Selon un rapport récent de l’OCDE et de l’EUIPO, le commerce de produits de contrefaçon représente désormais 3.3 % des échanges mondiaux et ne cesse de prendre de l’ampleur.
La majorité des produits contrefaits saisis lors de contrôles douaniers proviennent, sans grande surprise, de Chine et de Hong Kong.
Ce phénomène est ancien et documenté : l’essentiel de la contrefaçon mondiale, dans nombre de secteurs industriels, provient de Chine. Cela implique pour les titulaires de droits de mettre en place des actions préventives auprès des Douanes et d’essayer de repérer le plus tôt possible les réseaux de contrefaçon, notamment sur le Web.
Un autre phénomène bien connu en Chine est celui du « trademark squatting ». Des sociétés chinoises déposent quasi-systématiquement des marques nationales chinoises reproduisant ou imitant des marques européennes, ce qui s’avère problématique lorsque la protection en Chine n’est pas effectuée dans le délai de priorité de six mois à compter du dépôt de la marque en France ou en Union Européenne.
En revanche, à la lecture de plusieurs décisions récentes, un phénomène nouveau émerge : celui de la protection pas des sociétés - chinoises principalement- de leurs « créations » contrefaisantes par le droit de la propriété intellectuelle.
Ce phénomène est surprenant de prime abord. Comme le rappelle le Professeur Nicolas Binctin, « l’acte créatif est au cœur de la propriété intellectuelle ». En l’absence de tout processus de création ou d’innovation, la protection par la propriété intellectuelle devrait être sans objet puisque de les contrefacteurs de mauvaise foi (c’est-à-dire, au sens de cet article, les cas où la contrefaçon est manifestement délibérée) représentent l’antinomie de la raison d’être de la propriété intellectuelle. Or, les contrefacteurs de ce type essaient traditionnellement de rester discrets et d’échapper aux actions des titulaires de droit.
Pourtant, il semble bien que des acteurs économiques souhaitent désormais utiliser les mécanismes de protection de la propriété intellectuelle pour protéger des contrefaçons manifestes.
Après avoir donné quelques exemples de ce nouveau phénomène, nous en verrons les raisons vraisemblables ainsi que les implications pour les titulaires de droits.
Exemples en matière de dessins et modèles.
En matière de modèle, cette tendance est illustrée par plusieurs décisions récentes de l’EUIPO qui annulent des dessins et modèles communautaires déposés par des sociétés chinoises sur des modèles antérieurs très connus.
La première décision concerne une dessin et modèle sur une copie de LEGO (EUIPO, 5 juillet 2019, ICD 104 541) :
Le dessin et modèle récent est logiquement annulé pour défaut de caractère individuel : « les différences mineures entre les dessins ou modèles sont beaucoup moins frappantes que l’impression globale produite par leurs caractéristiques communes. Cette conclusion est renforcée par la liberté très importante du créateur et par le fait que la forme du dessin ou modèle était arbitraire. Même en tenant compte de la limitation selon laquelle il s’agit d’un jouet en forme de figurine, le dessin ou modèle communautaire enregistré contesté aurait pu avoir des formes diverses et variées ».
La deuxième décision porte sur une « Barbie » sans cheveux (EUIPO, 10 juillet 2019, ICD 10 832) :
Ici encore, le dessin et modèle est annulé pour défaut de caractère individuel : « The general appearances of the dolls’ heads are very similar. The differences do not have a significant effect on the overall impression that the designs are very similar. In order for informed users to be able to distinguish between the two designs, they would need to examine them in detail, which would be far beyond the assessment of the overall impression that is required by the CDR. Therefore, the differences between the two designs cannot be deemed to be sufficient for the contested RCD to produce a different overall impression on informed users from that produced by the earlier design”.
Ce phénomène se retrouve également dans le domaine des chaussures où la société ADIDAS a du engager une action en nullité devant l’EUIPO contre un modèle enregistré reprenant presque à l’identique les caractéristiques d’un de ces modèles (EUIPO, 25 janvier 2019, ICP 102 839) :
Le modèle a été annulé pour défaut de caractère individuel.
Enfin, dans le domaine de réfrigérateurs, la société SMEG a du agir en nullité contre un modèle communautaire quasi-identique (EUIPO, 6 septembre 2018, ICD 11 136) :
Exemples en matière de marques.
Ce phénomène se retrouve, par exemple, dans le domaine vinicole.
Ainsi, une société chinoise a déposé la demande de marque CHEVAL BLANC GENERAL. Sur opposition du titulaire de la marque CHATEAU CHEVAL BLANC, la demande de marque a été rejetée (EUIPO, 13 mars 2019, OPP B 3 051 108) :
La même société chinoise a également déposé une demande de marque de l’Union Européenne très « proche » du fameux CHATEAU BEYCHEVELLE :
Une opposition est actuellement en cours devant l’EUIPO.
