecte s’opposait fermement. En 2013, le tribunal de grande instance de Paris avait approuvé la destruction de l’immeuble [18], estimant que cette dernière était légitime et proportionnée au but poursuivi, ce qu’avait également retenue la Cour d’appel de Paris quatre mois plus tard [19].
Ces différentes affaires sont assez révélatrices de la fragilité du droit moral de l’architecte, en comparaison avec celui des autres auteurs d’œuvres de l’esprit. Bien que l’article L.112-1 du CPI dispose que « les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination », il n’en demeure pas moins que la protection des œuvres architecturales semble beaucoup plus faible, et ce en raison de leur destination.
Un juste équilibre doit donc être trouvé entre les exigences du droit moral et celles du droit de propriété ; le propriétaire devant pouvoir faire évoluer l’œuvre architecturale si les modifications envisagées sont strictement nécessaires et justifiées.