I. L’état antérieur du droit en matière de lutte contre les dérives sectaires.
L’article 223-15-2 dans sa version en vigueur du 14 mai 2009 au 26 janvier 2023 disposait que :
« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur, soit d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables.
Lorsque l’infraction est commise par le dirigeant de fait ou de droit d’un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités, les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 750 000 euros d’amende ».
Il ressort de cet article que plusieurs conditions sont requises pour caractériser l’infraction d’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse : des pressions graves ou réitérées créant un état de sujétion psychologique et entrainant des actes ou absentions gravement préjudiciables.
La jurisprudence a permis de détailler plus précisément ces conditions.
La Cour de Cassation a notamment admis que les techniques pouvaient résulter de :
« Procédés de séduction (…) ; de pouvoirs de persuasion à partir de faits objectifs, parfois insignifiants utilisés au soutien de la crédibilité de ses dires (…) ; en des méthodes destinées à convaincre de l’existence de dangers fictifs pour asseoir son emprise (…) ; de faire en sorte d’exclure les personnes qui, dans l’entourage familial ou proche, n’adhéraient pas à son discours et risquaient ainsi d’influencer ceux qui étaient acquis à sa cause ; (…) maintenir sur la durée cet état de sujétion psychologique en jouant sur les rancœurs et les jalousies qui avaient cours au sein de la famille et dont il avait su préalablement s’informer (…) par l’élaboration d’un système évolutif de brimades et de gratifications où les intéressés se voyaient, au gré des humeurs de M. X..., protégés par ce dernier, bannis du reste de la collectivité ou rentrés en grâce, sans jamais pour autant remettre en cause la permanence d’un groupe dont la majorité demeurait acquise au prévenu ; (…) adapter son discours en tirant parti de leur appétence (…) conférer des aptitudes remarquables dans des domaines qui ne pouvaient que les impressionner ; (…) en utilisant le hasard en le persuadant qu’il avait lui-même choisi une date pour ne pas l’exposer à un danger (…) la référence aux valeurs et aux traditions de la famille ; (…) l’exclusion de ceux qui n’adhéraient pas au discours de M. X... ou étaient susceptibles de ne pas y croire : l’exclusion de personnes susceptibles d’éclairer sur les véritables intentions de M. X... ; MM. H... et Z... avec l’instauration progressive d’un huis-clos volontaire (…) en persuadant les parties civiles des dangers extérieurs qui les menaçaient et en incluant dans ce péril des membres de leur propre entourage, familial ou amical ; (…) en créant un sentiment de peur et d’insécurité ; (…) le recours à des techniques de division entre les membres de la famille, (…) l’utilisation d’une personnalité charismatique avec un ton assuré et péremptoire, et que par sa façon de se présenter, de s’exprimer et de laisser planer des mystères, il suscitait une certaine fascination » [1].
« Que les parties civiles présentaient, en raison de leur histoire personnelle, une fragilité et un manque de confiance générant une recherche d’aide, de reconnaissance, de sécurité et même d’affection qui les ont conduit à adhérer aux préceptes de M. X... qui avait les compétences pour déceler leur vulnérabilité et leurs failles et qui a progressivement et insidieusement recouru à des techniques propres à altérer leur jugement ; qu’il a en effet détruit leurs liens familiaux jugés pathogènes, instillant le doute sur leur vie sentimentale, conjugale et sexuelle (…) ; qu’il a imposé un rythme de vie ne permettant aucun loisir personnel et engendrant un épuisement physique ; (…) que profitant de son charisme, il a fait un usage malveillant de la force du lien transférentiel en instaurant ainsi que l’a justement relevé une partie civile, un principe d’analyse quasi-perpétuelle obligatoire et donc contraire à toute idée de liberté sous-tendant normalement une telle démarche avec en outre dévalorisation de ceux qui voulaient arrêter ; (…) que ce système d’enfermement physique et psychique annihilant tout esprit critique a conduit les parties civiles à maintenir le lien thérapeutique et à être dans l’incapacité de mettre fin à cette dépendance au point que les experts ont pu parler de dépersonnalisation, de perte d’identité, de dissociation (…) que M. X... est devenu le thérapeute de la quasi-totalité des membres et où la norme du groupe s’est substituée au code de conscience personnelle des membres, (…) et qui a permis de maintenir la sujétion