Village de la Justice : Qu’est-ce que Mémo de Vie ?
Olivia Mons : « C’est un outil vraiment simple et gratuit, une plateforme sur internet, qui s’adresse à un premier public que sont les femmes victimes de violences, notamment de violences conjugales. Mais compte tenu des fonctionnalités que l’on a dans Mémo de vie, il peut aussi s’adresser à d’autres personnes victimes de harcèlement, de discriminations, même d’usurpation d’identité, ainsi qu’à leurs proches.
L’idée n’est pas d’aider les victimes dans l’immédiateté, puisque des dispositifs d’urgence existent déjà (ordonnances de protection, téléphone grave danger, bracelet anti-rapprochement et autres applications d’alertes). Ici, nous ne sommes pas dans l’urgence d’une protection immédiate de la personne.
Nous allons aider les victimes à prendre conscience de la situation, à soutenir leur mémoire des faits, en sécurisant des données, en offrant des informations. Notre idée, c’est de permettre aux personnes victimes qui n’ont pas une totale conscience ou qui sont parfois dans le déni de victimation ou parce qu’elles ont été culpabilisées de s’interroger sur la situation. »
C’est un outil bâti sur la réalité du terrain et non quelque chose qui serait sorti de l’imagination de personnes bien pensantes. Comment le projet est-il né ?
Olivia Mons : « Tout à fait, c’est un projet d’origine citoyenne, co-construit avec des personnes victimes et des experts et soutenu par des acteurs privés et institutionnels.
Mémo de vie émane d’une consultation citoyenne qui a démarré par une plateforme citoyenne qui s’appelle Make.org en 2017-2018. L’idée est de s’interroger, à côté de ce que font l’État, les associations, les entreprises, etc., sur ce que peuvent faire les citoyens sur un certain nombre de causes. La première cause a été la lutte contre les violences faites aux femmes. À la suite de cette consultation citoyenne, plusieurs propositions ont fait consensus, deux d’entre-elles en particulier. La première était « il faut prendre en considération les premiers signes d’agressions conjugales ou autres » ; la seconde était « il faut aider encore mieux les personnes victimes dans un accompagnement à la plainte ». Nous avons travaillé ces idées pour les traduire en actions. L’un des projets qui en est sorti a été la création d’un outil numérique digital pour répondre à ces préoccupations et nous avons imaginé Mémo de Vie.
Pour sa mise en œuvre, le ministère de la Justice, le ministère de l’Égalité entre les hommes et les femmes, le Comité interministériel de prévention de la délinquance, etc. ont financé Mémo de vie pour 2020. En outre, de nombreuses entreprises privées se sont positionnées sur du mécénat de compétences, pour le cadrage, la conformité légale, les développements techniques. C’est donc une coalition institutionnelle de la société civile et des entreprises autour d’un projet qui est porteur de sens et d’impact social. »
Concrètement, que trouve-t-on dans Mémo de vie ? Comment est-ce que cela fonctionne ?
Olivia Mons : « Mémo de vie est composé de quatre fonctionnalités.
Il y a un journal, où l’on va pouvoir décrire des événements vécus. Les utilisateurs ont aussi la possibilité de remplir un champ dédié précisant le lieu, les témoins et le contexte de l’événement décrit. Des éléments qui peuvent s’avérer précieux dans le cadre d’enquête. Et pour être toujours plus facile à utiliser et à comprendre, notamment pour les personnes maîtrisant peu le français, nous avons récemment ajouté de nombreux visuels et des pictos.
Il est également possible d’indiquer un sentiment de sécurité ou d’insécurité par rapport à cet événement, avec cinq niveaux allant de « très bon » à « danger », avec des couleurs différentes (vert si le sentiment de sécurité est très bon, rouge très foncé s’il est très mauvais). Cette indication ne sert pas forcément pendant l’enquête, mais cela va permettre de reconstituer une ligne chronologique et donner des éléments de prise de conscience à la victime sur la couleur dominante. En outre, pour favoriser la prise de contact avec une ressource extérieure, si un utilisateur ajoute plusieurs événements où il indique se sentir en danger, la plateforme lui propose d’en parler à un professionnel et d’aller consulter les contacts utiles.
Nous avons également une bibliothèque, qui contient des articles de vulgarisation sur un certain nombre de thématiques, pour permettre aux victimes et à leurs proches de se documenter et de s’informer : droit, santé, social, témoignages… Une rubrique « contacts utiles » est également intégrée. Mémo de vie n’est pas une plateforme d’urgence, mais on ne sait jamais : le 17 et le 114 par SMS, le tchat Police-Gendarmerie de la plateforme de signalement des violences, etc.
