Extrait de : Droit administratif

Décentralisation et gestion patrimoniale du foncier commun, une aubaine de développement pour l’Afrique, par Willy Tadjudje

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Explorer : # décentralisation # gestion foncière # patrimonialisation # développement local

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Analyse basée sur le cas du Cameroun

La mise sur pied de la décentralisation de la gestion foncière au Cameroun se fait progressivement dans la mesure où elle dépend étroitement de l’organisation de la décentralisation administrative. Au Cameroun, cette dernière semble prendre beaucoup de temps pour sa matérialisation effective, compte tenu de l’ampleur des mesures et des précautions qui conditionnent sa mise en œuvre pérenne .

Quoi qu’il en soit, il devient de plus en plus urgent d’envisager la décentralisation progressive de la gestion foncière parce que le droit de la terre, les droits sur les terres, qui, ensemble, constituent le foncier, apparaissent comme un enjeu essentiel de la répartition des pouvoirs ainsi que de la légitimité des acteurs publics . En outre, comme le remarque M. Alain ROCHEGUDE, « la décentralisation apparaît aujourd’hui comme un des moyens privilégiés de développement, de la gestion des hommes et des ressources ». En effet, poursuit l’auteur, « plusieurs pays africains se sont lancés dans ce processus. Cette approche nouvelle de développement pourrait être susceptible d’intégrer les traditions africaines dans la gestion des hommes et des ressources » .

L’urgence de décentraliser la gestion foncière est donc signalée , car la décentralisation est un mécanisme permettant d’aboutir à une gestion foncière démocratique, participative et surtout patrimoniale (§ 2). Avant d’examiner ce mariage entre décentralisation foncière et gestion patrimoniale, il échoit d’apporter au préalable, des clarifications conceptuelles (§ 2).

§1 – Les clarifications conceptuelles

Le scellage d’une alliance forte entre gestion patrimoniale (A) et décentralisation de la gestion foncière (B) devrait constituer aujourd’hui un enjeu majeur pour l’Afrique en quête de paix, de stabilité politique et de progrès socio économique.

A – La gestion patrimoniale du foncier

L’Afrique est aujourd’hui caractérisée par le concept de « l’entre deux » . Cela signifie qu’elle évolue généralement avec deux sortes de politiques et de pratiques foncières qui s’imbriquent très peu. C’est ainsi qu’on a cumulativement la politique à base de la tradition et celle à base de la modernité. Du fait de la juxtaposition de ces deux approches, la loi s’oppose à la coutume, la propriété à la tenure ou possession, etc. On parle donc du paradigme de l’entre deux pour caractériser un ensemble d’innovations qui ne se situent pas en rupture, mais se présentent comme des adaptations ou des réinterprétations suivant la cosmogonie africaine.

Face à ce choc des systèmes, le Cameroun, tout comme les autres Etats africains ont eu du mal à promouvoir des modes de gestion foncière susceptibles de consensus auprès de tous les acteurs sociaux. C’est ainsi que les uns ont privilégié une gestion publique et les autres une gestion privée . Face à ces deux modes antagonistes, le Pr. Etienne LE ROY a proposé une voie intermédiaire pour la gestion du foncier commun : la gestion patrimoniale . Cette logique repose sur une conception de la terre et des ressources communes comme patrimoine commun et n’interdit pas une évolution vers la propriété privée car elle la considère d’ailleurs comme une des solutions à la sécurisation foncière .

Dans le même ordre d’idées, si le Droit n’est pas seulement ce que disent les textes mais principalement ce qu’en font les usagers et/ou les citoyens, une politique juridique prônant une gestion durable et reproductible doit reposer sur une mobilisation et une responsabilisation de ses bénéficiaires. Il s’agit dès lors de promouvoir une gestion locale des ressources foncières qui ne se contente pas d’inverser la démarche descendante de la conception « participative » classique. Il convient plutôt de penser les problèmes avec une simplicité de moyens et d’interventions qui rendent incontournable la pratique d’une négociation avec les populations locales dans un rapport garantissant l’autonomie des choix et de décision des communautés locales. Ces exigences débouchent en fait sur ce qu’il est convenu d’appeler la négociation patrimoniale .

