Extrait de : Droit de l’Homme et Libertés fondamentales

La loi du 3 août 2016 relative à la traite humaine en Tunisie.

Par Cryslen Tirolien, Avocat.

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Explorer : # traite des personnes # exploitation # protection des victimes # législation

La Tunisie a récemment légiféré sur la traite des personnes. Qu’en est-il ?

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Ce n’est que récemment que la notion de « traite des personnes » a fait l’objet d’une définition en droit international, plus précisément en décembre 2000 à l’occasion de l’adoption d’un protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée.

Ledit Protocole additionnel dénommé depuis « Protocole de Palerme » vise à « prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants ».

Ce Protocole est significatif à deux titres :
- En premier lieu, il donne la première définition internationalement reconnue de la traite des personnes ;
- En second lieu, il aborde, pour la première fois, toutes les formes de traite des personnes.

Ainsi, l’article 3 du Protocole de Palerme définit la traite des personnes comme :
« le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation ».

La visée sous-jacente de l’adoption de ce Protocole était d’inciter ses pays signataires, dont la Tunisie fait partie, à adopter des dispositifs légaux efficaces visant à interdire la traite humaine.

C’est dans ce contexte que la Tunisie a récemment légiféré sur la traite des personnes conformément aux obligations internationales qui lui incombent.

Reprenant l’esprit de la définition de la traite humaine issue du Protocole de Palerme, l’article 2 de la loi organique n° 2016-61 du 3 aout 2016 relative à la prévention et la lutte contre la traite des personnes définit la traite des personnes comme suit :
« Est considérée comme traite des personnes, l’attirement, le recrutement, le transport, le transfert, le détournement, le rapatriement, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par le recours ou la menace de recours à la force ou aux armes ou à toutes autres formes de contrainte, d’enlèvement, de fraude, de tromperie, d’abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité ou par l’offre ou l’acceptation de sommes d’argent ou avantages ou dons ou promesses de dons afin d’obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation, quelle qu’en soit la forme, que cette exploitation soit commise par l’auteur de ces faits ou en vue de mettre cette personne à la disposition d’un tiers ».

La loi du 3 août 2016 précitée crée également une instance nationale de lutte contre la traite des personnes en charge de missions définies en son article 47 telles que l’élaboration d’une stratégie de lutte contre la traite, la proposition des grandes orientations et des principes généraux qui se rapportent à la matière, la coordination des activités menées avec les autres administrations et les acteurs de la société civile, l’organisation des sessions de formation et d’études sur le sujet, la mise en œuvre de la politique de lutte contre la traite des personnes en Tunisie ou encore l’assistance aux autorités compétentes pour éradiquer la traite des personnes.

Cette loi sur la traite humaine vise ainsi à assurer l’effectivité de principes fondamentaux de la personne tels que le principe d’égalité (article 21 de la Constitution), la protection de la dignité humaine et de son intégrité physique (article 23 de la Constitution), la lutte contre les violences faites aux femmes (article 46 de la Constitution), la protection des droits de l’enfant, leur droit à la dignité, à la santé, aux soins et à l’éducation (article 47 de la Constitution) et plus généralement la lutte contre toute forme de discrimination.

1. Définition et identification de la notion de traite des personnes

1. Trois éléments caractérisent la traite humaine : l’acte, le moyen par lequel l’acte est accompli et enfin la finalité d’exploitation.

2. L’acte de traite de personnes se caractérise par le fait d’attirer, de recruter, de transférer, de détourner, de rapatrier, d’héberger ou d’accueillir une ou des personnes aux fins d’exploitation, généralement contre leur gré et sous la menace.

En d’autres termes, il s’agit de soumettre, de quelque façon que ce soit, une personne à un comportement involontaire.

3. Le moyen par lequel le coupable accompli la traite est le recours à la force, aux armes ou la menace d’y recourir ou toutes autres formes de contrainte, d’enlèvement, de fraude, de tromperie, d’abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité ou par l’offre ou l’acceptation de sommes d’argent ou avantages ou dons ou promesses de dons.

