Par David Dupetit, Avocat
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  • 1re Parution: 11 février 2011

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Les prérogatives des agents du Pôle Emploi en matière de suspension du versement des allocations chômage pour suspicion de fraude.

La fraude sociale, et plus spécifiquement la fraude aux allocations chômage (Allocation de Retour à l’Emploi) est un mal endémique qu’il convient de combattre avec vigueur. Les services du Pôle Emploi sont bien évidemment au cœur du dispositif de contrôle des déclarations des personnes privées d’emploi. Toutefois, jusqu’où peuvent aller les prérogatives des agents du Pôle Emploi en cas de soupçon de fraude, et de quelle manière doit être encadrée la décision – lourde de conséquence pour la personne privée d’emploi – de suspension du versement des allocations ?

Dans son arrêt en date du 18 octobre 2010, la Cour d’Appel de Montpellier (5ème Chambre Section A RG N° 10/0736) statuant en appel de référé, adopte une lecture des dispositifs règlementaires en vigueur conférant les plus larges pouvoirs au Pôle Emploi en la matière.

La Cour avait à statuer sur le cas d’un intermittent du spectacle qui, depuis de nombreuses années, bénéficiait de l’allocation Retour à l’Emploi (ARE) servie par les ASSEDIC (et depuis 2009 par le Pôle Emploi), en justifiant à la fin de chaque saison estivale du nombre de « cachets » exigé par la règlementation.

C’est ainsi que l’ASSEDIC reconnaissait à cet intermittent du spectacle le bénéfice de l’ARE par décision du 9 Septembre 2008.

Toutefois son dossier donnait lieu à une instruction complémentaire de la part des services compétents, qui, après une simple demande de communication de pièces complémentaires, lui notifiait par lettre du 2 avril 2009 la suspension du bénéfice de l’allocation au motif qu’une fraude aurait été mise en évidence, relativement au nombre de cachet effectivement effectués la saison précédente.

Par la même occasion, l’intéressé était avisé qu’une plainte était déposée contre lui entre les mains de Monsieur le Procureur de la République.

L’intéressé contestait le bien fondé de la position du Pôle Emploi sur le fond, en justifiant de l’accomplissement d’un nombre suffisant de « cachets », et considérait par ailleurs que c’était de manière abusive que l’agent en charge de son dossier avait ainsi pu suspendre de manière unilatérale le versement de l’A.R.E, qui constituait pour lui la seule source de revenus pendant la période hivernale.

Sur le plan procédural, l’intéressé saisissait en premier lieu le juge des référés du Tribunal Administratif de Montpellier qui considérait dans une ordonnance en date du 6 mai 2009 que « Le litige qui oppose un particulier à l’association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce ASSEDIC, Organisme de droit privé, relatif au versement d’Allocations d’Aide au Retour à l’Emploi qui s’inscrivent dans le cadre d’un régime conventionnel d’assurance chômage également de droit privé, ne relève pas de la compétence du Juge Administratif mais du seul Juge Judiciaire ».(précision qui intéressera certainement le praticien).

C’est donc vers le juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Perpignan que se tournait alors l’intéressé, en demandant la cessation du trouble manifestement illicite que constituait pour lui la décision de suspension notifiée par le Pôle Emploi.

L’instance mettait en débat l’articulation des différents textes applicables en la matière, dont la confrontation pouvait paraître contradictoire.

La personne privée d’emploi (et d’allocation) formulait ses prétentions sur l’analyse des dispositions du Code du Travail issues d’un décret N° 2008-1056 du 13 Octobre 2008 applicable à compter du 19 Décembre 2008, notamment l’article R. 5426-3, qui pose comme principe que :

« Le préfet supprime le revenu de remplacement mentionné à l’article L. 5421-1, de manière temporaire ou définitive, ou en réduit le montant, selon les modalités suivantes : …