L’esquisse d’une telle négociation existe déjà au Cameroun, du moins textuellement, dans le cadre de la gestion des ressources forestières et fauniques. En effet, la loi no 94/01 du 20 janvier 1994 portant régime des forêts, de la pêche et de la faune, marque un souci d’implication, malheureusement fort partielle, des acteurs locaux dans cette gestion. Elle permet ainsi aux communautés et aux communes d’acquérir et gérer des parties du domaine forestier national . Elle prévoit également des possibilités de création de territoires de chasse communautaires, comme on le verra ci-dessous. Pour que cette gestion soit confiée effectivement et efficacement à ces acteurs locaux, une négociation patrimoniale préalable avec l’administration forestière ou faunique est nécessaire. Pour être fructueuse, elle mérite d’être menée dans le cadre d’une politique foncière préalablement et effectivement décentralisée.

B – La décentralisation de la gestion foncière

A l’origine de l’idée de décentralisation, il y a une reconnaissance de la liberté de l’organisme qui en bénéficie ; liberté qui s’analyse juridiquement dans la faculté de se donner soi-même des normes qui le régissent. La décentralisation se traduit concrètement par le transfert d’attributions de l’Etat à des institutions territoriales ou techniques juridiquement distinctes de lui et bénéficiant sous la surveillance de l’Etat, sinon d’une autonomie certaine, du moins d’une certaine autonomie de gestion. Elle se caractérise principalement par la personnalité juridique et l’autonomie financière reconnue à l’institution décentralisée. Mais, un certain contrôle de l’Etat subsiste, et c’est ce qu’on appelle en la matière, le pouvoir de tutelle .

La décentralisation présente deux formes : la décentralisation territoriale ou géographique et la décentralisation technique ou par service. Cette dernière forme nous intéresse ici et se traduit par la transformation d’un service public sans autonomie en un établissement public doté de la personnalité juridique et de l’autonomie financière.

Comme on l’a indiqué ci-dessus, la décentralisation de la gestion foncière ne peut que suivre le modèle et les modalités de la décentralisation administrative. Cette précision suppose qu’il convienne d’analyser les textes portant orientation de la décentralisation pour avoir une idée de l’aménagement de la décentralisation de la gestion foncière au Cameroun. En parcourant la loi no 2004/017 du 22 juillet 2004 portant orientation de la décentralisation, il est plausible de relever qu’aucune mention relative à la gestion foncière n’y est faite. Il en est de même en ce qui concerne la législation burkinabé .

Cette réalité rejoint tout à fait le point de vue de M. Alain ROCHEGUDE selon lequel « le constat fait à travers l’examen d’une quinzaine de pays, y compris anglophone et lusophone, donc de tradition juridique différente de celle des pays francophones, est sans ambiguïté : pratiquement partout, (…) le foncier ne fait pas partie des compétences transférées ; l’Etat entend conserver la maîtrise de la terre, même si des évolutions inverses commencent d’être esquissées dans certains pays » .

Si la décentralisation est perçue par le jurislateur comme l’« axe fondamental de promotion du développement, de la démocratie et de la bonne gouvernance au niveau local » , il se pose la question de savoir comment est-il possible de favoriser le développement local à travers la décentralisation, sans intégrer la gestion foncière, étant entendu que la terre est le principal instrument de production des richesses et de culture chez les ruraux .

C’est dans le même sillage qu’est orienté une étude menée par M. Moustapha DIOP . En effet, cet auteur y regrette la centralisation de la gestion foncière qu’a connue la Guinée jusque dans les années 96. Aujourd’hui que les choses ont changé positivement , il ne manque pas de saluer les efforts des pouvoirs publics de ce pays lorsqu’il affirme que « cette politique tente surtout de faire une rupture radicale avec la politique de centralisation de l’ancien régime et son système de parti- Etat », tout en ajoutant allègrement que « cette nouvelle forme de gestion se propose d’attribuer des moyens aux collectivités pour qu’elles puissent s’administrer directement et librement avec la participation des populations » .

