[Point de vue] Vers la reconnaissance d’un principe général de motivation et de publicité des décisions judiciaires ?

Par Samy Merlo, Juriste.

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Explorer : # motivation des décisions judiciaires # publicité des décisions judiciaires # transparence judiciaire # bonne administration de la justice

On sait, pour l’heure, que des articles 12, 15 et 16 combinés de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (« DDHC ») de 1789 s’évince [1] un objectif à valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice » [2].
On sait, également, qu’il n’est pas possible d’invoquer cet objectif au soutien d’une QPC. [3]
Article mis à jour par l’auteur en novembre 2023.

-

Dans un précédent article (Covid-19 : le port du masque obligatoire était-il inconstitutionnel durant tout ce temps ? Par Samy Merlo, Elève-Avocat.), nous évoquions les péripéties d’un requérant parti malgré lui en croisade judiciaire contre les restrictions Covid, notamment l’obligation de port du masque à peine d’amende.

N’ayant pas obtenu satisfaction devant le Tribunal de police, un pourvoi en cassation (n° 23-83.513) était formé.

À cette occasion, plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité (« QPC ») étaient posées, parmi lesquelles une en ces termes :

« Les dispositions de l’article 603-1 du Code de procédure pénale, en les termes « et les moyens produits », à la lumière de la pratique constante de la Chambre criminelle, portent-elles atteinte aux principes de publicité et de motivation des décisions judiciaires en toute matière, tels qu’ils s’évincent de la combinaison des articles 12, 15 et 16 de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, en ce que ces dispositions ne s’appliquent pas aux moyens dont l’admission est refusée en application de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale, dissimulant par là même la teneur desdits moyens aux yeux des tiers, alors :
1°/ que l’analyse du conseiller-rapporteur et de l’avocat général ne sont pas davantage annexés à l’arrêt et sont donc inaccessibles au public ;
2°/ qu’au surplus, ces analyses ne constituent pas des décisions de justice et sont même susceptibles de se contredire entre elles [4] ;
3°/ que la simple reproduction des moyens, au sein même de l’arrêt ou en annexe, sans y répondre, n’est pas de nature, ni à alourdir la charge de travail des magistrats, ni à rallonger les délais de procédure ;
4°/ que, dans une société démocratique, il appartient à l’ensemble du public et de la Société de constater et contrôler le bon fonctionnement de l’institution judiciaire ainsi que la nécessaire cohérence des décisions qui en découle ?
 »

Elle est consultable ici.

La QPC porte donc sur la procédure d’admission des pourvois, que nous avions déjà longuement balayée dans un précédent article (De l’admission des pourvois et de l’objectif de bonne administration de la (l’in ?)justice. Par Samy Merlo, Élève-Avocat.).

Résumons-la de manière très succincte : La procédure d’admission des pourvois est-elle compatible avec le principe général de motivation et de publicité des décisions judiciaires ?

Or, il n’aura pas échappé aux plus aguerris des constitutionnalistes que le principe sus-évoqué… n’existe pas.

Du moins, il n’a jamais été découvert à ce jour : la QPC est nouvelle et devrait, logiquement, être transmise d’office à la rue Montpensier [5].

Ce qui est déjà connu en revanche, ainsi qu’il était rappelé en introduction, c’est l’objectif à valeur constitutionnelle de « bonne administration de la justice », issu des articles 12, 15 et 16 combinés de la DDHC.

Alors, le Conseil constitutionnel est-il susceptible, dans les mois qui viennent, d’accoucher d’un nouveau principe ?

Des corollaires d’une justice « bien administrée ».

Selon le professeur Jacques Robert, une justice « bien administrée » signifie une justice « à la fois accessible, sereine et efficace » [6]

C’est d’ailleurs l’essence même de l’État de droit, caractérisé par une nécessaire sécurité juridique, que de rendre prévisibles les conséquences légales du fait de l’Homme (et parfois de la nature), de sorte à interdire au juge de s’adonner à l’arbitraire : aux cas semblables une solution identique.

Pour y parvenir, il est donc un prérequis indispensable que la loi elle-même soit, en amont, accessible et intelligible : il s’agit d’ailleurs là encore d’un objectif à valeur constitutionnelle [7] auquel contribue la diffusion de la jurisprudence [8].

Or, cette diffusion implique, en toute logique, que les décisions soient publiées.

En outre, elle n’a d’intérêt que si la lecture d’une décision donnée permet aux tiers de comprendre les enjeux du litige, ce qui implique d’évoquer, en sus du dispositif, au sein même de la décision ou en annexe, tant les faits que leurs conséquences légales, sans oublier les moyens et prétentions des parties.

Autrement dit, la diffusion de la jurisprudence n’a d’intérêt que si les décisions sont motivées, que ce soit en leur sein ou dans une annexe elle aussi rendue publique.

En effet, dans le cas contraire, comment la Société pourrait-elle s’assurer qu’une décision inique, non conforme au droit, n’aurait pas été rendue, en toute opacité, en l’absence de publicité ou de motivation ?

C’est d’autant plus vrai en cassation : lorsqu’une décision inique est rendue en première instance ou en appel, elle pourra toujours être sanctionnée par les juges du degré supérieur ; mais une fois le litige arrivé en cassation, le contrôle du public et la menace de l’opprobre deviennent les seuls remparts à la tentation du juge de s’éloigner de son office.

Et c’est là que le bât blesse : s’agissant de la procédure d’admission des pourvois, les enjeux des litiges sont purement et simplement occultés de la vue du public, en l’absence tant de motivation que de publicité des décisions, lorsque les pourvois ne sont pas admis [9].

