En son article L. 6321-1, le Code du travail pose un premier principe : tout employeur de personnel – et peu importe l’effectif de l’entreprise – a, d’une part, le devoir d’assurer l’adaptation de chaque salarié à son poste de travail, et, d’autre part, l’obligation de veiller au maintien de la capacité dudit salarié à occuper un emploi, considération faite, notamment, de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations.
Ce principe est complété par un second, formulé quant à lui par l’article L. 1233-7 du même Code, article qui prévoit que, dans l’hypothèse ou d’une évolution technologique ou d’une nouvelle organisation du travail mise en place aux fins de sauvegarde de la compétitivité de son entreprise ou d’une suppression d’emploi, l’employeur doit permettre au salarié d’évoluer.
Comment le juge du contrat de travail décline et applique ces principes … ?
Entreprise et formation des salaries : des exigences en croissance continue
Avec une profondeur de champ d’une quinzaine d’années environ, on peut, sans guère se tromper, aboutir au constat suivant : la jurisprudence sociale institue un véritable « droit à la formation » au profit du salarié et donc … à la charge de l’entreprise.
Cette garantie n’est pas uniquement de pure source prétorienne, elle découle, quasi-mécaniquement, d’obligations légales pesant sur l’entreprise eu égard sa qualité d’employeur.
• Former les salariés : l’entreprise seule responsable – exonération limitée
On l’oublie trop souvent mais il y a une véritable architecture du Code du Travail.
Cela se vérifie en matière de formation ; l’article L.6321-1 précité est, en effet, positionné dans le Livre III du Code du Travail, au sein d’un Titre II, relatif aux dispositifs de formation professionnelle continue, et en première place d’un Chapitre Premier consacré aux formations à l’initiative de l’employeur, sachant que la Section Première dudit chapitre évoque les obligations de l’employeur … soit du seul employeur.
Aussi, la maîtrise d’œuvre, comme d’ouvrage, de la formation des salariés est, aux yeux du juge social, une prérogative (exclusivement) patronale assortie d’une responsabilité du même acabit.
Il en résulte essentiellement trois choses :
1. ne pas (faire) former ses salariés expose l’entreprise à mise en cause de sa responsabilité [1] es-qualité d’employeur.
2. une fois sa responsabilité mise en cause – pour défaut de formation de salarié(s) – l’entreprise ne peut, ni trouver un salut, ni trouver une cause d’exonération en invoquant l’existence d’une responsabilité commune (et à torts partagés) avec le salarié [2], peu importe, à cet égard, l’attitude passive de ce dernier (notamment l’absence, pendant des années, de toute demande et/ou présentation de doléance particulière en matière d’action de formation [3].
3. pour être exonérée de toute responsabilité – relative à un défaut de formation – l’entreprise ne peut invoquer que le seul et unique argument tiré de l’attitude négative du salarié (refus de toutes les propositions de formation [4] ou encore … abandon sans raison valable d’un cycle de formation en cours [5].
• Du (simple) devoir d’adaptation à l’obligation de maintien de l’employabilité
Devoir former, certes, mais comment ?
Au départ, c’est la seule adaptation qui occupe le devant de la scène, c’est-à-dire la nécessité pour l’entreprise de mettre en cohérence et/ou adéquation les savoirs, connaissances et compétences de ses salariés avec ses propres évolutions internes (liées à son organisation, son outillage, ses technologies, etc.).
Cette adaptation résulte d’une démarche d’entreprise qui se doit d’être impérativement positive et délibérée, de sorte que, même en l’absence de difficulté et/ou problème manifeste d’adaptation de tel ou tel salarié pendant de longues années, la nécessité de sa formation doit être, non seulement prise en compte, mais donner lieu à réalisation effective, ce qui exclue et proscrit toute passivité de l’employeur [6].
Mais, depuis peu, la jurisprudence se montre plus exigeante, dépassant la seule et stricte adaptation pour se préoccuper de l’employabilité du salarié et du maintien de celle-ci [7].
La différence … ?
Simple : l’adaptation permet à l’entreprise de planifier et mettre en œuvre une stratégie de formation centrée sur l’unique satisfaction de ses seuls intérêts et impératifs de fonctionnement.
