L’histoire de la réparation du dommage corporel à travers les civilisations.

Par Marianne Lahana, Responsable juridique.

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Explorer : # vengeance # réparation du dommage corporel # loi du talion # compensation financière

La construction du dommage corporel tel qu’il est actuellement connu, a pris forme il y a des milliers d’années sous l’antiquité, dès les premières constructions d’une société juridique, et n’a cessé d’évoluer à travers les civilisations et les époques, marquant à chaque fois une réparation du dommage corporel particulière selon les cultures, les traditions, le régime juridique mis en place.

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Les vengeances privées.

A l’origine était la vengeance privée, dans le droit romain et l’Ancien droit. Appelé la « vindicte », la victime d’un vol ou d’un meurtre se vengeait afin d’apaiser le mal qui l’avait frappée, puis punir le coupable.
La vengeance servait à apaiser les tensions par le biais d’une hiérarchie : Dieu, puis la victime.
Certains peuples primitifs ont basé leur système social sur ce principe comme les indigènes de la Mélanésie. On observe alors que tous les principes de responsabilité et de vengeance reposent sur la psychologie du groupe et non sur celle de l’individu.

La mise en place de cette coutume a pour objectif social, de lutter contre la récidive par le biais du châtiment corporel. Il n’existe alors pas encore de « réparation » au sens strict du dommage corporel (bien que la vengeance infligée puisse être perçue comme telle, en ce qu’elle offre une justice morale). La vengeance n’appartient pas à un ordre juridique établi, elle reste un fonctionnement primitif, basé sur l’instinct des victimes d’un dommage, qui cherchent une réparation fondée sur une volonté subjective.

Ur-Nammu.

Une autorité royale s’est installée à Sumer. Il s’agit d’Ur-Nammu et de Shulgi, qui sont les premiers rois d’une nouvelle dynastie, à l’origine d’une renaissance sumérienne.
A partir de cette dynastie, un code fut rédigé, il s’agit de la plus ancienne tablette (Nippur n°3191) datant de -2100 avant J.-C . Un premier barème indemnitaire des lésions corporelles y apparaît. Il y figure par exemple, que l’amputation d’un pied vaut 18 sicles d’argent, une fracture 60 et l’amputation d’un nez 40.

Face à ce modernisme, une évolution vers un système de réparation plus efficace au fil des siècles était envisageable. Néanmoins, de nombreuses civilisations ont privilégié la compensation par la violence physique, notamment à cause d’une loi bouleversant tous les modèles préexistants : la loi du Talion.

La loi du Talion et le Code d’Hammourabi.

L’arrivée du code d’Hammourabi et la mise en place de la loi du Talion en 1730 avant J.-C notamment à Babylone, en Grèce et à Rome a bouleversé l’évolution du dommage corporel.

A Babylone.

La différence entre le Talion et les vengeances privées tient de la légitimité qui s’est construite autour de cette loi, bien qu’elle soit remise en cause par les textes l’analysant, considérée non pas comme une règle de conduite mais comme un principe de base du droit juif où il n’a jamais été question de prescrire la sanction d’un dommage corporel par une mutilation équivalente. Elle constitue dans la tradition rabbinique une loi civile ayant pour objectif la réparation du préjudice causé par une personne à son prochain et son dédommagement .

La loi du Talion offre deux types de « réparation » du dommage différents. Tout d’abord, il existe le Talion pécuniaire, où le responsable du dommage (qui doit normalement être sanctionné par une atteinte corporelle équivalente) répare finalement l’atteinte par une sanction en argent. Cela résulte de la tradition orale s’étant substituée largement au texte écrit. Concernant les meurtres, une application stricte est faite car il ne saurait y avoir de peine de substitution pécuniaire.

Hansel analyse une forme de contradiction interne dans la loi du Talion. Il s’agit de l’analyse de la réparation de la douleur. Il indique que dans le principe énoncé par le Talion « œil pour œil, vie pour vie, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, contusion pour contusion », la douleur n’y est pas exprimée.
La « plaie » infligée, résulte d’une douleur à ne pas omettre et qui ne peut se faire que par le biais d’une réparation pécuniaire. Une contradiction réside dans le fait d’infliger au responsable du dommage le même dommage que celui qu’il a causé à la victime. La même souffrance en résultera, qu’il faudra également réparer. Talion littéral et talion pécuniaire sont donc difficilement conciliables et aboutissent à des situations contradictoires.

En Grèce.

