Affaire des Parfums : la Cour d’appel confirme l’amende prononcée à l’encontre de Nocibé pour sa participation à l’entente verticale.

Par Guillaume Mallen, Docteur en droit.

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Explorer : # entente verticale # concurrence # distribution sélective

L’entente verticale tarifaire sanctionnée en 2006 dans le secteur de la parfumerie de luxe constitue, sans aucun doute, l’une des épopées judiciaires les plus épiques en droit de la concurrence depuis ces dix dernières années. Dans un arrêt du 10 avril 2014, la Cour d’appel de Paris s’est à nouveau prononcée sur cette affaire et a confirmé les sanctions pécuniaires prononcées à l’encontre de la société Nocibé. Cet énième arrêt est l’occasion de revenir sur ce contentieux. (CA Paris, pôle 5, ch. 7, 10 avr. 2014, n° RG : 2013/12458).
Article vérifié par son auteur en avril 2024.

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I - Le contexte de l’affaire des parfums : 2006/2013

La décision de l’autorité interne de concurrence.

En 2006, l’ancien Conseil de la concurrence [1] a rendu une décision dans laquelle il condamnait treize sociétés exploitantes de marques de parfums et cosmétiques de luxe pour s’être concertées sur les prix avec leurs distributeurs [2]. La politique tarifaire était ainsi maîtrisée et mise à l’abri de toute concurrence entre les différents revendeurs au détail. Chaque fournisseur indiquait à ses distributeurs le prix public qu’il convenait de fixer (dit le « prix public indicatif ») ainsi que le taux de remise maximum qu’ils étaient autorisés à pratiquer. Outre ces consignes tarifaires – classique dans le cadre d’une politique de prix imposés – l’entente était consolidée par la mise en place d’une « police des prix » permettant le contrôle des prix pratiqués. Les distributeurs récalcitrants étaient alors susceptibles d’être menacés voire de faire l’objet de représailles commerciales sérieuses s’ils souhaitaient s’émanciper des directives tarifaires. Parmi les distributeurs, trois grandes chaînes nationales étaient visées : Marionnaud, Nocibé et Séphora. De telles pratiques de prix imposés, récurrentes dans les réseaux de distribution sélective [3] et qui n’ont de cesse d’attirer les foudres des autorités de concurrence [4], avaient été alors jugées contraires aux articles 81 TCE (aujourd’hui 101 TFUE) et L.420-1 du Code de commerce. Le montant cumulé des amendes s’élevait à 45, 4 millions d’euros. Concernant la société Nocibé, celle-ci devait s’acquitter d’une amende de 5,4 millions d’euros.

L’épopée judiciaire suite à la décision de l’autorité interne de concurrence.

Suite à cette importante décision, l’affaire des parfums a donné lieu à différents recours devant la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation. Ainsi, par un arrêt du 26 juin 2007 (rectifié le 27 juillet) la Cour d’appel de Paris a annulé la décision rendue par l’autorité interne de contrôle en ce qu’elle concernait le marché des cosmétiques de luxe qu’elle a estimé non visé dans sa saisine [5]. A cette occasion, le montant des amendes a fait l’objet d’une minoration importante. La sanction pécuniaire prononcée à l’encontre de Nocibé a alors été fixée à 405 000 €. Suite à cet arrêt d’appel, le Ministre de l’économie, dix des fabricants de parfums et deux des distributeurs (Marionnaud et Séphora) ont alors formé un pourvoi en cassation. Par un arrêt rendu le 10 juillet 2008, la Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt du 26 juin 2007 à l’exception des dispositions concernant la prescription et les principes d’impartialité et du contradictoire [6]. Saisie comme cour de renvoi, la Cour d’appel de Paris s’est à nouveau prononcée le 10 novembre 2009 en annulant l’instruction et la décision de l’ancien Conseil de la concurrence estimant que la durée de la procédure était déraisonnable et constatant la violation des droits de la défense [7]. Le Ministre de l’économie a alors formé un pourvoi en cassation de cet arrêt. Le 23 novembre 2010, la Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt du 10 novembre 2009 en toutes ses dispositions et a procédé au renvoi de l’affaire devant la Cour d’appel de Paris [8]. Le 26 janvier 2012, la Cour d’appel de Paris a confirmé l’analyse de l’ancien Conseil de la concurrence en rejettant tous les moyens d’annulation soulevés par les parties [9]. L’amende de Nocibé a été réduite à hauteur de 3 150 000 €. Loin de faire consensus, cet arrêt a lui même fait l’objet de 10 pourvois en cassation formés respectivement par sept des fabricants et par les trois distributeurs. Le 11 juin 2013, la Cour de cassation a alors cassé l’arrêt du 26 janvier 2012 mais seulement en ce qu’il a fixé à 3 150 000 € la sanction prononcée à l’encontre de Nocibé sans avoir précisément déterminé son rôle dans la commission de l’entente [10]. La Cour de cassation a mis alors en évidence la contradiction de la Cour d’appel de Paris qui, dans un premier temps, a considéré qu’il était impossible d’accréditer la thèse d’une participation de Nocibé à une police des prix à défaut d’identification précise et, dans un second temps, estimé que certains éléments du dossier attestaient que Nocibé avait bien participé à une police des prix au titre des années 1997 à 1999. Dès lors, la Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant la Cour d’appel de Paris. Un nouvel arrêt était donc attendu. Il s’agit de l’arrêt soumis à notre commentaire.