3° En cas de manquement mentionné à l’article L. 5412-2 et, en application du deuxième alinéa de l’article L. 5426-2, en cas d’absence de déclaration, ou de déclaration mensongère du demandeur d’emploi, faites en vue de percevoir indûment le revenu de remplacement, il supprime ce revenu de façon définitive. Toutefois, lorsque ce manquement est lié à une activité non déclarée d’une durée très brève, le revenu de remplacement est supprimé pour une durée de deux à six mois. »

Le demandeur faisait ainsi valoir que non seulement le Préfet avait, selon lui, seul compétence pour prononcer la suspension ou la suppression de son allocation, mais encore que cette suppression ne pouvait intervenir qu’au terme d’une procédure contradictoire, prévue par l’article R 5426-8 du code du travail :

« Lorsqu’il envisage de prendre une décision de suppression ou de réduction du revenu de remplacement, le préfet fait connaître au demandeur d’emploi les motifs de sa décision.

Le préfet informe l’intéressé qu’il a la possibilité, dans un délai de dix jours, de présenter ses observations écrites ou, si la sanction envisagée est une suppression du revenu de remplacement, d’être entendu par la commission prévue à l’article R. 5426-9. »

Enfin, le demandeur faisait observer que, toujours selon lui, les questions du rôle et des prérogatives des agents du Pôle Emploi étaient également réglées par le code du travail, en son article R. 5426-6 :

« Lorsque les agents chargés du contrôle de la recherche d’emploi constatent l’un des manquements prévus à l’article R. 5426-3, ils le signalent sans délai au préfet, sans préjudice de l’exercice du pouvoir de radiation du directeur général de l’ institution mentionnée à l’article L. 5312-1 du code du travail ou de la personne qu’il désigne en son sein prévu à l’article R. 5412-1.
Ce signalement comporte les éléments de fait et de droit de nature à justifier le constat réalisé. »

De son côté, le Pôle Emploi se prévalait des dispositions du règlement général annexé à la convention du 8 janvier 2006 relatif à l’ARE, et notamment son article 33,3 :


« Le Paiement de l’allocation d’aide au retour à l’emploi cesse à la date à laquelle :

a) l’ASSEDIC détecte une déclaration inexacte ou une attestation mensongère ayant eu pour effet d’entraîner le versement d’allocations intégralement indues.

b) l’allocataire est exclu du revenu de remplacement par le Préfet dans les conditions prévues par » le code du travail.

En réalité, ce règlement général n’est plus en vigueur depuis l’instauration du Pôle Emploi, ayant été remplacé par le Règlement général annexé à la Convention en date du 19 février 2009, mais qui adopte un dispositif identique dans son article 25 (voir ici : http://www.unedic.org/Textes/reglement-general-annexe-a-la-convention-du-19-fevrier-2009).

Se posait donc la question de déterminer si le Pôle Emploi pouvait unilatéralement, sans débat contradictoire et a fortiori sans reconnaissance juridique de l’existence d’une fraude, suspendre le versement de l’allocation de retour à l’emploi.

En première instance, le juge civil accueillait favorablement l’argumentation de la personne dont l’allocation avait été suspendue.

Par ordonnance en date du 18 février 2010 le Juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Perpignan faisait en effet prévaloir les dispositions du Code du Travail sur celles du règlement général invoqué par le Pôle Emploi en considérant que :

« le service juridique de Pôle Emploi Languedoc Roussillon a avisé par courrier du 2 avril 2009 Mr X de ce qu’il avait annulé les ouvertures de droit à indemnisation prononcées à son bénéfice, sans respecter la procédure prévue par les dispositions du décret N° 2008-1056 du 13 octobre 2008 applicables à compter du 19 décembre 2008 ; il a ainsi commis une irrégularité manifeste qui justifie la compétence du juge des référés, qui même en présence d’une contestation sérieuse, peut prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent. »

Dès lors, le Pôle Emploi était condamné à restaurer l’intéressé dans la plénitude de ses droits.

