La responsabilité du fait des choses à l’ère de l’IA : enjeux juridiques et perspectives réglementaires.

Par Yasser Elkouri, Doctorant.

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Explorer : # intelligence artificielle # responsabilité civile # régulation européenne # autonomie des systèmes

Cet article explore la notion de responsabilité de fait des choses dans le contexte de l’intelligence artificielle (IA). En s’appuyant sur l’article 1242 du Code civil et des principes de jurisprudence, il examine comment l’IA, en tant qu’outil technologique, peut engager la responsabilité de ses concepteurs, utilisateurs ou institutions. À travers des exemples concrets dans des domaines comme la santé et la finance, l’article analyse les défis juridiques posés par l’autonomie croissante des systèmes d’IA. Il aborde également le projet de régulation européenne AI Act, qui vise à encadrer l’utilisation de l’IA tout en laissant des questions ouvertes sur la répartition des responsabilités. En conclusion, l’article souligne la nécessité de clarifier les règles juridiques pour prévenir les dommages tout en favorisant l’innovation.

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Introduction.

Imaginez un monde où les machines pensent, où les algorithmes décident, et où l’intelligence artificielle (IA) devient un acteur incontournable de notre quotidien. Un monde où un assistant vocal, comme Siri, peut répondre à une question anodine, mais aussi, dans un scénario plus sombre, fournir des informations qui facilitent un acte criminel. En 2014, cette réalité a frappé de plein fouet le système judiciaire américain : Pedro Bravo, accusé du meurtre de son ami, a utilisé Siri pour rechercher des informations sur la manière d’enterrer un corps. Bien que Siri ne soit qu’un outil de recherche, cette affaire soulève une question troublante : que se passerait-il si une véritable intelligence artificielle, dotée de capacités décisionnelles avancées, fournissait des informations nuisibles ou facilitait des actes criminels ?

Cette question n’est pas seulement théorique. Elle touche au cœur des enjeux juridiques de notre époque : la responsabilité de fait des choses. En droit civil, ce concept permet de tenir pour responsable le gardien d’une chose qui cause un dommage, même en l’absence de faute humaine. Mais comment appliquer ce principe à l’IA, une "chose" immatérielle, capable d’apprendre, de décider, et d’agir de manière semi-autonome ?

Dans cet article, nous explorerons cette problématique complexe. Nous commencerons par définir les fondements juridiques de la responsabilité de fait des choses, avant d’examiner comment elle s’applique à l’IA. Enfin, nous analyserons les perspectives offertes par l’AI Act, le projet de régulation européenne sur l’intelligence artificielle, et les défis qu’il reste à relever pour encadrer cette technologie en pleine évolution.

1. La responsabilité de fait des choses : fondements juridiques.

1.1. Définition et origine.

La responsabilité de fait des choses est un pilier du droit civil, notamment en France, où elle est codifiée à l’article 1242 du Code civil [1]. Ce texte dispose que "on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des choses que l’on a sous sa garde". En d’autres termes, si une chose cause un dommage, son gardien peut être tenu responsable, même en l’absence de faute de sa part.

Ce principe trouve ses racines dans la jurisprudence du début du XXe siècle, avec l’arrêt fondateur de la Cour de cassation du 16 juin 1896 (arrêt Teffaine) [2]. Dans cette affaire, une chaudière avait explosé, causant des dommages. La Cour a estimé que le propriétaire de la chaudière, en tant que gardien, était responsable du dommage, même sans preuve de négligence. Cette décision a marqué un tournant en établissant que la responsabilité peut découler du simple fait de détenir une chose dangereuse.

1.2. Application aux technologies modernes.

Aujourd’hui, ce principe s’applique à des objets de plus en plus complexes, allant des machines industrielles aux systèmes informatiques. Cependant, l’émergence de l’intelligence artificielle (IA) pose des défis inédits. Contrairement à une chaudière ou une voiture, l’IA est immatérielle, capable d’apprendre et de prendre des décisions de manière semi-autonome.