Autrement dit, la traite est caractérisée par le caractère forcé de l’activité, car l’implication des personnes est faite de manière forcée ou coercitive ou en absence de libre consentement.

Ainsi, l’on est en présence de traite lorsque ces actes sont perpétrés sous la menace et sans obtenir l’accord de la personne. L’article 5 de la loi précise, en tout état de cause, que le consentement de la personne ne saurait atténuer la peine de l’auteur de l’infraction.

4. L’exploitation de la victime est donc une condition sine qua non de la définition de la traite des personnes. En effet, la finalité de la traite humaine est l’exploitation d’autrui, que cette exploitation soit commise par l’auteur de ces faits ou en vue de mettre cette personne à la disposition d’un tiers.

Elle implique souvent le transport des victimes au-delà des frontières ou à l’intérieur d’un pays. Elle cible généralement les plus vulnérables. C’est pourquoi les femmes et les enfants sont souvent les victimes.

5. La Tunisie n’a pas dressé une liste exhaustive ni complète des moyens d’exploitation. Au contraire, elle a délibérément laissé la porte ouverte à d’autres formes des « pratiques analogues » à l’exploitation sexuelle ou au travail forcé.

Ainsi, selon la loi du 3 août 2016, l’exploitation peut revêtir toute forme analogue à celles listées laissant ainsi la possibilité aux victimes d’invoquer toute forme d’exploitation dès que les critères ci-dessus sont remplis.

6. Notons qu’entre 2012 et 2016, l’OIM Tunisie a pu détecter et assister 82 victimes de la traite des personnes, dans le cadre de ses projets SHARE 1 et SHARE 2 « Soutien en matière de législation contre la traite des personnes en Tunisie et renforcement des capacités nationales pour l’identification et l’assistance des victimes ». La plupart des victimes sont originaires d’Afrique subsaharienne notamment de la Côte d’Ivoire, et elles ont été exploitées dans la servitude domestique en Tunisie.

2. Protection de la victime de traite des personnes

7. La traite des personnes constitue une infraction dont la matérialité doit être établie en cas d’action en justice. Si la jurisprudence portant sur la qualification de traite des personnes est rare, c’est en raison des circonstances particulières liées à une telle infraction.

En effet, il est souvent difficile pour la victime de recueillir des preuves, eu égard à sa situation de personne exploitée.

Dans le but de remédier à ces écueils, la loi du 3 août 2016 institue un statut protecteur de la victime.

8. Tout d’abord, selon l’alinéa 12 de l’article 2 de la loi du 3 août 2016, est une victime « toute personne physique ayant personnellement souffert du dommage causé directement par l’une des infractions de traite des personnes prévues par la loi ».

Les dispositions de la loi du 3 août 2016 sont définies de manière suffisamment larges pour englober une grande typologie de victimes potentielles de la traite.

En cas d’action contentieuse visant à caractériser la traite de personnes, il est nécessaire de démontrer l’existence d’une victime de traite.

