Progressivement, le milieu juridique a également été confronté à une algorithmisation de ses usages, notamment par la place de plus en plus croissante occupée par les « legaltech », ces nouvelles technologies juridiques qui ont transformé la profession d’avocat. Et si l’essor de ces technologies connaît un impact considérable dans ce secteur, il s’incrémente également de plus en plus au sein de nos institutions.
L’objectif ? le gain de temps, permettant d’aboutir à un juriste augmenté par une concentration sur les tâches à fortes valeurs ajoutées.
Par un décret n° 2020-356 du 27 mars 2020, il a été porté création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « DataJust » [2]
Cet outil dit « d’évaluation des préjudices corporels » n’en est pas expressément un, puisque sa finalité vise à développer un algorithme destiné à permettre l’évaluation rétrospective et prospective des politiques publiques en matière de responsabilité civile et administrative, à élaborer un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels, à informer les parties et aider à évaluer un montant d’indemnisation afin de favoriser un règlement amiable des litiges, ainsi que l’information ou la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d’indemnisation des préjudices corporels [3].
L’expérimentation était prévue pour une durée de deux années mais a rencontré de nombreuses difficultés, en partie dues aux dimensions à prendre en compte pour obtenir un résultat indiscutable ainsi qu’à une controverse liée au traitement des données personnelles extraites au sein des décisions de justice de la Cour de cassation et du Conseil d’État.
Or, s’il est certain qu’il convient de mettre en place des outils permettant d’aboutir à une plus juste indemnisation des préjudices des victimes de dommage, celle-ci ne pourra avoir lieu tant que cette matière n’aura pas fait l’objet d’une réelle refonte tendant à uniformiser et harmoniser les référentiels d’indemnisation existants. Tel était l’un des objectifs pourtant poursuivis par DataJust.
Au-delà de la question du traitement des données personnelles par l’usage d’un outil algorithmique, la question semble davantage être celle de la nécessité de la création d’un système uniformisé de l’indemnisation, car DataJust a été mis en œuvre afin de répondre à une réelle difficulté du système judiciaire dans l’évaluation du dommage corporel. Et pour cause, il existe actuellement une multitude de référentiels (Mornet, Cours d’appel, ONIAM, CIVEN…). Ces référentiels et les méthodes de calculs divergents ne permettent pas une appréciation homogène du préjudice subi, que ce soit à l’amiable ou au contentieux.
La décision du Conseil d’État du 30 décembre 2021.
Par une requête adressée au Conseil d’État, il a été demandé l’annulation pour excès de pouvoir du décret précité. Cette décision appelle plusieurs observations.
1/ Sur la finalité du traitement.
Les requérants contestaient les finalités de ce traitement « aux motifs que l’algorithme qu’il a pour objet de développer serait tout à la fois contraire aux principes de l’individualisation et de la réparation intégrale des préjudices, inutile à raison de l’existence d’autres outils ayant la même finalité, et biaisé faute pour le traitement de prendre en compte les indemnités amiables ainsi que l’évolution du droit ».
Tout d’abord, l’analyse de données pour une aide à l’évaluation n’est pas une remise en cause des préjudices puisqu’il n’empêche pas les juges de décider du montant octroyé au vu de l’âge, de la situation personnelle et médicale de la victime et de la nature de l’accident. Par suite, le développement d’outils d’intelligence artificielle visant à faciliter l’indemnisation des préjudices ne devrait pas être un obstacle à un plus grand « chantier » d’aide à l’évaluation et surtout, à la construction d’un référentiel commun.
Ainsi, le Conseil d’État, en relevant que DataJust « tend ainsi à assurer un accès plus facile à la jurisprudence sur l’indemnisation des préjudices corporels afin de garantir l’accessibilité et la prévisibilité du droit », reconnaît l’utilité et souligne la phase expérimentale d’un tel projet, dont l’aboutissement pouvait réellement amener le dommage corporel à devenir plus accessible au justiciable et aux professionnels du droit.
Finalement, la controverse de l’intelligence artificielle ne résulte-t-elle pas davantage d’une incompréhension de son usage que de sa finalité ? Quant à son sujet, il semblerait que peu soient prêts à algorithmiser le dommage corporel, tant sa dimension touche à l’intime et à une certaine idée qu’en cette matière, rien ne peut remplacer l’analyse humaine. La question qui se pose ainsi est-elle véritablement celle de l’usage des données personnelles ou celle, plus générale, de la digitalisation du dommage corporel ?
Le Conseil d’État estime néanmoins, que le moyen tiré de ce que les finalités poursuivies par le traitement ne seraient pas légitimes, doit être écarté.
2/ Sur la minimisation des données.
En ce qui concerne la minimisation des données, le Conseil d’État en fait une appréciation conforme à l’état de l’art. En effet, ce principe prévoit que les données à caractère personnel doivent être adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées.
Dans le cas présent, deux observations s’imposent :
Tout d’abord, le Conseil d’État rappelle qu’eu égard au traitement d’un grand nombre de décisions pour assurer la fiabilité de l’algorithme, il ne peut être retenu d’atteinte au principe de minimisation des données. Ainsi, au regard de la finalité du traitement, il était nécessaire d’exploiter un grand nombre de décisions.