La dernière fonctionnalité importante avec le journal, est l’espace de stockage sécurisé pour compiler des éléments illustratifs (photo, vidéo, audio) qui peuvent être aussi mis dans le journal. Il y a deux catégories dans cet espace de stockage : une galerie de médias et une catégorie « documents officiels », où la personne victime va pouvoir mettre sa pièce d’identité, son attestation de sécurité sociale, son dépôt de plainte, sa main courante, l’attestation des enfants, le jugement de divorce, le certificat médical initial du médecin, etc. On le voit, ce sont tous les éléments à regrouper et à mettre en sécurité. Encore une fois, nous n’avons pas l’ambition de dire que ce sont des preuves, mais des indices qui permettent une simplification de nombreuses démarches, grâce notamment au regroupement de ces documents dans l’espace sécurisé. »
Le fonctionnement en cloud finalement, donne beaucoup de souplesse et permet de s’adapter aux réalités concrètes du quotidien ?
Joël Garrigue : « Oui, de manière très pragmatique, dans les violences conjugales, le téléphone portable est souvent la première chose qui fait les frais de la violence. Donc, bien souvent, les photos de violences antérieures ne pourront plus être utilisées par la victime, simplement parce que le téléphone aura été pulvérisé ou été aura été gardé « en otage ». L’avantage de Mémo de Vie, c’est qu’il n’est pas lié à un téléphone ou à un support. Quel que soit le moyen avec lequel on s’est connecté à l’outil et le moyen par lequel on l’a alimenté en photos ou en éléments, on pourra les retrouver. »
Caroline Boyer : « Et presque plus largement finalement. Le téléphone peut en effet être cassé dans le cadre des violences, mais aussi dans la vie quotidienne. Il peut tomber, être abîmé, altéré, mouillé, etc. Et s’il constitue le seul support qui contient des éléments de preuve, cela pose un sérieux problème. Mémo de Vie permet justement d’aller pallier cette difficulté-là du quotidien. »
Olivia Mons : « C’est aussi pour cette raison qu’un répertoire personnel a été développé dans Mémo de Vie pour que les utilisateurs(trices) puissent ajouter leurs propres contacts : ils(elles) peuvent ainsi conserver et retrouver depuis n’importe quel appareil le numéro de téléphone, l’adresse mail et postale ou tout élément de contact utile. Les personnes victimes peuvent donc sécuriser les contacts non seulement de leurs proches (amis, famille, témoins), mais aussi des professionnel(le)s impliqué(e)s dans leur accompagnement (policier, gendarme, juriste, psychologue, avocat), sans laisser de trace sur le carnet de contacts de leur propre appareil. »
Une question justement sur le fonctionnement en ce qui concerne la sécurité des informations qui y sont stockées. Quelle est la protection de ces données, personnelles évidemment ?
Olivia Mons : « Nous nous sommes donné le maximum de contraintes de sécurité possibles par rapport aux personnes victimes. En sécurité interne, nous avons un bouton « vite je quitte », pour se déconnecter discrètement de la plateforme et renvoyer vers une page neutre. Au bout de 3 minutes d’inactivité, la plateforme se déconnecte, comme avec le bouton de secours. Nous incitons au maximum, les personnes qui ne se sentent pas en sécurité de fonctionner en navigation privée. Un article de la Bibliothèque y est même consacré.
Par ailleurs, dans la rubrique « contacts utiles », les utilisateurs(trices) ont la possibilité, via un formulaire, de se faire recontacter par France Victimes. Elles précisent alors si elles préfèrent que cela se fasse par téléphone ou par mail, elles ont aussi la possibilité d’indiquer des horaires, l’utilisation d’un numéro masqué ou non, etc.
Les contraintes de sécurité externes sont aussi importantes. D’abord, nous sommes chez un hébergeur qui est agréé pour accueillir des données de santé (et donc aussi des données pénales). Nous avons également prévu un système de double mot de passe : un code à 8 caractères, plus un code de sécurité de 4 chiffres, redemandé à chaque passage d’une fonctionnalité simple (les contacts utiles ou la bibliothèque) vers les fonctionnalités sécurisées que sont le journal, l’espace de stockage et le profil. C’est comme une espèce de coffre-fort numérique, même si on ne peut pas l’appeler comme ça, car ce terme est attaché à une réglementation précise.