II - La problématique soulevée par l’arrêt du 10 avril 1014

Les demandes de Nocibé.

Devant la Cour d’appel de Paris, la société Nocibé a demandé l’annulation de la décision en ce qui la concerne et, par ricochet, de l’amende prononcée à son encontre. A titre principal, la demanderesse a fait valoir que sa participation à la police des prix mise en place par les fournisseurs ne pouvait être établie. A titre subsidiaire, elle a soutenu que l’application par elle, des prix souhaités par les fournisseurs, ne pouvait également être prouvée. Dès lors, Nocibé a demandé à la Cour d’appel, en application de l’article L.464-2 du Code de commerce, à ce que la sanction prononcée à son endroit soit considérée comme disproportionnée au regard de la gravité des faits, au dommage qu’elle aurait pu causer à l’économie et à sa situation [11].

La Cour d’appel de Paris ne remet pas en cause la participation de la société Nocibé à l’entente verticale.

Dans l’arrêt commenté, la Cour d’appel de Paris n’a pas entendu remettre en question la participation de la société Nocibé à l’entente verticale et, in fine, annulé la décision comme le souhaitait la partie demanderesse. Elle a estimé que dans son arrêt du 11 juin 2013, la Cour de cassation a cassé partiellement l’arrêt d’appel du 26 janvier 2012 en limitant « la portée de la cassation au montant de la sanction infligée à la société Nocibé ». A ce titre, elle note que la Cour de cassation a fait preuve d’une grande rigueur juridique considérant la rédaction de l’arrêt « exempte de toute ambiguité ». Par conséquent, l’arrêt rendu le 26 juin 2012, en ce qu’il a retenu la participation de Nocibé à l’entente verticale, est définitif et ne peut faire l’objet d’une quelconque annulation.

La Cour d’appel de Paris ne suit pas la position de la Cour de la cassation quant à la sanction prononcée à l’encontre de Nocibé.

Nocibé a demandé l’annulation de la sanction au motif que « l’implication active du distributeur est indispensable pour entrer en voie de sanction et qu’il n’est pas établi qu’elle ait participé à la police des prix mise en place par les fournisseurs ». En l’espèce, le distributeur invitait alors la Cour d’appel de Paris à constater le déficit probatoire quant à sa participation à la police des prix, ce qui, selon elle, était insusceptible de légitimer une sanction pécuniaire à son égard. La Cour d’appel de Paris n’a pas avalisé ce raisonnement en considérant qu’il était clairement inopérant, à ce stade, « de faire état de l’absence de participation de la société Nocibé à la police des prix, cette question relevant de la preuve de l’entente lorsqu’elle est rapportée au moyen du faisceau d’indices, à défaut de preuve directe ». Dans ses développements concernant la sanction, la Cour d’appel réitère son point de vue quant à la participation claire de Nocibé à l’entente verticale qui n’a pas à être remise en cause.

