Telle est l’épineuse question prioritaire de constitutionnalité, ou « QPC », à laquelle devra impérativement répondre la Cour de cassation d’ici trois mois (Crim n° 23-83.513) (Pour rappel, les QPC soumises à la Cour de cassation, déjà jugées ou en attente de l’être et celles soumises au Conseil d’État).
Les faits, la procédure.
Marseille.
Plaque tournante majeure du trafic de stupéfiants en France.
Théâtre d’affrontements sanguinaires et de guerres de territoires sans merci entre bandes rivales.
Braquages, cambriolages, agressions, zones de non-droit, insalubrité… Entre petite délinquance et criminalité organisée, voilà autant de fléaux au rythme desquels travaillent les autorités policières, et dont l’ampleur grandissante et la chronicité entachent la réputation de la belle cité phocéenne.
C’est dans ces circonstances que l’un des magistrats du parquet près le tribunal judiciaire de la même ville décidait, début janvier 2022, de régler les choses à sa manière : à compter de ce jour, tous les jours et tout le mois durant, une patrouille de police, spécialement mobilisée à cet effet, allait avoir pour mission, de 16 heures à 18 heures, réquisitions à l’appui [2], de se positionner à l’affût, à l’angle au sommet de l’escalator de la gare Saint Charles donnant accès au métro, et, tapie dans l’ombre, traquer, froidement et sans relâche... tout contrevenant au visage dénudé, afin que cesse l’impunité des chatouillements de l’air frais de l’hiver sur le visage des assassins asymptomatiques qui s’ignorent.
Celui qui allait devenir, un an plus tard, requérant par devant la Haute juridiction, n’a pas fait exception : par un après-midi du 7 janvier 2022, alors que l’ingénu se dirigeait, insuffisamment vêtu, vers la sortie de la gare, il ne se doutait pas que le glaive de la justice sanitaire s’apprêtait à le transpercer de toute part.
Contrôle d’identité.
Palpation de sécurité.
Fouille des bagages.
Et bien sûr : procès-verbal de contravention.
Toutefois, là où l’écrasante majorité des pécheurs acquièrent rédemption par le paiement d’une indulgence de 135 euros, l’hérétique choisissait, quant à lui, de nier son égarement.
Traduit devant le Tribunal de police, ses moyens de défense, sur le fond comme sur la forme, étaient écartés un à un [3].
Sa peine était commuée en 90 euros d’amende [4].
Mais le contrevenant, refusant l’aumône du bon juge [5] se pourvoyait en cassation et, à l’appui de ce recours, soumettait aux Hauts magistrats la question prioritaire de constitutionnalité (ou « QPC ») ainsi rédigée :
« Les dispositions des articles L3131-15 I. 1° du Code de la santé publique, 1 §1 1° et §VIII de la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021, et L3136-1 alinéa 3 du Code de la santé publique, en leur version applicable au jour des faits, à savoir le 7 janvier 2022, portent-elles atteinte aux principes de nécessité et de proportionnalité des peines, tels que prévus par les articles 5 et 8 de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) de 1789, en ce que, en l’absence d’obligation vaccinale en population générale, ces dispositions obligent toute personne, sans distinction, en vue de lutter contre l’épidémie de covid-19 et sous peine d’amende contraventionnelle, à se conformer à des interdictions ou à des obligations attentatoires à leurs libertés individuelles, telles l’obligation de port d’un masque de protection en certains lieux,
alors qu’il est officiellement établi, aux termes d’une décision rendue par le Conseil d’État en date du 29 décembre 2022, n° 455530 et autres :
- 1°/ que le port du masque, ainsi que toutes mesures autres que la vaccination, n’est pas suffisant pour maîtriser l’épidémie, ce qui a d’ailleurs justifié l’instauration d’un « passe sanitaire » (considérant n°45) ;
- 2°/ que le vaccin, diffusé gratuitement au sein de la population française :
- offre une protection de l’ordre de 90% contre les formes graves de la maladie et une immunité nettement plus durable que celle des personnes guéries,
- réduit fortement les risques de transmission du virus, tandis que ses effets indésirables, tenant compte du risque cardio-vasculaire, sont trop limités pour compenser ces bénéfices, si bien que le vaccin est recommandé même aux femmes enceintes (considérant n°21) ; et alors qu’il s’avère par ailleurs :
- 3°/ que, au mois de janvier 2022, pas moins de 52 371 711 Françaises et Français disposaient d’un « schéma vaccinal » complet [6] ;
- 4°/ que, tout au contraire, aucun vaccin n’était encore au point au jour où le Conseil constitutionnel a validé les dispositions en litige [7] ;
- 5°/ que, dès lors, au jour des faits et à l’aune de ces nouvelles circonstances, l’omission de porter un masque ne pouvait constituer une « nuisance à la société » au sens de l’article 5 de la DDHC et, a fortiori, la peine d’amende encourue ne pouvait être qualifiée de « strictement et évidemment nécessaire » au sens de l’article 8 de la même déclaration » ? [8].
