La religion prend une place importante en droit du travail au sein des entreprises avec des DRH de plus en plus confrontés aux revendications religieuses de leurs salariés.
Liberté fondamentale garantie par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ainsi que dans le bloc de constitutionnalité, la liberté de religion est la liberté de choisir sa foi en son for intérieur et la liberté d’extérioriser sa foi.
En droit du travail, la liberté de religion vient se confronter à la liberté individuelle des salariés d’exercer leur religion sur le lieu de travail. Cette liberté devient donc protégée par l’article L. 1121-1 du Code du travail en tant que liberté individuelle. Néanmoins, elle n’est pas absolue avec des restrictions possibles. Ainsi, le rapport Badinter, publié en janvier 2016, énonce en son article 6 un principe clair de liberté assorti de restrictions liées à l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou le bon fonctionnement de l’entreprise dans le respect du principe de proportionnalité.
Le fait religieux devenu un enjeu crucial pour les entreprises, le ministère du Travail a mis en ligne en janvier 2017 un guide pratique du fait religieux afin d’accompagner les entreprises privées.
Une décision hautement attendue par la Cour de cassation
La Cour de cassation vient clarifier la politique de neutralité au sein des entreprises privées dans sa décision du 22 novembre 2017 (Cass. soc. 22 novembre 2017, n°13-19855). Elle tire les conséquences des deux décisions de la Cour de Justice de l’Union européenne du 14 mars 2017 (CJUE 14 mars 2017, aff. C-188/15 Micropole SA ; CJUE 14 mars 2017, aff. C-157/15 G4S Secure Solutions).
De manière synthétique, les entreprises peuvent interdire le port de signes religieux, politiques ou philosophiques sous conditions.
Dans l’affaire belge, une réceptionniste de confession musulmane, en poste depuis trois ans, indiquait à son employeur son intention de porter le foulard islamique pendant ses heures de travail. L’entreprise l’informait que le port d’un tel foulard ne serait pas toléré car le port de signes politiques, philosophiques ou religieux serait contraire à son obligation de neutralité dans ses contacts avec la clientèle. Après un arrêt de travail pour cause de maladie, la salariée informait son employeur qu’elle portera le foulard islamique à son retour. De ce fait, l’entreprise modifiait son règlement intérieur avec approbation du comité d’entreprise par la clause de neutralité suivante : « il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ». L’entreprise licenciait la salariée pour son refus catégorique de retirer son foulard islamique. Afin de contester son licenciement, la salariée se prévalait des notions de « discrimination directe » et de « discrimination indirecte » au sens de l’article 2 §2 de la directive 2000/78.
Le Hof van Cassatie, la Cour de cassation belge, posait donc la question suivante à la Cour de Justice de l’Union européenne : l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne générale d’une entreprise privée, constitue-t-elle une discrimination directe ?
Quant à l’affaire française, une salariée avait été informée, préalablement à son embauche, que le port du foulard islamique pourrait poser problème quand elle serait en contact avec la clientèle de la société. Lors de son stage de fin d’études et après son embauche en contrat à durée indéterminée en qualité d’ingénieure d’études, elle portait un simple bandana puis, par la suite un foulard islamique sur son lieu de travail. A la suite d’une plainte d’un client, l’entreprise réaffirmait le principe de nécessaire neutralité à l’égard de sa clientèle et lui demandait de ne plus porter le voile. Suite à son refus, la salariée avait été licenciée.
Dans ce contentieux, la Cour de cassation posait la question suivante à la Cour de Justice de l’Union européenne : la volonté d’un employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne plus voir ses services fournis par une travailleuse qui porte le foulard islamique peut-elle être considérée comme une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » au sens de la directive 2000/78 ?
Ainsi, le 14 mars 2017, la Cour de Justice de l’Union européenne se prononce à deux reprises sur l’interprétation de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.
D’une part, suite à sa saisie par la Cour de cassation d’une question préjudicielle, elle estime que la volonté d‘un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante.
D’autre part, le même jour, elle rend un arrêt suite à sa saisie par la Cour de cassation belge, le Hof van Cassatie, par lequel elle retient qu’une règle interne n’instaure pas de différence de traitement directement fondée sur la religion ou sur les convictions. Mais, cette différence de traitement peut être indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en réalité, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions. Cependant, si cette différence de traitement est justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires alors il ne pourrait y avoir de discrimination indirecte. Ainsi, la volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients est légitime, notamment lorsque seuls les travailleurs entrant en contact avec les clients sont impliqués. En outre, l’employeur, qui se trouve face à un refus d’une salariée de retirer son foulard islamique devant les clients, doit trouver une alternative avant d’opérer un licenciement en proposant un autre poste n’impliquant pas de contact visuel avec les clients.
Dès lors, le positionnement de la Cour de cassation ne pouvait qu’être fortement attendu pour les entreprises privées.
Un apport considérable pour les entreprises
La Cour de cassation vient donner la trame à suivre en matière de fait religieux.
Ainsi, le 22 novembre 2017, la Cour de cassation a tranché qu’une entreprise peut licencier une salariée refusant de retirer son foulard islamique lors de contacts avec la clientèle à la condition qu’une clause de neutralité interdit le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, soit dans le règlement intérieur ou, soit dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur selon l’article L. 1321-5 du Code du travail, à savoir la consultation du comité d’entreprise, voire du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail pour ses domaines d’intervention, ainsi que la communication à l’inspection du travail sous l’autorité des juridictions administratives en cas de recours pour excès de pouvoir.