S’agissant de la sanction pécuniaire prononcée (5, 4 millions d’euros), Nocibé a fait valoir qu’elle était disproportionnée au regard de la gravité des faits qui lui étaient reprochés ainsi que de la gravité du dommage causée à l’économie. Selon la firme, cette sanction ne tient pas compte « de la spécificité de la structure du chiffre d’affaires d’un distributeur, mécaniquement bien supérieur à celui d’un fabricant ». Pourtant, la Cour d’appel de Paris n’a pas fait droit aux prétentions de la demanderesse et a rappelé l’ancien article L.464-2, II du Code de commerce (aujourd’hui article L.464-2, I, al. 3 du Code de commerce) relatif à la détermination des sanctions par l’autorité interne de concurrence. La lecture scrupuleuse de ce fondement textuel invite le juriste à une analyse en trois temps. Les sanctions pécuniaires doivent être proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance du dommage causé à l’économie et à la situation de l’entreprise contrevenante. Bien entendu, les sanctions font l’objet d’une individualisation pour chaque entreprise. Sur la base de cette analyse, l’arrêt commenté a repris ce raisonnement en trois étapes afin de démontrer que la sanction prononcée à l’encontre de Nocibé était bel et bien proportionnée.

La Cour d’appel de Paris a insisté sur la gravité des pratiques commises dans le cadre de l’entente verticale. L’appréciation de la gravité est ici globale. Il n’est pas question, dans le cadre de cette étape du raisonnement, de jauger la « gravité des faits commis individuellement par chaque entreprise  » et « spécifiquement » par la contrevenante, comme le prétendait Nocibé. Cette appréciation relève de l’individualisation de la sanction et non de l’appréciation générale de la gravité des pratiques illicites. S’agissant du dommage causé à l’économie, la Cour d’appel de Paris insiste sur les incidences négatives générées par l’entente verticale, notamment sur le consommateur [12]. De façon analogue à l’appréciation de la gravité des pratiques, le dommage à l’économie est mesuré globalement « en fonction de la pratique incriminée en son entier, et non selon la contribution apportée par telle ou telle entreprise impliquée ». Dès lors, la Cour d’appel a jugé inopérant l’argument de Nocibé qui consistait à reprocher à l’autorité interne de contrôle sa non-différenciation entre les seizes entreprises mises en cause dans l’évaluation du dommage. Sur la situation spécifique de la partie demanderesse, Nocibé avait contesté l’application d’un taux de sanction unique de 1,7% aux seize entreprises sanctionnées, à l’exception de Chanel, ce qui révélait, selon elle, une absence totale d’individualisation des sanctions prononcées. La Cour d’appel de Paris a rejetté cette prétention. Selon elle, « ni les moyens développés sur la durée de la procédure et la comparaison des sanctions prononcées entre distributeurs et fournisseurs, ni l’argument relatif aux difficultés du secteur ne peuvent être accueillis » pour diminuer le montant de la sanction. Dès lors, l’amende de 3 150 000 € à l’encontre de Nocibé est parfaitement justifiée.

L’arrêt du 10 avril 2014 sera-t-il le dernier dans l’affaire des Parfums ? Un recours sera-t-il intenté à l’encontre de cette décision ? L’actualité juridique future nous donnera la réponse. Mais après 8 années de procédure et de multiples recours, cette affaire a un "parfum" de lourdeur !

Avocat à la Cour | Docteur en droit | Droit économique (concurrence, distribution, consommation et commercial).
Me contacter : guillaumemallenlaw @gmail.com

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Notes de l'article:

[1Aujourd’hui, l’Autorité de la concurrence.

[2Cons. conc. déc. du 13 mars 2006 relative à des pratiques relevées dans le secteur de la parfumerie de luxe.

[3Ces pratiques contractuelles de prix imposés trouvent souvent ancrage dans les réseaux de distribution sélective, configuration dans laquelle le fabricant souhaite que son produit soit vendu à un certain prix pour ne pas qu’il soit banalisé et que l’image de luxe soit préservée.