Le Juge des référés rappelait par ailleurs que : « l’article R 5426-3 du Code du Travail réserve au Préfet la possibilité de supprimer le revenu de remplacement ou d’en réduire le montant sans préjudice du pouvoir de suspension conservatoire des organismes de l’assurance chômage, qui ayant constaté un manquement prévu à l’article R 5426-3 du Code du Travail, doit le signaler sans délai au Préfet. »

Cette décision paraissait d’autant plus fondée, que quelques temps plus tard Monsieur le Procureur de la République classait sans suite la plainte de Pôle Emploi en considérant que l’infraction n’était pas suffisamment caractérisée.

Toutefois le Pôle Emploi relevait appel de l’ordonnance de référé, et déposait une plainte avec constitution de partie civile entre les mains de Mme le doyen des Juges d’instruction.

Dans son arrêt en date du 18 octobre 2010 la Cour d’appel de Montpellier a réformé l’ordonnance de référé en considérant que : « le pouvoir conféré au Préfet de supprimer le revenu de remplacement n’apparaît pas exclusif de la possibilité pour Pôle Emploi de cesser le versement de l’allocation, dans l’hypothèse où elle détecte une déclaration mensongère, voire une fraude. »

Ce faisant, la Cour d’appel, prenant le contre-pied du premier juge, consacre la primauté du règlement général annexé à la convention Pôle Emploi sur les dispositions du code du travail, en consacrant de fait la coexistence de deux procédures pourtant radicalement différentes dans leur esprit et leur déroulement.

Ainsi, les agents du Pôle Emploi se voient reconnaître la possibilité, lorsqu’ils suspectent une fraude commise pour l’obtention de l’A.R.E :

• Soit de suspendre unilatéralement le versement de l’allocation de « Retour à l’Emploi », sans considération de procédure contradictoire ni de délai ;

• Soit d’aviser le Préfet de leur soupçon de fraude, à charge pour ce dernier le cas échéant d’organiser une procédure contradictoire avant toute suspension du versement de l’allocation.

Le choix du juriste se porterait préférentiellement sur la seconde option, garantissant seule le respect d’un minimum de droit pour le bénéficiaire de l’allocation suspecté de fraude (droit de connaître les griefs qui lui sont faits, droit d’avoir communication du dossier, droit de fournir ses explications et droit d’être entendu par une commission impartiale).

Ce choix paraît devoir s’imposer avec d’autant plus de force que le « suspecté de fraude » par le Pôle Emploi n’a fait l’objet d’aucune condamnation pénale pour les faits qui lui sont reprochés, alors pourtant que la privation de l’allocation qui est prononcée à son encontre constitue une véritable sanction de nature patrimoniale, relevant de la matière « civile » au sens de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, notamment son article 6 (droit à un procès équitable).

Or, il est à douter que ce soit systématiquement les mêmes considérations qui animent les agents de contrôle du Pôle Emploi, ce qu’illustre au demeurant parfaitement le cas ici rapporté.

Par ailleurs, le règlement Pôle Emploi ne définissant aucun critère de choix entre les deux procédures qu’il prévoit, cette faculté ainsi laissé à ses agents d’orienter les soupçons de fraude sur deux voies radicalement différentes est certainement source de rupture de l’égalité de traitement entre les citoyens, et pour tout dire d’arbitraire…

En effet, la décision ici rapportée aboutit à justifier la suppression de l’allocation de retour à l’emploi alors même que la plainte du Pôle Emploi, initialement classée en suite, est toujours à l’instruction et que l’intéressé bénéficie donc pleinement de la présomption innocence.

Exemple supplémentaire s’il en fallait que les considérations économiques priment parfois sur le respect des principes fondamentaux…

Il est donc regrettable qu’à l’occasion de l’adoption du Règlement général annexé à la Convention en date du 19 février 2009, il n’ait pas été prévu de limiter dans le temps la possibilité de suspension de l’allocation sur décision unilatérale du Pôle Emploi, et de systématiser la saisine de l’autorité préfectorale en cas de suspicion de fraude.

David Dupetit

Avocat à Perpignan

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