S’il est vrai que cette manière d’opérer fait gagner un temps considérable, pourquoi ne pas publier a minima le rapport du conseiller ainsi que les conclusions de l’avocat général (ou du rapporteur public, s’agissant du Conseil d’État) en annexe ?

De cette manière, seraient conciliés les enjeux tant de désengorgement des juridictions de cassation que de diffusion de la jurisprudence.

À titre d’exemple : dans un arrêt de non-admission (n° 19-86.900) rendu par la Chambre criminelle en date du 14 octobre 2020, le litige portait sur une plainte avec constitution de partie civile pour infractions à la législation sur les données à caractère personnel.

Pour entériner l’arrêt confirmatif de l’ordonnance de refus d’informer, le conseiller-rapporteur et l’avocat général affirmaient tous deux que les allégations du requérant étaient « hypothétiques » malgré l’absence d’enquête, à contre-courant d’une jurisprudence constante et centenaire [10].

À l’évidence, la Cour de cassation n’a pas eu l’outrecuidance d’assumer un tel revirement dans une décision dûment motivée et publiée !

En eût-il été de même si les avis de ces deux magistrats avaient été rendus publics ?

Ce qui est d’ailleurs d’autant plus malheureux que le conseiller-rapporteur et l’avocat général se contredisaient en l’espèce, le premier affirmant que l’existence d’un fichier « n’était pas alléguée », tandis qu’elle n’ « était qu’alléguée » selon le second, laissant alors même le requérant dans le flou...

Pour autant, et nonobstant tout ce qui vient d’être rappelé, le Conseil constitutionnel ne s’est jamais prononcé, à ce jour, sur l’existence d’un principe général à valeur constitutionnelle de publicité et de motivation des décisions de justice.

Tout au plus a-t-il pu timidement reconnaître, au visa des articles 6, 8, 9 et 16 de la DDHC, une exigence constitutionnelle de publicité des audiences en matière pénale [11], et au visa des articles 7, 8 et 9, une exigence de motivation des arrêts rendus par les cours d’assises [12].

Mais au-delà des enjeux spécifiques à la matière pénale, existe-t-il un principe général à valeur constitutionnelle de motivation et de publicité des décisions judiciaires ?

Certes, à supposer ce principe existant, il ne serait vraisemblablement pas absolu.

Il ne l’est d’ailleurs pas du point de vue de la Cour européenne des droits de l’Homme, au visa de l’article 6 de la Convention éponyme : à titre d’exemple, la procédure de non-admission des pourvois a justement été entérinée de longue date à Strasbourg [13].

Peut-être la découverte de ce principe permettrait-elle, a minima, de modifier les pratiques judiciaires des juridictions de cassation vers une plus grande transparence, que ce soit par une motivation abrégée mais néanmoins existante, ou, mieux encore, par la publication des avis des magistrats en annexe, comme évoqué plus haut.

C’est d’ailleurs déjà le cas s’agissant du Conseil d’État : les conclusions des rapporteurs publics sont - parfois - publiées sur la plateforme ArianeWeb.

Et pourquoi ne pas le faire systématiquement ?

À suivre.

Mise à jour.

Dans son arrêt QPC en date du 9 août 2023 (n° 23-83.513), la Chambre criminelle a statué en ces termes :

« 2. Sous couvert de l’article 603-1 du code de procédure pénale, la question développe une argumentation ne se référant qu’aux dispositions de l’article 567-1-1 dudit code, qui ont déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans les motifs et le dispositif de la décision n° 2001-445 DC du 19 juin 2001 concernant la loi organique du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature.

3. La pratique des non-admissions partielles ne constitue pas un changement des circonstances de droit ou de fait, au sens de l’article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel qui, affectant la portée de la disposition législative critiquée, en justifierait le réexamen.

4. Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la question au Conseil constitutionnel. »

La question de l’existence du principe général susmentionné reste donc, pour l’heure, en suspens.
Dont acte.

Samy Merlo, Juriste auto-entrepreneur
Mail : samy.merlo.juriste chez laposte.net
Site internet : (voir profil)

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Notes de l'article:

[1NDLR : le verbe s’évincer s’entend ici comme signifiant "résulter de... que..." (https://www.dictionnaire-juridique.com/definition/evincer-il-s-evince.php).

[2Conseil constitutionnel, décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009, considérant n° 4.

[3Conseil constitutionnel, décision n° 2013-356 QPC du 29 novembre 2013, considérant n° 12.

[4Exemple : Crim 14 octobre 2020 n° 19-86.900.

[5Pour un rappel à ce sujet l’article : Guide pour la rédaction d’une QPC. Par Samy Merlo, Élève-Avocat..

[6« Retour sur la notion de bonne administration de la justice » – Hélène Apchain – AJDA 2012. 587.

[7Conseil constitutionnel 16 décembre 1999 DC n° 99-421.

[8« L’élargissement du principe de publicité des débats judiciaires : une judiciarisation du débat public », Sandrine Roure, dans « Revue française de droit constitutionnel », 2006/4 (n°68), pages 737 à 779, Cairn.

[9Le paroxysme étant devant la Chambre criminelle : celle-ci ne prend même pas la peine de ne serait-ce que faire état des moyens qu’elle évince, que la non-admission soit « totale » ou « partielle » !

[10Jurisprudence « Laurent-Atthalin » du 8 décembre 1906.

[11Conseil constitutionnel, n° 2004-492 DC, 2 mars 2004, JO, 10 mars 2004, décision dite « Perben II ».

[12Conseil constitutionnel n°2017-694 QPC du 2 mars 2018.

[13Société Covexim S.A. contre France, 21 mai 1997, n° 32509/96.

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