La décentralisation de la gestion foncière doit donc être organisée de telle façon que des compétences soient pleinement transférées aux autorités locales, et que celles-ci aient des marges de manœuvre leur permettant d’agir dans le sens de promouvoir le bien être des populations de la localité. Il faudrait donc allier le foncier et la décentralisation en révisant en profondeur la législation foncière .

Aussi, étant donné que la décentralisation n’est qu’un mode de fonctionnement de l’Etat unitaire , il faut dire que la tutelle de l’Etat n’est pas à négliger. En effet, « la place de l’Etat demeure de ce point de vue essentielle, celle du seul acteur capable, au moins en théorie, de dépasser les égoïsmes locaux pour imposer le partage, le souci du collectif difficilement perceptible au niveau local (…), l’égalité des citoyens, la sanction nécessaire quand la négociation ne fonctionne plus, etc. » . Il revient, de la même façon à l’Etat, de bénir l’union entre décentralisation et gestion patrimoniale des ressources foncières.

§2 – La décentralisation, une technique favorable à la gestion patrimoniale du foncier commun

En tant qu’instrument favorable à une gestion foncière efficace, la décentralisation doit passer par une rupture de la gestion monopolistique du foncier par l’Etat (A). Ainsi, elle pourrait promouvoir une gestion patrimoniale des ressources foncières par les acteurs locaux (B).

A – La rupture préalable de la gestion monopolistique du foncier par l’Etat

La terre est la première forme de richesse, en ce qu’elle confère des pouvoirs et des prérogatives énormes à son possesseur ou propriétaire. Comme les colons, l’Etat se comporte aujourd’hui en maître incontesté et incontestable de la gestion des ressources foncières . La législation laisse croire que le domaine national qui comprend deux dépendances est administré par l’Etat en vue d’en assurer une utilisation et une mise en valeur rationnelles. Mais, à l’heure de la promotion de la bonne gouvernance dans tous les secteurs de la vie humaine, il faudrait bien que l’Etat accepte d’intégrer les acteurs locaux et leurs aspirations dans les processus de gestion de ces ressources.

Néanmoins, ces acteurs locaux devraient eux aussi être sérieux par rapport aux missions qui pourraient être ou seraient les leurs. En effet, il existe le risque que la décentralisation rende les questions foncières plus politiques et renforce les pouvoirs d’une élite sur les ressources foncières locales. A cet effet, le jurislateur devrait être prudent à ce niveau, car il importe que le pouvoir de tutelle soit bien défini et qu’il s’exerce convenablement .

L’épreuve de la décentralisation consiste alors à transférer des compétences aux acteurs publics locaux, afin d’asseoir une gestion foncière où toutes les parties prenantes y interviennent pleinement. A cet effet, il convient de repréciser le contenu exact de la notion de domaine national. En réalité, c’est à ce niveau que se situe le centre du problème car, il faut constater que l’affirmation forte de la seule légitimité de l’Etat comme maître de la terre, se concrétise dans la généralisation, depuis les indépendances, d’une nouvelle notion, celle de domaine national, enveloppe multi contenus, mais justifiant toujours une idée unique : l’Etat est le seul acteur à pouvoir revendiquer le droit sur les terres qui ne sont pas appropriées, et à tout le moins, le seul à pouvoir en disposer, même sans les intégrer d’abord dans son propre domaine .

La notion de domaine national est donc à redéfinir, car dans la plupart des législations des pays francophones africains, les textes législatifs participent, à travers la définition du domaine national, à l’érection de l’Etat en maître absolu de la gestion des terres , surtout communes.

Même lorsque la décentralisation est amorcée, elle est généralement assez mal conduite de telle manière que des problèmes surgissent parfois très prématurément. Dans cette perspective, il n’est pas exclu que malgré son aménagement, que l’Etat continue d’exercer l’essentiel de son contrôle sur les ressources communes locales, se refusant ainsi d’abandonner ses prétentions et droits sur la gestion du foncier . Dans le même ordre d’idées, la décentralisation dans ce contexte apparaît aujourd’hui très largement comme une déconcentration plus ou moins « habillée » d’une autonomie locale qui paraît très limitée, faute de base certaine de légitimité, aussi bien politique que fonctionnelle .