Avec le maintien de l’employabilité, on quitte cette centralité au profit exclusif de l’entreprise pour migrer vers la protection du socle général de compétences du salarié, socle lui permettant d’évoluer en interne mais, également, en externe et chez n’importe quel autre employeur, peu importe que ce dernier ne finance pas lui-même ce maintien de l’employabilité ; il s’agit donc, au final et pour l’entreprise, d’avoir à mettre en œuvre (et financer) une garantie au profit du salarié et de son évolution de carrière interne aussi bien qu’externe.
Se pose alors la question suivante : l’employabilité ne devient-elle pas un droit personnel que le salarié peut revendiquer et exiger auprès de l’employeur sans que l’entreprise ne puisse en détenir un usage réservé et/ou pouvoir en revendiquer une contrepartie d’utilisation exclusive … ?
• Un nouvel avatar du droit à la formation : l’entretien professionnel
Résultant de la loi 2014-288 du 5 mars 2014 et codifié notamment sous et par l’article L. 6315-1, l’entretien dénommé « entretien professionnel », et dont l’échéance est, au minimum, biennale, apparaît comme étant le dernier, mais pas forcément ultime, avatar des garanties conférées au salarié par le Code du Travail relativement à la formation.
Cette garantie récente met à la charge de l’entreprise une nouvelle obligation, non pas seulement en termes de planification et réalisation d’une entrevue, mais surtout en matière de « dette » prévisionnelle de formation à inscrire impérativement au plan d’action de l’entreprise puisque l’objet de cet entretien est d’opérer un recensement des : 1°) perspectives d’évolution du salarié en matière de qualification et emploi. 2°) formations dont il pourrait bénéficier.
Si on relie nature et portée de cet entretien aux exigences jurisprudentielles décrites ci-avant, ledit entretien ne manquera pas d’avoir, pour l’entreprise, les conséquences suivantes :
la GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et compétences) devient purement et simplement une obligation d’employeur, sans que ne soient pris en compte, a priori, les moyens et/ou effectif de son entreprise ;
tout futur manquement en matière de GPEC - défaut de planification et/ou absence de réalisation effective d’action(s) de formation pourtant programmées - mettra nécessairement en cause la responsabilité de l’employeur si le manquement contribue à la stagnation des compétences et/ou évolution professionnelles du salarié.
La formation des salaries : de l’obligation patronale au risque d’entreprise
Par le biais de son article L. 6321-1 notamment, le Code du Travail impose à l’entreprise suivi et respect d’obligations particulières en matière de formation à partir du moment où elle acquiert la qualité d’employeur de salarié(s).
• Défaut de formation imputable à l’entreprise = responsabilité contractuelle
Aussi, en cas de manquement et/ou défaillance de la part de l’entreprise, sa responsabilité peut être engagée par un salarié et engagée devant le juge du contentieux du contrat de travail, en l’occurrence le juge prud’homal.
Avec cette chaîne de causalité, on peut donc considérer que le type de responsabilité patronale précitée est de nature contractuelle.
Pourquoi ?
Parce qu’en premier lieu, c’est l’existence même du contrat de travail qui déclenche le respect d’obligations légales et confère au salarié le bénéfice de ce « droit à la formation » que l’entreprise est tenue d’honorer es-qualité d’employeur.
Parce qu’en second lieu, l’origine de l’obligation d’adaptation trouve sa source dans l’existence et les modalités d’exécution du contrat de travail si l’on en croit la jurisprudence EXPOVIT du 25 février 1992 qui affirmait alors que « l’employeur, tenu d’exécuter de bonne foi le contrat de travail, a le devoir d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leurs emplois. ».
• Défaut de formation et responsabilité de l’entreprise : une présomption de faute patronale ?
Ce régime de responsabilité (patronale) présente, toutefois, une particularité et ceci … au désavantage de l’entreprise.
Cette particularité - d’origine jurisprudentielle - affecte le contentieux de la responsabilité patronale pour défaut (voire même, simplement, insuffisance) de formation [8] : pour que soit reconnu le manquement effectif de l’entreprise, le salarié, d’une part, n’a pas à justifier le fait d’avoir adressé et/ou notifié des demandes de formation à son employeur [9], pas plus qu’il n’a à démontrer, d’autre part, avoir essuyé un refus expresse de son employeur après l’avoir mis préalablement en demeure [10].