On est allé plus loin, en se projetant dans la situation où un agresseur aurait l’idée de quelque chose et réussisse à accéder aux contenus. S’il y a une erreur dans les mots de passe, l’accès à Mémo de Vie sera toujours possible, mais il ne sera pas possible supprimer ou de modifier les éléments déjà présents pendant un certain temps. Parce qu’une victime peut être amenée à supprimer elle-même des éléments, sous la contrainte ou non, et le regretter. C’est pourquoi tout élément supprimé sera conservé dans la corbeille et pourra être restauré pendant un mois.
Nous avons également été accompagnés en mécénat compétences par un cabinet d’avocats, qui a travaillé sur les conditions générales d’utilisation. Par exemple, je m’interrogeais beaucoup sur le fait qu’une personne victime puisse déclarer le nom d’un auteur, même si on est sur du déclaratif et que personne n’y a accès, etc. Nous avions aussi la crainte que l’outil puisse être dévoyé de son objectif. Nous avons donc mis en place des mesures pour limiter ces risques. »
Une question peut-être davantage pour Monsieur le Procureur. Du point de vue de l’enquête et des poursuites, quel regard portez-vous sur l’outil, avec notamment l’espace de stockage et le journal ?
Joël Garrigue : « En matière de violences, nous sommes face à des actes, des processus qui s’inscrivent dans une durée. Il est relativement rare, que les victimes viennent porter plainte au premier coup reçu. Il va s’écouler un certain temps, pendant lequel il va y avoir une cohabitation avec l’auteur, pendant lequel la victime va éprouver son degré de résistance jusqu’au moment où ça ne sera plus de possible. C’est à ce moment-là qu’elle va venir porter plainte.
Trop souvent, on est en présence de quelqu’un qui vient avec le certificat médical correspondant aux violences de la veille, mais qui va expliquer à l’enquêteur que ça fait un an, deux ans que ça dure. Mais cette personne sera souvent dans l’incapacité d’être extrêmement précise, d’avoir la mémoire exacte des différents faits, d’avoir les éléments médicaux qui viennent accréditer l’existence de ces différents faits. Et finalement, on va poursuivre l’auteur seulement pour les dernières violences et pas pour le reste, faute d’avoir des preuves suffisantes.
Avec Mémo de Vie, au fur et à mesure du processus, la victime va pouvoir noter ce qui s’est passé. Donc, au moment où elle va déposer plainte, elle pourra se référer à son journal ; elle aura une vision plus claire des dates auxquelles ont eu lieu tel et tel événement ; elle aura les photos qui correspondent ; elle aura le récit qu’elle a fait à chaud, ce qui évitera que la mémoire soit défaillante et que son témoignage finisse par être inexploitable. On s’aperçoit aussi souvent que la victime dispose d’éléments de preuve, parce qu’elle a consulté son médecin par exemple. Mais comme elle est partie très vite, elle n’a plus le certificat médical ou entre temps, elle s’est réconciliée et son agresseur a pu accéder au certificat et le détruire. Elle va se retrouver extrêmement démunie parce que les éléments de preuve n’existeront plus ou ne lui seront plus accessibles.
Avec Mémo de Vie, au moment où elle aura enfin franchi le pas de la plainte, la victime va arriver avec un dossier beaucoup plus complet. Sa plainte sera beaucoup plus crédible et beaucoup plus étayée. En ce sens, le journal de Mémo de Vie n’est pas un élément de preuve nouveau dans notre système juridique, je le vois plutôt comme une prise de note au jour le jour qui va permettre de fournir un témoignage, un dépôt de plainte qui sera beaucoup plus charpenté, beaucoup plus exploitable pour nous en termes de preuves. Et à terme, cela peut lui permettre d’obtenir en justice une condamnation de l’agresseur, qui soit à la hauteur de ce qu’il a réellement fait et pas simplement à la hauteur du dernier fait.
La deuxième chose qui est extrêmement intéressante est que Mémo de Vie n’est pas uniquement destiné à la victime elle-même. Lorsque les violences ont lieu dans une famille où il y a des enfants qui sont témoins de beaucoup de choses, quand la victime va commencer à se confier à ses sœurs et frères, à ses parents qui vont eux-mêmes noter un certain nombre d’éléments, ils peuvent d’ores et déjà créer un profil dans Mémo de Vie, noter ce qu’ils voient, ce qu’ils constatent et pouvoir fournir à la victime, au moment où elle va aller en justice, les éléments qui lui seront utiles. Cela va permettre véritablement de nous fournir un grand nombre de choses qui nous manquait jusqu’à présent, pour obtenir des condamnations à la hauteur de la réalité de ce qui a été subi.