La même société chinoise subit également une opposition du titulaire de la marque JACK DANIEL pour avoir déposé la demande de marque de l’Union Européenne JACK DAVID en classe 33.
Dans le domaine de la mode, l’EUIPO a rejeté la demande de marque CAIVENKELIN pour des vêtements en classe 25 sur la base de la marque antérieure CALVIN KLEIN (EUIPO, 21 février 2019, OPP B 3 047 302) :
Les raisons de ce phénomène naissant.
Ce phénomène naissant est particulièrement intrigant. Quel pourrait être l’intérêt pour un contrefacteur de mauvaise foi d’essayer d’obtenir une protection par la propriété intellectuelle ?
La première raison pourrait être de tester la réaction du titulaire de droits antérieurs avant de commercialiser les produits. En effet, si le titulaire de droits « imités » ne réagit pas ou si la société chinoise obtient une décision favorable pour son droit de propriété intellectuelle, le produit peut être lancé sur le marché européen avec un peu moins de risques. Il s’agit toutefois d’un intérêt limité puisque rien n’empêche le titulaire antérieur d’agir ultérieurement en nullité ou en contrefaçon.
En effet, de tels dépôts ne permettent pas à leurs titulaires d’invoquer efficacement la forclusion par tolérance. L’article 61 du Règlement n°2017/1001 sur la marque de l’Union Européenne prévoit que « Le titulaire d’une marque de l’Union européenne qui a toléré pendant cinq années consécutives l’usage d’une marque de l’Union européenne postérieure dans l’Union en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité de la marque postérieure sur la base de la marque antérieure pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que l’enregistrement de la marque de l’Union européenne postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi ».
Cependant, c’est l’usage de la marque qui fait courir le délai de forclusion et non le dépôt de la marque. Or, le dépôt de la marque risque d’alerter les titulaires de marques qui surveillent les dépôts. Par ailleurs, le mécanisme de la forclusion par tolérance n’existe pas en matière de dessins et modèles communautaires.
Ce phénomène peut s’expliquer pour deux raisons complémentaires.
D’une part, le dépôt de droits de propriété intellectuelle sur des contrefaçons évidentes permet de rassurer d’éventuels investisseurs. Il est probable que ces contrefacteurs de mauvaise foi essaient de rassurer leurs partenaires économiques (notamment les distributeurs en Europe qui pourraient craindre une action en contrefaçon) en prouvant qu’ils déposent eux-mêmes des titres de propriété intellectuelle. Cela est particulièrement simple à réaliser en matière de dessins et modèles où l’EUIPO n’exerce qu’un contrôle a minima de validité et où la procédure d’opposition n’existe pas. Le déposant obtient ainsi dans la grande majorité des cas, et très rapidement, un certificat d’enregistrement de ses dessins et modèles. Les titulaires de droits antérieurs seront donc contraints d’engager ultérieurement des actions en nullité.
D’autre part, ces dépôts permettent également des actions de communication avec des mentions telles que « Marque déposée » ou « Modèle enregistré ». Ces mentions sont parfois perçues par les consommateurs comme des indications de garantie, ce qui est pourtant erroné. Certains consommateurs accorderont ainsi plus de crédit à un faux LEGO ou une fausse BARBIE si des mentions de propriété intellectuelle figurent sur les emballages.
Quelles conséquences pour les titulaires de droit ?
En matière de marques, les titulaires de marques connues surveillent généralement les nouveaux dépôts ce qui leur permet d’agir rapidement par le biais de l’opposition. Le phénomène émergent des dépôts de contrefaçon manifestes pourra ainsi être contrôlé assez tôt mais cela entrainera probablement une augmentation du nombre d’oppositions.
En matière de dessins et modèles, la problématique est différente car beaucoup de sociétés surveillent moins les dépôts, notamment en raison de l’absence de procédure d’opposition. La mise en place de surveillances sur les registres de modèles pourrait pourtant s’avérer efficace. Elle permettrait non seulement d’attaquer en nullité les dépôts contrefaisants mais également d’anticiper l’arrivée sur le marché européen des produits en cause, permettant ainsi la mise en place de mesures préventives.
En conclusion, ce phénomène naissant qui consiste à détourner les finalités de la propriété intellectuelle par des contrefacteurs de mauvaise foi risque de s’accentuer dans les prochaines années. Le nombre de dépôts des sociétés chinoises explose en Europe et en Amérique du Nord et parmi ces dépôts figurent de nombreux droits qui ne respectent manifestement pas les conditions de validité. En Europe, les Offices ne contrôlent pas l’existence de droits antérieurs laissant aux seuls titulaires de ces droits l’opportunité de se défendre par des oppositions ou des actions en nullité. Il est donc plus que jamais nécessaire de surveiller les dépôts de titre de propriété industrielle pour assurer une protection efficace contre les contrefaçons.