Le salarié semble donc déchargé du fardeau et de la démonstration et de la preuve de l’existence et de la réalité de faits fautifs et d’un lien de causalité entre eux et un préjudice subi par lui.
Dés lors, ceci ressemble furieusement à un système de responsabilité aménagée avec présomption de faute (patronale) à partir du moment où est simplement constatée l’absence ou l’insuffisance de formation, présomption sans doute irréfragable … .
• Défaut de formation et responsabilité de l’entreprise : mise en cause possible de l’employeur sans nécessité de rupture du contrat de travail
Pour beaucoup, et considération faite des statistiques des types d’affaires plaidées, le contentieux prud’homal se résume à être surtout un contentieux de la rupture du contrat de travail.
C’est oublier (un peu vite) la variété des différends notamment lorsque se trouve mise en cause la responsabilité de l’entreprise pour défaut de formation.
Car cette mise en cause sur initiative du salarié peut (aussi) intervenir :
=> alors que le contrat de travail est en cours et sans que ne soit recherchée la remise en cause de sa pérennité (l’action judiciaire du salarié aura pour seule finalité l’obtention d’un dédommagement découlant d’un manquement de l’entreprise [11].
=> alors que le contrat de travail est (toujours) en cours et afin d’obtenir sa rupture ultérieure par décision de justice (l’action du salarié aura pour finalité de tenter d’obtenir la résiliation judiciaire du contrat aux torts de l’employeur sur le fondement de l’article 1184 du Code Civil [12].
La jurisprudence encourage le salarié à utiliser et déployer le type de stratégie judiciaire précitée dans la mesure où elle admet l’existence du préjudice résultant du défaut ou de l’insuffisance de formation [13] sachant que ce préjudice est alors autonome et distinct et peut donc donner lieu à réparation par lui-même indépendamment de la question de la réparation d’une éventuelle rupture du contrat de travail et de ses suites [14], réparation pouvant alors atteindre le montant de 5.000 € [15].
• Défaut de formation et responsabilité de l’entreprise : cristallisation du risque par remise en cause du motif d’un licenciement
Ne pas former le salarié, c’est (aussi) prendre le risque d’être condamné pour l’avoir licencié à tort.
L’entreprise fera preuve de la plus grande vigilance dans deux hypothèses précises :
=> licenciement pour motif personnel : les reproches faits à un salarié et tirés de l’insuffisance professionnelle ou encore de l’inadéquation entre performances personnelles et exigences des fonctions sont balayés par le juge lorsque l’absence de formation est à l’origine des problèmes en question, ce qui remet cause la licéité de la rupture du contrat de travail par l’entreprise [16].
=> licenciement pour motif économique : le licenciement pour motif économique ne peut intervenir que si l’employeur a déployé, au préalable, tous les efforts de formation possibles lorsque l’évolution intrinsèque du poste de travail disqualifiant le salarié constitue l’essence même du motif invoqué par l’employeur, à défaut la licéité de la rupture du contrat de travail sera remise en cause [17].
Entreprise et formation – conclusion : de la liberte de former a l’obligation d’organiser et … investir
Par le passé, et hors le fait de devoir opérer des dépenses libératoires ou des versements, l’entreprise jouissait d’une liberté assez grande en matière de formation.
Le présent et l’avenir dénotent d’une restriction assez nette à cette liberté.
Chaque salarié détenant, maintenant, une créance sur son employeur – créance tirée du droit personnel à la formation – l’entreprise devra donc honorer sa dette de formation à l’égard de chaque salarié pris individuellement (individualisation renforcée par l’article L. 6315-1 du Code du Travail instaurant l’entretien professionnel).
Ce qui aura pour effet de transformer l’investissement-formation en investissement forcé et d’imposer à l’entreprise une planification, peut-être rigide, de la valorisation de son capital humain/compétences internes par voie de GPEC contrainte, sachant qu’il lui appartiendra (aussi) de solliciter pour ce faire les concours et appuis financiers, et de son OPCA, et des collectivités locales.
Et pour éviter des investissements à perte – notamment en cas de fort taux de turn-over – l’entreprise ayant beaucoup investi saura utiliser, et devra apprendre à le faire, la clause de dédit-formation [18]