psychologique et physique de ceux participant à ses activités ; que M. X... était incontestablement le dirigeant de fait de cette association puisqu’aussi bien ses détracteurs que ses adeptes le décrivent comme « le chef historique et spirituel, le leader charismatique, le doyen, le pasteur psychanalyste, l’élu détenant la vérité, le patriarche, le maître à penser, l’arbitre, le capitaine d’équipe (…) ; ainsi qu’un séminaire de formation instaurant « un climat d’initiés » ; (…) que sur le plan de la vie personnelle de chacun de ses membres grâce à l’emprise qu’autorisaient des séances d’analyse rapprochées entamées pour certains depuis de nombreuses années ; que les différentes expertises versées à la procédure martèlent ainsi à l’unisson l’existence d’un phénomène d’emprise lié à une relation analytique entraînant une dépersonnalisation d’individus exposés à une séduction transférentielle ; (…) que M. X... maintenait l’ensemble des personnes sous une forme de sujétion psychologique puisqu’il exerçait un pouvoir psychothérapique doublé d’un pouvoir institutionnel voire économique contre lequel il était difficile de se rebeller ; que c’est en effet grâce à cette confusion entretenue stratégiquement que ce « pasteur psychanalyste » va s’arroger le droit d’être de plus en plus intrusif dans l’existence de ces gens rassemblés autour de lui avec ce mélange de volontaire et d’inconscient sur fond de fragilité psychologique, rendant possible l’aliénation jusqu’à la régression de ce qui constitue l’individu au profit d’un autre auquel il sera asservi ; (…) que c’est la force et la durée du lien transférentiel qui va permettre la mesure de cet asservissement dont certains parviendront à s’émanciper laissant les autres à cette obéissance sans résistance, parfois au-delà des limites de la dignité et de la responsabilité (…) ; que le processus alors à l’œuvre deviendra ravageur pour certains : des personnes en difficulté psychologique avec une estime de soi altérée qui va renforcer d’autant le besoin d’être rassuré dans le contexte d’un groupe investi initialement de valeurs idéologiques narcissiquement réparatrices » [2].
Dans l’affaire « Néo phare » : le Tribunal correctionnel de Nantes et la Cour d’Appel de Rennes ont retenu « l’emprise, l’épuisement psychique et le climat très oppressant » comme constitutifs de pressions et techniques. En ce qui concerne plus précisément les pressions graves ou réitérées le jugement retient : les techniques de déstructuration de la pensée ; l’usage d’un vocabulaire spécifique ; la présentation reconstruite de la réalité ; les communications avec l’au-delà ; l’exclusion du groupe des réfractaires ; les scènes de transe ; la mise en scène de phénomènes paranormaux ; la rupture avec l’environnement d’origine et la division semée dans la famille [3].
L’acte gravement préjudiciable n’est pas uniquement patrimonial.
La chambre criminelle de la Cour de cassation [4] a confirmé une décision de la Cour d’Appel de Toulouse en date du 15 septembre 2015 retenant que :
« La soumission suffit à caractériser une situation qui a été gravement préjudiciable, le transfert du texte répressif au livre du Code pénal consacré aux crimes et délits contre les personnes et plus particulièrement au titre II relatif aux atteintes à la personne humaine autorisant à considérer que le préjudice intéresse la personne dans tous ses aspects aussi bien patrimoniaux qu’extra-patrimoniaux et notamment tout ce qui touche à son intégrité psychique ».
De tels actes sont caractérisés en présence d’une rupture avec le réel, de la perte du libre-arbitre, de l’adhésion sans réserve aux thèses du groupement ainsi que le renoncement à tout repère affectif.
La jurisprudence constante reconnaît le droit aux proches d’une victime d’abus de faiblesse de se constituer parties civiles au motif qu’ils subissent personnellement un préjudice résultant de la rupture des liens provoquée par l’assujettissement de la personne [5].
II. Les apports de la loi du 10 mai 2024.
Récemment, la loi du 10 mai 2024 est venue renforcer la lutte contre les dérives sectaires et améliorer l’accompagnement des victimes en créant de nouvelles infractions pénales et en augmentant les peines encourues pour d’autres.
Depuis le 12 mai 2024, l’article 235-15-3 du Code pénal dispose que :
« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende le fait de placer ou de maintenir une personne dans un état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement et ayant pour effet de causer une altération grave de sa santé physique ou mentale ou de conduire cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables.