[4Rappelons que l’article 4, a) du règlement d’exemption des accords verticaux n°330/2010 dispose que les pratiques de prix minima de revente caractérisent nécessairement une restriction de concurrence. Il dispose que « l’exemption prévue à l’article 2 ne s’applique pas aux accords verticaux qui, directement ou indirectement, isolément ou cumulés avec d’autres facteurs sur lesquels les parties peuvent influer, ont pour objet : a) de restreindre la capacité de l’acheteur de déterminer son prix de vente, sans préjudice de la possibilité pour le fournisseur d’imposer un prix de vente maximal ou de recommander un prix de vente, à condition que ces derniers n’équivaillent pas à un prix de vente fixe ou minimal sous l’effet de pressions exercées ou d’incitations par l’une des parties  ». Si les prix conseillés ou maxima sont jugés licites sauf s’ils constituent un procédé indirect d’imposition de prix, la pratique décisionnelle des autorités internes et européennes témoigne d’une sévérité redoublée à l’égard des prix minima ou fixes de revente. Une approche formelle de répression est alors arborée. La justification d’une telle sévérité repose sur le fait que « l’exercice du jeu concurrentiel ne peut se concevoir sans la libre détermination des prix par l’ensemble des agents économiques » (Ministère de l’économie : http://www.economie.gouv.fr/dgccrf/Prix-minimum-impose ; Dans cette publication, la pratique de prix minimum imposé est qualifiée de « pêché majeur »). Néanmoins, la sanction systématique des prix imposés minima ou fixes est sujette à caution. Certains auteurs plaident pour une approche plus souple considérant que certaines de ces pratiques sont susceptibles de concourir à l’efficience économique. En ce sens : G. Demme, Le droit des restrictions verticales, Economica, 2011 ; G. Mallen, L’appréhension des pratiques restrictives par les autorités françaises et européennes de la concurrence, Thèse La Rochelle, sous la dir. de Linda Arcelin-Lécuyer, 2013.

[5Paris 26 juin 2007, 1ère ch. H, CCC 2007, comm. 211.

[6Com. 10 juill. 2008, n° 07-17.276, 07-17.439, 07-17.468, 07-17.475 à 07-17.478, 07-17.484, 07-17.520, 07-17.522, 07-17.545, 07-17.624, 07-17.769, Sté Guerlain et a., JurisData n° 2008-044905, CCC 2008, comm. 236.

[7Paris 10 nov. 2009, pôle 5, Ch. 5-7, JurisData n° 2009-015168, CCC 2010, comm. 17, G. Decocq.

[8Com. 23 nov. 2010, n° 09-72.031, Sté Beauté prestige international (BPI) et alii, JurisData n° 2010-021987.

[9Paris 26 janv. 2012, pôle 5, Ch. 5-7, JurisData n° 2012-002248, CCC 2012, comm. 100, note G. Decocq.

[10Com. 11 juin 2013, n° 12-13.961,12-14.401, 12-14.584, 12-14.595, 12-14.597, 12-14.598, 12-14.624, 12-14.625, 12-14.632, 12-14.648, JurisData n° 2013-011956.

[11La société Nocibé a également demandé à la Cour de « la mettre hors de cause » et « d’ordonner la restitution à son profit, des sommes versées en exécution de la Décision annulée ou réformée ’ incluant les frais de publication judiciaire du résumé de ladite décision au journal Le Figaro partagés au prorata du montant de sa sanction pécuniaire (8 044, 57 euros TTC) ’ assorties des intérêts au taux légal à compter de la notification de l’arrêt rendu par la Cour, avec capitalisation des intérêts, conformément aux dispositions de l’article 1154 du code civil, et la condamnation du Ministre de l’Économie et de l’Autorité de la concurrence à lui payer la somme de 60 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ».

[12« (…) il a été établi que les pratiques illicites ont impliqué la moitié des trente principales marques de parfums et cosmétiques de luxe françaises et les trois principales chaînes de distribution sélective du pays, sur l’ensemble du territoire national pendant la période considérée ; qu’elles ont entraîné un surcoût pour le consommateur et que les effets de ces pratiques sont d’autant plus dommageables qu’il s’agit d’un marché très spécifique où la concurrence par les prix est restreinte du fait de l’absence d’élasticité de la demande inhérente aux produits concernés ».

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