Selon l’UNODC, les victimes de la traite sont identifiables car elles peuvent se retrouver dans les situations suivantes :
- Penser qu’elles doivent travailler contre leur volonté
- Être incapables de quitter leur environnement de travail
- Montrer des signes que leurs mouvements sont contrôlés
- Avoir le sentiment qu’elles ne peuvent pas partir
- Montrer des signes de crainte ou d’angoisse
- Faire l’objet de violences ou de menace contre elles-mêmes, leur famille ou leurs proches
- Présenter des blessures qui semblent être le résultat d’une agression
- Présenter des blessures ou des troubles caractéristiques de certains emplois ou mesures de contrôle
- Présenter des blessures qui semblent être le résultat de l’application de mesures de contrôle
- Se méfier des autorités
- Être menacées d’une remise aux autorités
- Craindre de révéler leur situation au regard de la législation
- Ne pas posséder leur passeport ou d’autres documents de voyage ou d’identité, ces documents étant détenus ailleurs
- Posséder de faux documents de voyage ou d’identité
- Fréquenter ou connaître un lieu susceptible d’être utilisé pour exploiter des gens
- Ne pas connaître la langue locale
- Ne pas connaître leur adresse (domicile, travail)
- Faire répondre d’autres personnes lorsqu’on leur adresse la parole
- Agir comme si elles le faisaient sur instructions
- Être forcées de travailler dans certaines conditions
- Être disciplinées par la punition
- Ne pas pouvoir négocier leurs conditions de travail
- Recevoir peu ou pas d’argent
- Ne pas avoir accès à leur argent
- Travailler pendant des périodes excessivement longues
- Ne pas avoir de jours de repos
- Vivre dans des conditions d’hébergement médiocres
- Ne pas avoir accès aux soins médicaux
- N’avoir que peu ou pas de contacts sociaux
- Avoir peu de contact avec leur famille ou avec des personnes extérieures
- Ne pas pouvoir communiquer librement
- Avoir le sentiment d’être liées par une dette
- Être dans une situation de dépendance.

Une telle liste n’est bien évidemment pas exhaustive. Toutefois, elle permet de nourrir une éventuelle requête devant les juridictions tunisiennes compétentes, surtout si ces éléments peuvent être démontrer devant la juridiction compétente.

L’article 5 de la loi du 3 août 2016 précise en outre que les moyens caractéristiques de la traite des personnes ne sont pas requis pour qualifier la traite lorsque la victime est un enfant.

9. Ensuite, et tout aussi important, l’article 4 de la loi rappelle que les dispositions pénales en vigueur sont applicables à toute action en justice relevant de la traite de personne, ce, sans préjudices des dispositions contraires contenues dans la loi du 3 août 2016.

Ainsi, les dispositions protectrices des victimes présentes dans la loi sur la traite des personnes prévalent sur les dispositions de droit commun.

Cette disposition est primordiale dans la mesure où elle permet de protéger de manière plus adaptée que ne le ferait le Code pénal par exemple qui n’est pas conçu pour répondre à ce type de situation spécifique d’atteinte aux droits fondamentaux de la personne.

10. Aussi, pour faciliter l’action en justice des victimes, n’est pas punissable toute personne qui a commis une infraction liée d’une manière directe à l’une des infractions de traite des personnes dont elle était victime (article 6 de la loi du 3 aout 2016).

De nombreux rapports relatifs à la traite des personnes rappellent en effet que le fait de traiter la victime en véritable victime va jusqu’à ne pas pouvoir condamner une victime qui aurait commis des infractions en raison de son exploitation.

Une telle condition est indispensable pour éradiquer la traite des personnes et encourager les victimes à dénoncer leur bourreau.

De même, le consentement de la victime ne fait pas échapper à sa condamnation l’auteur de l’exploitation (article 5 de la loi du 3 août 2016).

11. Enfin, parmi les mesures prévues par la loi du 3 août 2016, et qui sont protectrices pour les victimes de la traite, l’ont peut noter les dispositions spécifiques à la situation particulière des personnes de nationalité étrangère : la mise en place d’un délai de réflexion d’un mois, renouvelable une fois, qui régule les modalités de collaboration de la victime de la traite avec les autorités policières et judiciaires (article 64 de la loi) ; la possibilité d’octroyer une carte de séjour temporaire pour les victimes étrangères de la traite en Tunisie (article 65 de la loi) ou encore la facilitation du retour volontaire des victimes de la traite vers leur pays d’origine, en tenant compte des facteurs et risques de sécurité pouvant affecter les victimes pendant et après leur retour (article 65 de la loi).

