Village de la Justice : Qui est à l’origine de la création de cet observatoire et quelles en ont été les motivations ?
Philippe Coen et Eric Lauvaux : « L’Observatoire de la haine en ligne a été créé par la loi dite Avia en 2020 [1]. Cette disposition, qui a échappé à la censure du Conseil constitutionnel, a permis de matérialiser une attente profonde de l’ensemble des acteurs de l’écosystème numérique.
Respect Zone portait depuis 2017 cette proposition afin de créer un lieu de débats et d’échanges apaisés entre les pouvoirs publics, les plateformes et les représentants de la société civile afin de trouver des solutions concrètes à la haine en ligne.
En 2018, Madame la Députée de Paris, Laetitia Avia dans son rapport au Premier Ministre reprenait notre proposition et celle-ci a depuis rencontré un très large écho parmi les parties-prenantes.
C’est une mesure reconnue aujourd’hui comme utile et la France est le premier pays à l’avoir portée. »
Comment fonctionne t-il ? Quels en sont les acteurs ?
« L’Observatoire réunit environ une cinquantaine d’organisations participantes réparties en 4 collèges : chercheurs, administrations publiques, plateformes et associations et bénéficie par son rattachement au CSA des services du régulateur pour assurer le secrétariat.
La base de fonctionnement est très claire : l’Observatoire est le laboratoire commun de l’ensemble de ces acteurs pour mieux lutter contre la haine en ligne. Aussi, le travail repose sur la bonne intelligence de l’ensemble de ces membres.
L’Observatoire se doit d’être un lieu au sein duquel sont respectées les règles du respect portées par Respect Zone, dans le but de changer les choses dans le fond. D’ailleurs, ça fonctionne bien : les quelques plateformes présentes, Etat, associations apprennent à mieux se connaître, à s’entendre et travailler en eilleure comprehension pour la réduction de la haine en ligne.
L’Observatoire repose sur la responsabilité partagée entre les membres de créer un climat de confiance et un forum de débats et de recherches. Nous pensons ceci dit qu’il pourrait aller encore plus loin. »
Quels sont les objectifs de l’observatoire ?
« Les objectifs de l’Observatoire sont définis par la loi visant à lutter contre les contenus haineux. Les membres ont pour mission d’approfondir la notion de contenus haineux, en s’appuyant sur les définitions et critères juridiques existants, mais également en effectuant des recherches pluridisciplinaires afin de s’assurer que le droit soit en adéquation avec les réalités sociales et technologiques. Cette exigence d’interdisciplinarité permet d’améliorer la connaissance du phénomène de haine en ligne et de ses mécanismes de diffusions afin de recommander des moyens de luttes efficaces. Bien entendu, l’un des premiers moyens de la réponse c’est l’éducation et la prévention ; et l’Observatoire a également pour tâche de penser des outils en ce sens aux différents publics mais dépourvu de moyens, cet exercice a des limites. »
Quelle est la place des juristes (au sens large), du droit dans cet observatoire ?
« La place du droit et des juristes y est prépondérante, sa nature est profondément liée au droit et au droit en construction. La plupart des membres sont représentés par des juristes, par leurs formations ou leurs fonctions notamment pour les représentants des ministères. Certains sont même magistrats... Mais l’intérêt est la centralité dans l’absence qu’occupe le droit et le raisonnement juridique. Un des intérêts de l’Observatoire est de faire se rencontrer différentes expériences et expertises. Aussi, la tâche des juristes est des plus complexes : la lutte contre la haine en ligne remet en cause beaucoup des principes ou des divisions qui existent entre les ordres juridiques. La compétence des juristes sollicitée par l’Observatoire n’est pas de dire de droit, mais de le déconstruire pour en reconstruire un nouveau plus adéquat, plus pertinent. C’est un exercice complexe, parfois lancinant mais extrêmement stimulant ! Nous pensons tout de même que pour être efficace, l’Observatoire se doit de se scinder en différents collèges pour prendre des décisions. Avec des acteurs aux intérêts contradictoires, la prise de décision est souvent impossible. Certains collèges devraient être indépendants et dépourvus de conflits d’intérêts avec les plateformes par exemple. »
A qui s’adressent les résultats des études menées par l’Observatoire ?
« Les quatre groupes de travail avancent sur leurs travaux, pour le moment les résultats sont encore en construction mais auront vocation à s’adresser à l’ensemble de l’opinion publique et, bien entendu, aux décideurs publics et privés.
Depuis plus de 10-15 ans que nous vivons avec les réseaux sociaux et leurs cortèges de haine, aucun des acteurs ne disposait d’un espace commun de travail et de réflexion. Alors, mener des travaux en commun cela permet à l’ensemble des membres de travailler en synergie, d’éviter les initiatives en doublon et incomplètes, de réinventer la roue chacun dans son coin… Les membres de l’Observatoire, parce qu’ils sont si divers, sont donc à la fois le premier public et les créateurs de ces résultats, c’est le principe du laboratoire de recherche juridique. En cela il est avantageusement complémenté par notre Clinique Juridique des Droits Humains Numérique que nous avons édifiée en 2019 à l’Université PSL Paris Dauphine et dotée maintenant de 30 cliniciens par an. »
Quelle évolution préconisez-vous pour l’Observatoire des contenus haineux en ligne ?
« Depuis l’adoption et la validation par le Conseil constitutionnel de la loi "principes de la République", la centralité du CSA bientôt « ARCOM » comme institution régulatrice ne fait plus question. Nécessairement, l’Observatoire doit évoluer symétriquement dans ses missions comme dans son influence.
Cela requiert en tout premier lieu que l’Observatoire se reconnaisse pour ambition d’observer, d’analyser, de prendre des initiatives et de faire des propositions concrètes, avec les moyens adéquats.
L’ambition et les moyens sont à ce jour trop timides, l’observatoire n’est pas créé juste pour cocher une case ou faire joli ! En son sein, nous voulons créer une force de décision indépendante et experte apte à guider les plateformes dans le cadre de l’implémentation du Digital Services Act en formation à Bruxelles. Notre ONG qui reste ouverte à l’inclusion de tous les juristes désireux de se battre avec les moyens du droit pour défendre le respect sur les réseaux sociaux, pousse à cela : aujourd’hui aucune méthode, aucun chiffre, aucune typologie des types de discours de haine en ligne ne fait autorité, à défaut de faire consensus.
C’est d’ailleurs dans cet esprit de promotion de vastes projets collectifs d’enquêtes et d’analyses que Respect Zone a présenté en juillet dernier la première édition du "Baromètre de la haine en ligne" [2].
Nous avons bien perçu que même si le taux de haine reste stable : 12,12 % en 2020 contre 12,42 % en 2019, la haine en ligne, du fait de la crise sanitaire, avait muté par de nombreux aspects. De manière inquiétante, nous avons noté que la haine n’était plus "investie" vers des figures publiques, institutionnelles assimilables à des acteurs politiques mais se manifestait ultra-majoritairement entre internautes mêmes.
Mais compte tenu de la limite de cette première édition prototypale, cette étude ne pouvait délivrer davantage de conclusions… C’est pour cela que nous avons souhaité la partager tout d’abord avec l’Observatoire afin de pousser les acteurs à organiser une synergie des capacités de recherche et d’analyse afin de collecter un véritable panorama de la représentation des expressions haineuses en ligne. Tout démontre que cette initiative portera ses fruits tant elle apparaît indispensable. »