C’est important non seulement devant le tribunal correctionnel au moment de la condamnation, mais ça peut être important aussi lorsqu’on va s’interroger sur la mise en place des autres dispositifs : si je peux démontrer la régularité des violences ou la régularité des agressions, il sera beaucoup plus facile de justifier un bracelet anti-rapprochement, une ordonnance de protection et l’accès aux dispositifs qui lui sont réellement adaptés. »
Et en ce qui concerne l’évolution du sentiment de sécurité et d’insécurité ? C’est nécessairement subjectif, mais est-ce un outil d’aide à la décision pour vous, si la victime se sent de plus en plus menacée par exemple ?
Joël Garrigue : « Ça permet effectivement d’avoir donné au tribunal une vision beaucoup plus claire de tout ce qui a pu se passer et de donner au juge ce qui lui manque souvent, c’est-à-dire une compréhension de l’ambiance, du fonctionnement du couple, de la maison. Nous n’avons pas forcément toujours des témoins ou, ce sont souvent les enfants, qui sont pris dans des conflits de loyauté ou qui ont une proximité vis-à-vis de l’un ou de l’autre.
Avec cette mesure du ressenti, nous allons avoir un élément constitué progressivement qui va nous donner cette vision dans le temps, de la façon dont le couple a pu évoluer, dont on en est arrivé finalement à la situation soumise au tribunal. Cela nous donne donc une vision beaucoup plus fine de la réalité, non seulement des actes de violence qui sont jugés, mais aussi du couple ou de la famille dans lequel s’inscrivent ces violences.
D’ailleurs, nous parlons de couple et de familles parce que les violences conjugales et les violences intrafamiliales étaient les objectifs majeurs lors de la mise en place de l’outil, mais il peut être aussi bien utilisé sur du harcèlement au travail, à l’école, etc. Finalement, ça me paraît être extrêmement utile pour toutes les infractions dont on sait qu’elles vont s’inscrire dans un temps assez long et pour lesquelles, bien souvent, les éléments de preuve concernant ces longues périodes et la façon dont les choses ont évolué durant ce temps vont nous manquer.
Comme vous le disiez, cela peut en effet également être utile au juge des enfants lorsqu’il y a des procédures d’assistance éducative qui seront ouvertes. Le juge aux affaires familiales pourra également s’en servir dans le cadre de l’ordonnance de protection bien sûr, mais aussi dans le cadre du divorce conflictuel, qui a un fond de violence ou de harcèlement.
Quel est le regard de l’avocat sur cet outil ? Très utile probablement lorsque l’on assiste une victime ? Qu’en est-il en défense ?
Caroline Boyer : « Quand j’assiste des personnes victimes de violences, j’ai souvent le sentiment d’arriver trop tard. Parce que le temps a fait son œuvre, en audition devant un enquêteur ou un juge d’instruction, la victime peut confondre les jours. Parce qu’elle a voulu oublier, devant le tribunal correctionnel ou la cour d’assises, la victime peut passer à côté de certains détails et la défense peut, à juste titre, s’engouffrer dans l’imprécision de son récit.
Sur une période de temps longue ou courte, Mémo de Vie place la victime en situation d’alimenter un dossier qui est encore un dossier en puissance. L’arborescence et l’organisation de Mémo de Vie lui permettent, six mois ou un an plus tard, de s’appuyer sur ces éléments qui seront archivés pour déclencher une procédure pénale. C’est donc un moyen pour elle de participer à la défense de ses propres intérêts le jour où elle décidera de lancer une procédure. Du point de vue de l’avocat de la victime, c’est donc forcément un outil utile pour le justiciable.
Quand j’assiste des personnes qui sont mises en cause pour des faits de violences, il peut m’arriver de déplorer l’imprécision du récit du plaignant, l’absence de preuves ou les incertitudes sur la réalité du préjudice subi. Mémo de Vie, en ce qu’elle permet de dresser une véritable chronologie des faits et de les documenter, rendra peut-être moins opportunes ces contestations. En tant qu’avocat de la défense, je devrai donc naturellement tenir compte, dans la détermination de mes axes de défense, des éléments de preuve issus de Mémo de Vie qui constitueront, eux aussi, des éléments de mon dossier. »
Retrouvez la vidéo pédagogique Mémo de Vie sur Youtube
Depuis son lancement le 23 novembre 2020, la plateforme Mémo de Vie comptabilise :
• 10 000 visiteurs différents
• 1 050 comptes créés
• 10 minutes de temps moyen par session
• 2 025 événements enregistrés
• 2 800 fichiers enregistrés dans l’espace de stockage