B – La promotion d’une gestion patrimoniale du foncier

Au-delà de la gestion foncière où le monopole de l’Etat est encore avéré, des efforts peuvent être orientés en vue de décentraliser et de rendre patrimoniale la gestion d’autres ressources naturelles, à l’instar de celles forestières et fauniques.

En effet, la loi de 1994 suscitée semble friser cette approche par la création des forêts et territoires de chasse communautaires. Cette possibilité constitue un moyen de lutte contre le gaspillage et la destruction anarchiques des ressources naturelles, par la focalisation des appétits des autochtones riverains sur ces forêts et territoires. Ces espaces, à la suite de leur création, doivent être dotées d’un plan simple de gestion approuvé par l’administration chargée des forêts, et toute activité y menée doit se conformer audit plan. Ce plan simple de gestion oblige ainsi tous les membres de la communauté à gérer les ressources avec parcimonie, tout en se souciant de leurs pérennisation et durabilité. Aussi, l’administration chargée des forêts doit-elle leur apporter une assistance technique gratuite.

La loi de 1994 n’opère pas la gestion participative forestière uniquement entre l’administration forestière et les communautés villageoises. Elle va plus loin en offrant des forêts aux collectivités décentralisées par classement, et les encourage à en planter .

La création d’une forêt communale entraîne des avantages considérables pour la commune bénéficiaire. D’abord, des revenus directs seraient générés à son profit à travers la vente du bois et d’autres produits forestiers non ligneux et, éventuellement la promotion de l’écotourisme. Ensuite, des emplois pourraient être crées dans la commune (pisteurs, agents de la cellule technique de foresterie, etc.). Enfin, le bien-être des populations serait atteint car la forêt communale est une surface gérée de commun accord avec les populations locales, citoyens communaux, et bénéficiaires de la foresterie communale. Malheureusement, « à ce jour, peu de forêts communales ont été classées au profit des communes » . En effet, celles-ci se « sont focalisées sur les redevances forestières annuelles et très peu sur l’opportunité qu’offre la loi d’améliorer la gouvernance locale et de créer un pôle de développement à travers la création des forêts communales » .

En ce qui concerne les ressources fauniques, à la suite de la loi de 1994 précitée, le décret no 95/466/PM du 26 juillet 1995 fixant les modalités d’application du régime de la faune, en ses articles 25 et suivants définit les règles gouvernant la création de territoires de chasse communautaires au profit des communautés riveraines. Il suffit donc ici, comme en matière forestière, d’organiser la gestion de ces territoires sur la base des principes issus de la négociation patrimoniale pour que l’exploitation des ressources fauniques soit rationnelle sous toutes les logiques en présence.

Il ressort des développements précédents que la décentralisation et la patrimonialisation de la gestion des ressources naturelles ont déjà des embryons de rampe de leur lancement au Cameroun. Mais, si la concrétisation de la décentralisation de cette gestion reste encore attendue, c’est parce que l’Exécutif le veut.

Sur le plan patrimonial, l’Exécutif camerounais semble d’autant ignorant que l’approche patrimoniale, si vulgarisée en Afrique de l’ouest, est inconnue en Afrique centrale pour défaut de doctrine tant en la matière qu’en matière foncière en général. Le décret no 2005/481 aurait pu consacrer cette approche en prescrivant les modalités spéciales du bornage des terres patrimoniales, pourquoi pas de leur immatriculation. Car, de telles terres, en tant que biens indivis à perpétuité, peuvent être immatriculées pour leur sécurisation certaine.

Quoi qu’il en soit, le jurislateur de 2005 n’a pas cru devoir emboîter le pas à celui de 1994 et réserve encore à l’Etat l’exclusivité des pouvoirs, en matière de gestion foncière. Au regard des avantages qu’offrent la décentralisation et la patrimonialisation dans les domaines forestier et faunique, il est presque certain que les pouvoirs publics finiront par intégrer les acteurs locaux dans la gestion des ressources foncières, parce qu’aucune réglementation ne peut être définitive. Au contraire, elle est susceptible de modifications et d’être complétée au gré des évolutions et des exigences sociales.

TADJUDJE Willy

Doctorant, Université de Yaoundé II-Soa, Faculté de Droit

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