Elle estime que l’interdiction faite à la salariée de porter son foulard islamique dans ses contacts avec les clients résultant d’un ordre oral donné et visant un signe religieux déterminé est une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses. De ce fait, la Cour de cassation se fonde sur la réponse de la Cour de Justice de l’Union européenne à sa question préjudicielle estimant que la volonté d‘un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante.
« [...] aucune clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail n’était prévue dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur en application de l’article L. 1321-5 du code du travail et que l’interdiction faite à la salariée de porter le foulard islamique dans ses contacts avec les clients résultait seulement d’un ordre oral donné à une salariée et visant un signe religieux déterminé, ce dont il résultait l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses, et alors qu’il résulte de l’arrêt de la Cour de justice en réponse à la question préjudicielle posée que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une salariée portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive du 27 novembre 2000 [...] »
La Cour de cassation ne pouvait que casser le raisonnement des juges du fond par l’arrêt d’appel qui retenait le licenciement fondé sur une cause réelle et sérieuse au motif qu’« une entreprise doit tenir compte de la diversité des clients et de leurs convictions et qu’elle est donc naturellement amenée à imposer aux employés qu’elle envoie au contact de sa clientèle une obligation de discrétion qui respecte les convictions de chacun ». Néanmoins, elle précise « à la condition toutefois que la restriction qui en résulte soit justifiée par la nature de la tâche à effectuer et proportionnée au but recherché ».
Dans son raisonnement, les juges du fond ne prennent pas en compte l’exigence de la clause de neutralité devant figurer dans le règlement intérieur ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur en application de l’article L. 1321-5 du Code du travail. La cour d’appel relève uniquement, en l’espèce, la salariée en contact avec la clientèle en analysant si la restriction de l’employeur à la liberté de la salariée de manifester ses convictions religieuses étaient proportionnée au but recherché au regard de la limite à la clientèle, et non dans toute l’entreprise. Ils estiment que la restriction est légitime au nom des intérêts de l’entreprise car « la liberté donnée à la salariée de manifester ses convictions religieuses débordait le périmètre de l’entreprise et empiétait sur les sensibilités de ses clients et donc sur les droits d’autrui ».
Cet arrêt s’inscrit dans le sillage de l’arrêt Baby Loup (Cass. Ass. plén., 25 juin 2014, n°13-28369), où l’Assemblée plénière confirmait le licenciement pour faute grave d’une salariée voilée de la crèche Baby Loup en se fondant sur les articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du Code du travail et en confirmant le caractère justifié et proportionné de la restriction à la liberté religieuse prescrit par le règlement intérieur de l’entreprise.
La portée de cet arrêt est considérable dans le sens qu’il s’inspire du nouvel article L. 1321-2-1 du Code du travail, issu de la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, qui permet aux entreprises privées d’introduire dans leur règlement intérieur une clause de neutralité :
« Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
Cette disposition législative, inapplicable en l’espèce s’agissant de faits antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi, démontre sa compatibilité avec le droit de l’Union européenne.
Un apport avec des incertitudes
La Cour de cassation ne vise que les salariés en contact avec la clientèle.
Or, le nouvel article L. 1321-2-1 du Code du travail précité donne une possibilité d’introduire une clause de neutralité sans distinction du contact ou non avec la clientèle avec deux justifications : le bon fonctionnement de l’entreprise ou le respect des autres libertés.
Qu’en serait-il d’une salariée sans contact avec la clientèle qui refuserait de retirer son voile islamique sur le lieu de travail malgré une clause de neutralité dans le règlement intérieur ?
Il serait logique de transposer les principes dégagés par la Cour de cassation aux salariés sans contact avec la clientèle. La question serait alors tranchée au regard de l’article L. 1321-2-1 du Code du travail et de cette jurisprudence. Mais, n’y aurait-il pas une atteinte à la liberté d’opinion ? Il faudrait qu’il existe une perturbation sérieuse au bon fonctionnement de l’entreprise. Quant à l’obligation de proposer un autre poste, s’appliquera-t-elle ? La question demeure. Dans une logique de sécurité, il serait judicieux de conseiller aux entreprises de proposer un autre poste.
Enfin, une question sérieuse doit interpeller : quelle serait la réponse de la Cour européenne des droits de l’Homme ? Celle-ci suivra t-elle la Cour de Justice de l’Union européenne ? La question est très incertaine au regard des différents droits garantis avec la Cour européenne des droits de l’Homme qui veille au respect de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (droit à un procès équitable, droit au respect de la vie privée et familiale, liberté d’expression, liberté de religion...). En effet, elle pourrait mettre en avant l’exercice de la liberté de religion dans les entreprises. Dans une telle situation, un conflit risquerai d’éclater avec la Cour de Justice de l’Union européenne dont la solution est inexistante à ce jour. Mais, elle pourrait appliquer le principe de proportionnalité entre la liberté de religion et la liberté d’entreprendre et juger au cas par cas en faisant primer l’une où l’autre des libertés. Affaire à suivre...