3. Recommandations pour une action en justice en cas de traite des personnes

12. A titre liminaire, il convient de rappeler que la reconnaissance de la qualification de traite est difficile eu égard aux circonstances dans lesquelles les auteurs de ces actes les commettent mais aussi en raison de leur récente définition juridique. En effet, il ressort des derniers chiffres d’Eurostats que les victimes de traite augmentent tandis que le nombre d’auteurs poursuivis diminue.

Il apparaît que si ces réseaux ont toujours existé, leur structure a changé. Les grands réseaux cèdent la place à des petits groupes, plus mobiles et plus difficiles à détecter, qui s’articulent souvent autour de la famille.

A titre d’illustration, en France, le bilan des condamnations est très mince et la qualification de « traite » des personnes n’est que très peu retenue, faute de jurisprudence en la matière. Un autre élément conduisant à la réticence des juridictions est que les faits sont difficiles à qualifier juridiquement.

En effet, la traite des personnes constitue une infraction complexe et souvent diffuse car basée sur des preuves immatérielles et compliquées à constituer par les victimes.

Ainsi, les juges ont tendance à utiliser les qualifications pour lesquelles il y a une jurisprudence établie. Or, outre un alourdissement des peines, cette incrimination facilite la coopération internationale et l’accès des victimes à réparation.

13. Dans le cadre d’une action visant à reconnaître la qualification juridique de traite des personnes, il convient de porter une attention particulière aux points suivants :
- l’exploitation a eu lieu contre le gré des victimes qui n’ont pas pu donner leur consentement à de tels actes d’exploitation telle que l’esclavage ou l’exploitation sexuelle
- l’exploitation forcée d’une personne pour obtenir un service
- l’exploitation forcée n’implique pas nécessairement des déplacements géographiques ni que l’infraction soit commise en dehors du pays de nationalité de la victime
- l’exploitation peut avoir lieu dans le pays de nationalité de la victime retenue en captivité
- l’exploitation de la victime constitue un crime contre le droit à la liberté de tout individu et de ne pas être réduit en esclavage.

14. Peuvent être poursuivies et condamnées, les personnes physiques et morales.

Les peines sont d’ailleurs détaillées dans la loi au chapitre 2 de la loi. A titre d’illustration, l’article 8 de la loi du 3 août 2016 prévoit que « est puni de dix ans d’emprisonnement et d’une amende de cinquante mille dinars, quiconque commet l’une des infractions relatives à la traite des personnes prévues par l’alinéa premier (1) de l’article 2 de la présente loi ».

En revanche, les personnes incitant à la traite humaine par tout moyen voient leur peine diminuer de moitié (article 9 de la loi du 3 août 2016).

15. Comme souligné avant, la difficulté de démontrer la réalité de l’infraction devrait inciter les victimes à qualifier à titre principal la traite des personnes selon les termes de la loi du 3 août 2016 mais à envisager à titre subsidiaire, toutes les infractions du Code pénal, du Code du travail ou de tout autre code ou législation susceptibles de faire condamner le coupable.

Il convient dans ce cas d’apporter une attention particulière à l’articulation avec les dispositions du Code pénal et autres codes applicables dans de telles situations.

D’ailleurs, si un tribunal pénal peut imposer une peine de prison aux coupables, il serait opportun d’envisager, en sus d’une action pénale, la réclamation de compensations pour salaires impayés devant les juridictions compétentes en matière de droit du travail.

Conclusion : Il est certain que le dispositif législatif tunisien pourrait renforcer les mécanismes d’identification des victimes et le soutien qu’il convient de leur apporter en vue de contribuer à leur réhabilitation physique, psychologique et sociale. De plus, les actions en justice sont malheureusement enfermées dans des délais de prescription trop courts.
Toutefois, les dispositifs prévus par les dispositions de la loi du 3 août 2016 relative à la traite des personnes permettent de réprimer efficacement la traite des personnes.
En tout état de cause, c’est la prévention, dont a notamment la charge l’instance de lutte contre la traite des personnes, qui permettra de lutter contre ce genre de crime, hélas, répandu dans le monde entier.

Cryslen Tirolien
Avocat

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