La question prioritaire de constitutionnalité.
Pour rappel, la QPC constitue le moyen par lequel tout justiciable peut, au cours d’une procédure judiciaire, contester la constitutionnalité d’un texte de loi et, par là même, obtenir rien de moins que son abrogation pure et simple de l’ordonnancement juridique.
Afin de pouvoir prospérer, le demandeur à la QPC doit établir, tout à la fois :
- que les dispositions contestées sont applicables au litige ou constituent le fondement des poursuites,
- qu’elles n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel « sauf changement des circonstances »,
- que la question soulevée est nouvelle ou présente un caractère sérieux.
Plus de détails voir l’article Guide pour la rédaction d’une QPC.
En l’espèce, les dispositions contestées sont celles énumérées au sein de la question reproduite ci-avant, à savoir :
- l’article L3131-15 I. 1° du Code de la santé publique,
- les articles 1 §1 1° et §VIII de la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021,
- l’article L3136-1 alinéa 3 du Code de la santé publique.
Par ces dispositions, le législateur a entendu donner pouvoir au gouvernement de « réglementer ou interdire la circulation des personnes et des véhicules et réglementer l’accès aux moyens de transport et les conditions de leur usage » [9] au besoin par la voie pénale via des contraventions.
- Sur l’applicabilité des dispositions au litige.
Il ne fait nul doute que ces dispositions constituaient le fondement des poursuites par devant le Tribunal de police.
Le premier critère ne pose donc aucune difficulté.
- Sur l’existence d’un changement des circonstances.
Le second critère est moins évident mais parfaitement défendable : en effet, s’il est vrai que le Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé en faveur des dispositions en litige [10], cette décision intervenait au tout début de la pandémie, alors que celle-ci en était tout juste à sa première vague, et tandis qu’aucun vaccin ni aucun traitement n’était encore officiellement au point.
Dans ces conditions, les Sages de la rue Montpensier ont pu légitimement estimer que les impératifs de santé publique en lien avec l’endiguement d’une pandémie mondiale pouvaient nécessiter un effort de précaution collective, au besoin par des moyens punitifs, à défaut de meilleure solution [11].
Mais qu’en est-il une fois que les progrès de la recherche ont permis d’aboutir à la mise au point d’un vaccin, et que ce dernier a été largement diffusé au sein de la population ?
À cet égard, au mois de janvier 2022 au cours duquel les faits se sont produits, ce ne sont pas moins de 52 371 711 Françaises et Français qui disposaient d’un « schéma vaccinal » complet [12].
Et au sujet dudit vaccin, de son efficacité et de son innocuité, le requérant se prévaut d’une décision du Conseil d’État aux termes de laquelle :
« Il ressort des avis scientifiques alors disponibles, y compris celui du Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale du 24 juin 2021 invoqué par les requérants, que la vaccination offre une protection de l’ordre de 90% contre les formes graves de la maladie et réduit fortement les risques de transmission du virus, même si quelques incertitudes s’étaient fait jour sur ce second point, tandis que les effets indésirables sont trop limités pour compenser ces bénéfices. En particulier, les éléments versés aux débats par le ministre chargé de la santé montrent que, contrairement à ce qui est soutenu, le risque cardio-vasculaire était pris en compte et que la vaccination était préconisée pour les femmes enceintes. Il ressort de ces mêmes avis que les personnes rétablies de la maladie ne bénéficient pas d’une immunité aussi durable que celle des personnes vaccinées » [13].
Et de conclure que « les requérants ne sont pas fondés à soutenir que les avantages de la vaccination n’auraient pas été supérieurs à ses risques » [14].
Mieux encore, le Conseil d’État a estimé, au travers de la même décision :
« Il ressort des avis scientifiques alors disponibles et de l’expérience des mois précédents que d’autres mesures, telles que le port du masque, n’auraient pas suffi à maitriser l’épidémie » [15].
En résumé, le Conseil d’État a donc gravé dans le marbre le fait que le vaccin :
- était efficace à 90%,
- permettait de réduire fortement la transmission du virus tout en offrant une meilleure immunité que la guérison de la maladie,
- était dénué d’effets secondaires graves,
- et alors même que d’autres mesures, telles le port du masque, ne pouvaient suffire à endiguer l’épidémie.
Dans ces conditions, peut-on raisonnablement estimer que, entre le 11 mai 2020, date à laquelle le Conseil constitutionnel s’était prononcé et en l’absence de vaccin, et le 7 janvier 2022, date à laquelle l’amende était infligée au requérant et alors que 80% de la population française était vaccinée, les circonstances n’ont pas changé et ne justifient pas à ce jour un réexamen des dispositions en litige ?