Les grands penseurs réfléchissaient déjà à la construction d’un dommage corporel plus « juste ».
A Athènes, Solon appliquait la loi du Talion à la lettre. Il décidait que celui qui crèverait l’œil d’un borgne aurait les deux yeux crevés. L’intention était donc de placer le coupable dans la même situation que la victime.
Platon quant à lui, décrit le Talion comme l’image d’une sanction morale à subir. Il prône également le paiement d’une compensation « qui peut transformer en amitié la haine qui s’était installée ». Le principe du Talion s’inscrit davantage comme une sanction morale qu’une réparation au sens strict du dommage subi. La compensation financière a pour but la pacification des relations car l’argent a pour objectif d’apaiser le préjudice subi, puisqu’il vise à compenser la souffrance.

L’invention de la justice a ainsi pu émerger. Afin de sortir du système des vengeances privées, caractérisé par le procès d’Oreste, la Grèce substitue à la loi du Talion, un tribunal. Oreste, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, venge la mort de son père, tué par sa mère, en commettant un matricide. Cette tragédie pointe les vengeances privées qui cesseront à compter de ce procès, permettant la possibilité de compensations financières à la place d’une mise à mort d’Oreste. A la fin des Euménides, les Erinyes s’exclament : « Qu’à la joie, la joie réponde ». A cela Athéna réplique : « Bienveillance pour bienveillance, amour pour amour, rendez leur d’éternels honneurs ».
La loi du Talion est ainsi inversée, littéralement, montrant que la vengeance privée n’est pas nécessairement le prix d’une vie, et que le droit répond à une vérité de justice sociale à travers la mise en place d’un tribunal.

A Rome.

La plus ancienne des lois romaines, dénommée la loi des douze tables, énonce dans son livre VIII des règles concernant la réparation des préjudices. L’article 2 dispose ainsi : « Si membrum rupit, ni cum eo pacit, talio esto ». Cela signifie que si une personne a arraché le membre d’autrui et n’a pas conclu d’accord amiable avec la victime, la loi du Talion est appliquée. Cet article montre en soi une lente mais sûre évolution qui réside dans la transaction proposée avant l’application d’une sanction. Par ailleurs, l’article 4 énonce que si quelqu’un casse les os d’un autre à la main ou grâce à une massue, la peine est de 300 sesterces, mais si c’est un esclave, seulement 150, et s’il a fait un simple mal, 25 sesterces. Ainsi, le choix d’une réparation pécuniaire ou de la loi du Talion dépend du dommage causé et du statut social de celui qui subit le dommage.

Concernant la valeur des esclaves, il est nécessaire de prendre en considération l’état physique et les qualifications professionnelles selon que la personne est un préposé (servus actor), un esclave de qualification moyenne (medii actus homo) ou un homme de peine (vilissimus et compenditus). Cela étant, le responsable du dommage doit assumer les frais relatifs aux dépenses médicales de l’esclave.

Pour les hommes libres, la réparation s’étend bien au-delà des dépenses médicales et englobe d’autres « postes de préjudice » qu’il est désormais aisé de comparer au système moderne d’indemnisation.
Ainsi, les frais médicaux (impensarum in curationem factarum), les journées de travail qui auront été perdues (operarum amissarum) et les journées de travail qui seront perdues par la suite (quasque amissurus quis esset inutilis factus), seront réparés par le responsable du dommage. Ces pertes de gains prises en compte montrent un modernisme dans la vision du dommage corporel des Romains. On assiste également aux débuts d’une capitalisation des préjudices futurs.

Les Romains étaient les évaluateurs de leur propre dommage, la somme ainsi décidée étant revue à la hausse ou à la baisse par un juge. A la différence de la société contemporaine où les préjudices sont évalués et chiffrés par une tierce personne experte, il est possible de se demander si une évaluation de ses préjudices par la victime permet une estimation plus juste des préjudices qu’elle subit ?

En Inde : les lois de Manou.

Manava-Dharma-Sastra, le livre de la loi de Manou, est un code englobant à la fois les règles civiles mais aussi religieuses de la société du peuple indien. On y trouve des idées de cosmogonie, de morale, de politique, d’art, de commerce mais aussi la question de la transmigration de l’âme et du chemin pour parvenir à la béatitude. On estime son écriture au IIème ou IIIème siècle de notre ère.

Les lois de Manou n’offrent pas une évolution significative vers un barème mais toujours un régime mixte entre punition et sanction pécuniaire, avec néanmoins plus de fermeté qu’à Rome.
La particularité des articles 278 à 283 de ces lois, réside dans la protection qu’elles offrent aux Brahmanes et donc également au statut de la personne. L’article 278 énonce : « De quelque membre que se serve un homme de basse naissance pour frapper un supérieur, ce membre doit être mutilé : tel est l’ordre de Manou ». Ainsi, comme dans les lois romaines, l’homme est ici à dissocier du Brahmane au même titre qu’il était dissocié de l’esclave. Jusqu’à l’article 282, les peines énoncées répondent à la loi du Talion et ordonnent des châtiments corporels en réponse à une inconduite sociale.
Néanmoins, dans l’article 283, l’esprit de caste est écarté au profit d’une réparation pécuniaire du dommage : « Si un homme égratigne la peau d’une personne de la même classe que lui-même, et s’il fait couler son sang, il doit être condamné à 100 panas d’amende ; pour une blessure qui a pénétré dans la chair à 6 nichkas ; pour la fracture d’un os, au bannissement ».