Est puni des mêmes peines le fait d’abuser frauduleusement de l’état de sujétion psychologique ou physique d’une personne résultant de l’exercice des pressions ou des techniques mentionnées au premier alinéa du présent I pour la conduire à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables.
II.-Les faits prévus au I sont punis de cinq ans d’emprisonnement et de 750 000 euros d’amende :
1° Lorsqu’ils ont été commis sur un mineur ;
2° Lorsqu’ils ont été commis sur une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de leur auteur ;
3° Lorsque l’infraction est commise par le dirigeant de fait ou de droit d’un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités ;
4° Lorsque l’infraction est commise par l’utilisation d’un service de communication au public en ligne ou par le biais d’un support numérique ou électronique.
III.-Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à un million d’euros d’amende lorsque :
1° Les faits sont commis dans au moins deux des circonstances mentionnées au II ;
2° L’infraction est commise en bande organisée par les membres d’un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités ».
Initialement, il fallait démontrer une certaine vulnérabilité de la victime : minorité, infirmité, déficience, état psychologique fragilisé. Cette exigence est supprimée dans la loi du 10 mai 2024.
Désormais la minorité, l’âge, la maladie, l’infirmité, la déficience physique ou psychique ou l’état de grossesse, sont des circonstances aggravantes et non une condition de caractérisation de l’infraction, ce qui permet d’appréhender plus largement l’emprise sectaire.
Le texte vise aussi « l’altération grave de la santé physique ou mentale » en condition alternative de l’acte ou l’abstention gravement préjudiciable de la victime ce qui élargit encore le champ de la répression.
Dès lors, pour entrer en voie de condamnation, la juridiction aura le choix entre constater un acte ou une abstention gravement préjudiciable « ou » une altération physique ou mentale de la victime.
La nouvelle loi a également pris soin de protéger davantage les mineurs en allongeant la prescription pour les délits d’abus de faiblesse et placement en état de sujétion commis à l’encontre de mineurs, qui passe à 10 ans à compter de la majorité.
De plus, l’état de sujétion de la victime a été érigé en circonstance aggravante de nombreux délits (notamment le meurtre, les actes de torture et de barbarie, les violences et l’escroquerie).
L’action des victimes est enfin facilitée puisque l’action civile peut être exercée par une association qui n’est pas reconnue d’utilité publique dans des conditions définies par décret, ce qui n’était pas le cas auparavant car seule l’association UNADFI [6] était reconnue d’utilité publique et avait la possibilité légale de se constituer partie civile pour des infractions à caractère sectaire alors qu’il existe plusieurs associations luttant contre l’emprise (le CAFFES [7] pour n’en citer qu’une seule).
La loi s’adapte aussi aux nouvelles formes d’emprises.
La pandémie de Covid-19 a été le lit de nouvelles théories du bien-être, principalement grâce à internet, prétendus naturopathes, médecins alternatifs et faux spécialistes. Des personnes souvent fragiles, prêtes à tout pour traiter leurs maladies et même à essayer de nouvelles techniques, ont pu être poussées à abandonner leurs parcours de soins traditionnels en se mettant en danger.
Environ 25% des saisines de la Miviludes en 2021 concernaient la santé. Les Jeux Olympiques 2024 ont aussi été un terreau s’agissant des pratiques sportives et des compléments alimentaires douteux.
L’exposé des motifs de la loi au Sénat reprend cette diversification des mouvements sectaires : « depuis une dizaine d’années, les dérives sectaires ont évolué : aux groupes à prétention religieuse viennent désormais s’ajouter une multitude de groupes ou d’individus qui investissent, notamment, les champs de la santé, de l’alimentation et du bien-être, mais aussi le développement personnel, le coaching, la formation ».
C’est pourquoi, la loi crée un nouveau délit de provocation à l’abandon ou l’abstention de soins ou à l’adoption de pratiques présentées comme ayant une finalité thérapeutique ou prophylactique s’il est manifeste, en l’état des connaissances médicales, que cet abandon ou cette abstention est susceptible d’entraîner pour elles des conséquences graves pour leur santé physique ou psychique, et que l’adoption de telles pratiques les expose à un risque immédiat de mort ou de blessures, et alors que la personne a été maintenue dans un état de sujétion psychologique.
Elle facilite aussi les sanctions disciplinaires du corps médical par la transmission par le ministère public aux ordres professionnels concernés des condamnations de ces praticiens pour des infractions en lien avec les dérives sectaires.