A notre sens, deux possibilités s’offrent à la Cour de cassation :
- soit elle décide de s’aligner sur les constatations du Conseil d’État, auquel cas elle doit en tirer toutes les conséquences, constater le changement des circonstances et transmettre la QPC au Conseil constitutionnel pour un réexamen des dispositions en litige à l’aune de tout ce qui précède ;
- soit elle décide, au contraire, de se désolidariser des constatations du Conseil d’État pour refuser la transmission de la QPC [16].
Si la Haute juridiction optait pour la seconde hypothèse, elle serait alors fondée à refuser de transmettre la QPC, au motif que les dispositions en litige ont déjà été déclarées conformes à la Constitution et que les circonstances n’ont pas changé depuis lors.
Mais, outre la dissonance qui s’ensuivrait entre les deux ordres de juridiction, une telle option paraît extrêmement délicate, et en tout cas très peu politiquement correcte au regard du discours officiel : cela reviendrait en effet, soit à nier l’efficacité du vaccin eu égard à la transmission du virus, soit à reconnaître l’existence d’effets secondaires potentiellement graves, voire les deux.
En l’état d’un vaccin inefficace et/ou dangereux, le port du masque demeurerait alors, de manière inchangée, l’une des seules armes existantes pour endiguer l’épidémie [17] ce qui justifierait de maintenir les sanctions au portefeuille.
Il n’y a en effet que dans une telle situation que la vaccination pourrait être regardée, sans défaut de logique, comme ne constituant pas un « changement des circonstances » au sens de l’article 23-2 de l’ordonnance [18].
Au contraire, la « troisième option » qui consisterait à ménager la chèvre et le chou en considérant, tout à la fois, que le vaccin empêcherait la transmission de la maladie et serait très efficace, sans effet secondaire grave, tout en maintenant l’obligation de port du masque alors même que ce dernier était jugé « insuffisant » par le Conseil d’État, semble proprement intolérable au regard de la logique la plus élémentaire et du bon sens le plus basique.
La Cour de cassation se trouve donc au pied du mur et doit maintenant résoudre le dilemme qui lui est soumis.
- Sur le caractère sérieux de la question.
Enfin, le troisième et dernier critère fait, en l’occurrence, fortement écho au second : le caractère « sérieux » de la question, au regard des principes de nécessité et de proportionnalité des peines [19] est intimement lié à la reconnaissance d’un changement des circonstances : en toute logique, si la diffusion d’un vaccin digne d’éloges constitue un changement des circonstances justifiant un réexamen des dispositions en litige, ce même changement remet en question par là même la nécessité et, a fortiori, la proportionnalité de la répression mise en œuvre à l’encontre des récalcitrants au port du masque.
Toutefois, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est peu abondante à ce sujet.
En effet, si l’article 5 de la DDHC prévoit textuellement un contrôle de nécessité de l’incrimination elle-même [20] [21], un tel contrôle n’a, sauf erreur, et en l’état actuel de la jurisprudence des Sages, jamais été opéré concrètement.
Seul un contrôle de proportionnalité des peines prévues par le législateur a déjà été concrètement mis en œuvre, au regard de l’article 8 [22] et ce contrôle est au demeurant très restreint puisqu’il se borne à vérifier l’absence de disproportion manifeste dans le choix de la peine décidée par le législateur (Conseil constitutionnel, n° 2003-467 DC du 13 mars 2003, considérant n°60, et n° 80-127 DC des 19 et 20 janvier 1981, considérant n°13).
Autrement dit, le contrôle se borne aux erreurs de proportionnalité les plus grossières.
Peut-être la présente QPC sera-t-elle l’occasion d’étoffer et affiner la jurisprudence à ces égards.
A suivre.
Mise à jour.
Dans son arrêt QPC en date du 9 août 2023 (n° 23-83.513), la Chambre criminelle a statué en ces termes :
« 8. La question posée ne présente pas un caractère sérieux en ce que le Conseil constitutionnel énonce de façon constante que, si l’article 34 et le premier alinéa de l’article 37 de la Constitution établissent une séparation entre le domaine de la loi et celui du règlement, l’article 41 et le deuxième alinéa de l’article 37 organisent les procédures spécifiques permettant au gouvernement d’assurer la protection du domaine réglementaire contre d’éventuels empiétements de la loi, de sorte que le requérant ne saurait se prévaloir de ce que le législateur est intervenu dans le domaine réglementaire pour soutenir que la disposition critiquée serait contraire à la Constitution.
9. Il n’y a donc pas lieu de renvoyer la question au Conseil constitutionnel. »
Et :
« 17. Les énonciations d’un arrêt du Conseil d’Etat du 29 décembre 2022, qui relève seulement que le port du masque était insuffisant à endiguer l’épidémie et en tire argument pour valider d’autres dispositions destinées à protéger la population, ainsi que la vaccination d’une majorité de celle-ci, ne constituent pas un changement des circonstances de fait ou de droit, au sens de l’article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel qui, affectant la portée de la disposition législative critiquée, en justifierait le réexamen.
18. Il n’y a ainsi pas lieu de renvoyer la question au Conseil constitutionnel. »
Dont acte.