Ensuite, il peut être relevé que dans ce champ d’activité si particulier qu’est le dommage corporel, le développement d’un outil par l’intelligence artificielle ne peut être réalisé sans la collecte d’un grand nombre de décisions. Prenons l’exemple du préjudice esthétique : pour connaître le montant moyen d’un tel préjudice pour les victimes d’accidents de la route, il faut obtenir des données relatives au sexe, à l’âge, à la nature de l’accident, à la nature et à la description du préjudice, à son évaluation par le médecin-expert et à la date ou non de consolidation de l’état de santé de la victime. Une fois que toutes ces données ont été récoltées, elles doivent être analysées à la lumière des cas qui leur sont strictement similaires, tout en gardant à l’esprit qu’aucune indemnisation ne remplira jamais le critère de « justesse », qui est le but recherché par tout juriste, au sens de ce qu’on appelle la réparation intégrale des préjudices. Mais pour s’en rapprocher le plus possible, il est concevable d’admettre que l’extraction de toutes les données relatives à l’indemnisation du préjudice esthétique permettra de mieux l’appréhender à l’avenir.
Par conséquent, le Conseil d’État ne pouvait que rappeler la nécessité de traiter un grand nombre de décisions. Il ne peut être comparé un cas de préjudice esthétique pour un accident de la route avec un cas de préjudice esthétique pour un cancer du sein, ni même pour deux accidentés de la route qui auraient 40 ans d’écart, ou une localisation du préjudice et une atteinte différente (sans oublier le ressenti de la victime). En réalité, cette multitude de cas et la variété des dommages, tant dans leur nature que dans le ressenti psychologique des victimes, nécessite de collecter un grand nombre de données pour tenter de fiabiliser l’outil algorithmique.
Parmi les legaltech qui peuvent à ce jour nous donner un autre aperçu de ce problème, Case Law Analytics, outil d’intelligence artificielle au service de la quantification du risque juridique, analyse les divergences existantes sur l’évaluation de certains préjudices entre les juridictions. Ainsi, il a pu être mis en évidence que : « L’indemnisation du déficit fonctionnel permanent n’est pas la même à Paris qu’à Chambéry (…) L’analyse de notre base de données composée de plus 7 000 arrêts de cour d’appel met en évidence une différence d’indemnisation en particulier sur le poste de préjudice du déficit fonctionnel permanent.
Sur le premier graphe, on remarque que cette évolution est pratiquement la même pour Paris, Lyon et Douai mais qu’elle est bien plus rapide à Versailles et à Chambéry. D’autre part, Douai est la moins généreuse au regard du taux de DFP dès que celui-ci dépasse 15, alors que Chambéry et Versailles sont les plus généreuses, avec des pratiques très similaires.
Sur le second graphe, celui qui est fonction de l’âge à la consolidation, on remarque que la cour de Chambéry est celle qui a le niveau d’indemnisation le plus élevé pour les jeunes victimes, mais l’un des plus faibles pour les victimes âgées » [4].
Figure 1 (cliquer sur l’image pour l’agrandir)
- Figure 1 : Evolution des montants accordés au titre du DFP selon la cour (tableau issu du blog de CLA)
Figure 2 (cliquer sur l’image pour l’agrandir)
- Figure 2 : Evolution des montant accordés au titre du DFP selon la cour (tableau issu du blog de CLA)
Figure 3 (cliquer sur l’image pour l’agrandir)
- Figure 3 : Montant en fonction de l’âge pour un taux de DFP dans la tranche 6-10% (tableau issu du blog de CLA).
Figure 4 (cliquer sur l’image pour l’agrandir)
- Figure 4 : Montant en fonction de l’âge pour un taux de DFP dans la tranche 11-15% (tableau issu du blog de CLA).
Les difficultés qui se posent tiennent également à la multiplicité des méthodes de calcul, puisqu’il est possible de calculer un déficit fonctionnel permanent en prenant en compte différents facteurs (âge, date de consolidation, valeur de point). La possibilité de pouvoir extraire l’ensemble des données disponibles à ce jour dans les décisions de justice pour avoir une vision globale de l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent au sein des différents ordres de juridiction est, à n’en pas douter, une richesse digitale qui permettrait d’extraire une méthodologie plus commune sans aller à l’encontre de l’individualisation des préjudices.
3/ Sur les données de santé, autres données et le consentement.
Le Conseil d’État rappelle ensuite, concernant les données de santé, l’article 9 du RGPD et l’article 6 de la loi du 6 janvier 1978 autorisant le traitement de données dites sensibles lorsqu’il est nécessaire pour des motifs d’intérêt public important. Rappelant la pseudonymisation des données relatives aux parties, le Conseil d’État ne peut que valider un droit proportionné à l’intérêt public poursuivi. Les parties ayant déjà fait l’objet d’une indemnisation, il ne saurait y avoir de répercussions sur le montant octroyé. Quant aux personnes non encore indemnisées, la phase d’expérimentation permet de conclure au même résultat. Le traitement était donc proportionné à l’objectif d’intérêt public qui était poursuivi.
Quel avenir pour DataJust ?
Alors que le Conseil d’État a validé l’outil, DataJust semble mettre fin à son expérimentation en raison d’une base de données qui serait biaisée du fait d’une absence des décisions de première instance, ainsi que de trop nombreuses dimensions à prendre en compte.
Ces difficultés sont en partie liées à cette absence d’uniformisation des référentiels et donc, in fine, des méthodes de calcul, et engendre nécessairement une complexité algorithmique pour obtenir un résultat indiscutable.
Quid de l’idée d’un référentiel qui pourrait être le pendant du barème médico-légal, correspondant à chacun des cas connus (accidents, maladies, etc.) et intégrant toutes les spécificités que nous connaissons. A l’heure où le principe de la réparation intégrale est présent dans de nombreux pays de l’Union européenne, ces travaux pourraient être entrepris et permettre à tous les professionnels du droit et du dommage corporel d’œuvrer dans le même sens, pour une indemnisation non seulement plus juste et plus accessible.