En réalité, les lois de Manou offrent une réparation lacunaire des dommages subis comparativement aux lois Romaines, qui déjà, en 533 avant J.-C., avaient saisi l’importance de la réparation des frais médicaux, des pertes de gains et du préjudice esthétique dans certains cas.

Le Proche-Orient

Une nouvelle loi « la Char » a donné un cadre juridique aux vengeances privées, permettant ainsi de faire évoluer le système de réparation du dommage subi.

Les Arabes étaient alors en avance sur les futurs systèmes d’indemnisation connus actuellement, notamment grâce au traité du Cheikh Nedjm El Din, rédigé en l’an 670 de l’Hégire. Ils pouvaient s’appuyer sur plusieurs règles selon les dommages subis. Par exemple, pour certaines lésions, la réparation dénommée « Arch » permettait d’évaluer forfaitairement le dommage. Une autre règle permettait au juge d’apprécier la valeur que la victime aurait eu avant et après l’accident si elle était vendue comme esclave. Cette situation était réservée pour les cas non régis par une loi.
Enfin, une dernière méthode d’évaluation permettait de calculer la fraction de la « Dijah » de cent chameaux (prix du sang). La perte complète de tout groupe anatomique vaut le prix du sang, soit cent chameaux, appelé « une diya ». La perte d’un membre du corps, par exemple un bras, une jambe, une oreille vaut cinquante chameaux, soit la moitié du prix du sang. La perte fonctionnelle d’un organe vaut les deux tiers de l’amputation. Concernant les blessures du crâne, un barème encore plus précis avait été établi. Il consistait à différencier de la simple écorchure à la blessure entamant le cerveau. Cette catégorisation marquait toute la modernité des barèmes actuels.

Conclusion

Le contexte social et culturel a été déterminant de l’évolution du dommage corporel. Outre une loi du Talion prédominante à travers plusieurs civilisations pendant de longues années, l’esquisse d’une compensation financière est apparue très tôt. Sans qu’il soit possible de la comparer au système contemporain d’indemnisation, les dommages causés faisaient déjà l’objet de transposition en valeur monétaire permettant ainsi aux premiers barèmes de se créer. C’est l’émanation des sociétés juridiques qui a permis de faire évoluer les principes du dommage corporel à la recherche d’une meilleure homogénéité.
Face à un risque actuel grandissant et à un besoin de prise en compte du dommage par une réparation étatique, le système a dû s’adapter.

Aujourd’hui, les règles du jeu se sont inversées et l’Etat assume une grande responsabilité dans l’indemnisation de multiples victimes. La responsabilité individuelle de chacun tend ainsi à s’effacer au profit d’un Etat protecteur et de barèmes spécifiques.


Bibliographie

Ouvrages :
- Donati (J.-R.), La Mésopotamie : de l’invention de l’écriture au code Hammourabi, séminaire d’épistémologie juridique, 28 février 2002, p.6.
- Hansel (G.), De la bible au Talmud, significations de la loi du Talion, 2008.
- Malaurie (P.), Aynes (L.), Droit des obligations, 9ème édition, LGDJ, §24.
- Malonowski (B.), Mœurs et coutumes des Mélanésiens, 1993, p.47.
- Nedjm El-Din Aboul Kassem Djafer Ben Ali Yahia, Sché-râyet el-islam pi messaïl ol-hélat vel harâm (Les ordonnances musulmanes sur les points licites et sur les points illicites), traduction française par A. Querry, Droit musulman. Recueil des lois concernant les musulmans Schyites, Paris, 1871.
- Simar (N.), Évaluation du dommage, responsabilité civile et assurances, Anthemis, 2013.
- Platon, Les lois, livre IX.
- Eschyle, L’Orestie, 460-459.
- Farago (F.), Lamotte (C.), V. 969-1031 dans « La justice, Eschyle, les Choéphores et les Euménides », éditions Colin.

Textes de lois :
- Aulu-Gelle, Nuits Attiques, X, I.
- Festus, De la signification des mots, XVII.
- Lois de manou, arbre d’or, Genève, juin 2007, p. 189.
- Vies et sentences, I, 57.

Autres textes
- Vana (L.), conférence sur le dommage corporel, 1999, pp. 225-230.

Site internet :
- http://www.ikiru.ch

Marianne Lahana
Responsable juridique - Doctorante en droit public

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