Question clé : comment appliquer l’article 1242 du Code civil à l’IA, une "chose" qui n’est pas tangible mais qui peut causer des dommages par son fonctionnement ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre que l’IA, en tant qu’outil logiciel, peut être considérée comme une "chose" au sens juridique. En effet, l’article 1242 ne limite pas la responsabilité de fait aux objets physiques.
Cependant, l’IA ajoute une couche de complexité : elle est conçue pour agir de manière autonome, ce qui soulève des questions sur la notion de "garde". Qui est le gardien de l’IA : le concepteur, l’utilisateur, ou les deux ?

2. L’IA comme "chose" : implications juridiques.

2.1. L’IA est-elle une "chose" au sens juridique ?

L’intelligence artificielle, bien qu’immatérielle, peut être qualifiée de "chose" au sens de l’article 1242 du Code civil. Cette qualification repose sur le fait que l’IA, comme tout outil technologique, est susceptible de causer des dommages par son fonctionnement. La jurisprudence française a déjà reconnu que des logiciels ou des systèmes automatisés peuvent engager la responsabilité de leur gardien. Par exemple, dans plusieurs décisions, les tribunaux ont estimé que des défauts dans des logiciels ou des systèmes technologiques pouvaient entraîner la responsabilité de leurs concepteurs ou utilisateurs.

Cependant, l’IA introduit une complexité supplémentaire : elle est conçue pour apprendre et agir de manière autonome. Cette autonomie soulève des questions inédites sur la notion de "garde". Par exemple, si un système d’IA utilisé dans la finance prend une décision erronée qui entraîne des pertes financières, qui est responsable : le concepteur de l’algorithme, l’utilisateur qui l’a déployé, ou l’institution qui l’a mis en place ?

2.2. La garde de l’IA : qui est responsable ?

Selon l’article 1242 du Code civil, le gardien d’une chose est la personne qui en a l’usage, la direction et le contrôle. Dans le cas de l’IA, cette notion devient floue, car l’outil peut prendre des décisions indépendamment de son concepteur ou de son utilisateur.

Prenons l’exemple d’un système d’IA utilisé dans la santé. Imaginons qu’un médecin utilise cet outil pour diagnostiquer une maladie, et que l’IA fournisse une recommandation erronée, entraînant des complications pour le patient. Qui est responsable ? Le concepteur de l’IA pourrait être tenu pour responsable si l’erreur est due à un défaut de conception ou à un manque de tests adéquats. L’utilisateur (le médecin) pourrait également être impliqué s’il n’a pas vérifié la recommandation de l’IA ou s’il a utilisé l’outil de manière inappropriée [3]. Enfin, l’hôpital pourrait être tenu pour responsable s’il a déployé l’IA sans formation adéquate ou sans protocoles clairs.

Cette répartition des responsabilités montre que l’IA, en tant que "chose", peut engager la responsabilité de plusieurs acteurs. Cependant, elle soulève également des défis juridiques majeurs, notamment en ce qui concerne la preuve de la causalité et la répartition des responsabilités entre les concepteurs et les utilisateurs.

3. L’AI Act : vers un cadre réglementaire pour l’IA.

3.1. Présentation de l’AI Act.

L’AI Act est un projet de régulation européenne, présenté par la Commission européenne en avril 2021, visant à encadrer l’utilisation de l’intelligence artificielle. Ce texte ambitieux classifie les systèmes d’IA selon leur niveau de risque : minime, limité, élevé, et inacceptable. Les systèmes à haut risque, comme ceux utilisés dans la santé, les transports ou la justice, seront soumis à des obligations strictes en matière de transparence, de sécurité et de respect des droits fondamentaux [4].

L’objectif de l’AI Act est de créer un cadre juridique harmonisé pour l’IA dans l’Union européenne, tout en favorisant l’innovation et en protégeant les citoyens contre les risques liés à cette technologie. Par exemple, un système d’IA utilisé pour le diagnostic médical devra être transparent dans ses décisions, permettre une surveillance humaine, et garantir la traçabilité de ses recommandations.

3.2. Implications pour la responsabilité de fait des choses.

L’AI Act ne traite pas explicitement de la responsabilité de fait des choses, mais il pose des bases pour une responsabilité partagée entre les concepteurs et les utilisateurs d’IA. Les concepteurs de systèmes d’IA à haut risque devront garantir que leurs produits respectent des normes strictes de sécurité et de transparence. Par exemple, ils devront fournir une documentation technique détaillée, mettre en place des mécanismes de surveillance continue, et assurer la traçabilité des décisions prises par l’IA.

Les utilisateurs, quant à eux, devront s’assurer que ces outils sont utilisés de manière conforme à leur finalité. Ils devront également former leur personnel et mettre en place des protocoles pour prévenir les erreurs. Par exemple, un hôpital utilisant un système d’IA pour le diagnostic devra former ses médecins à interpréter les recommandations de l’outil et à les vérifier avant de les appliquer.

Cependant, l’AI Act ne précise pas comment appliquer le principe de responsabilité de fait des choses à l’IA. Si un système d’IA cause un dommage, les victimes pourront engager la responsabilité du concepteur ou de l’utilisateur, selon les circonstances. Mais comment déterminer qui est le gardien de l’IA dans un cas concret ? Cette question reste ouverte.

3.3. Limites et défis.

Malgré ses avancées, l’AI Act présente des limites. Par exemple, il ne définit pas clairement comment répartir la responsabilité entre les concepteurs et les utilisateurs en cas de dommage causé par l’IA. De plus, les systèmes d’IA capables d’apprendre et d’agir de manière autonome posent des défis inédits, que l’AI Act ne résout pas entièrement.

Enfin, l’AI Act s’applique uniquement dans l’Union européenne, ce qui soulève des questions sur la coordination avec les régulations d’autres pays. Par exemple, si un système d’IA développé aux États-Unis cause un dommage en Europe, quelle législation s’applique ?

Conclusion.

La responsabilité de fait des choses, un concept ancré dans le droit civil depuis plus d’un siècle, trouve aujourd’hui une nouvelle résonance à l’ère de l’intelligence artificielle. Comme l’a montré l’affaire Siri, même des outils technologiques apparemment inoffensifs peuvent jouer un rôle dans des situations criminelles ou dommageables. Cependant, l’IA, avec sa capacité à apprendre et à agir de manière autonome, pousse ce principe juridique dans ses retranchements.

À travers cet article, nous avons exploré les fondements de la responsabilité de fait des choses, son application à l’IA, et les perspectives offertes par l’AI Act. Il ressort que l’IA, en tant que "chose", peut engager la responsabilité de ses gardiens - qu’il s’agisse des concepteurs, des utilisateurs, ou des institutions qui la déploient. Cependant, les défis restent nombreux : comment répartir la responsabilité entre ces acteurs ? Comment encadrer l’autonomie croissante des systèmes d’IA ? Et comment harmoniser les régulations à l’échelle internationale ?

L’AI Act représente une avancée majeure dans la régulation de l’IA, mais il ne résout pas toutes les questions. Pour que la responsabilité de fait des choses s’applique pleinement à l’IA, il faudra clarifier les rôles et les obligations de chaque acteur, tout en garantissant que les victimes de dommages causés par l’IA puissent obtenir réparation.

En conclusion, l’IA est une "chose" puissante, mais elle reste un outil créé et utilisé par des humains. C’est à nous, en tant que société, de définir les règles qui encadreront son utilisation, pour prévenir les dommages tout en favorisant l’innovation. Comme le disait le juriste Jean Carbonnier, "le droit est l’art du possible". À nous de faire en sorte que l’IA reste un art au service de l’humanité.

Yasser Elkouri, doctorant à la Faculté des Sciences Juridiques Economiques et Sociales de Tanger, Université Abdelmalek Essaâdi

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Notes de l'article:

[1Article 1242 du Code civil :"On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des choses que l’on a sous sa garde".

[2Arrêt Teffaine (16 juin 1896) : cet arrêt a établi le principe de la responsabilité du fait des choses, même en l’absence de faute.

[3Article L1142-1 du Code de la santé publique :"Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, les professionnels de santé ne sont responsables des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu’en cas de faute."

[4AI Act (Proposition de la Commission européenne, avril 2021) : Article 16 : Obligations de conformité pour les systèmes d’IA à haut risque.

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