Une structuration déficiente de la répartition des tâches.
Dans la chaîne de valeur juridique, la répartition des tâches entre les différents niveaux d’expertise influe directement sur les coûts, les délais, la formation interne, et l’efficience globale de la fonction juridique. Pourtant, cette distribution reste trop souvent tributaire de logiques implicites et d’habitudes individuelles, sans alignement systématique avec des objectifs de performance ou de maîtrise budgétaire.
La variabilité des pratiques, y compris entre professionnels intervenant sur des dossiers similaires, illustre l’absence d’un cadre structurant. Ce flou organisationnel complique la gestion budgétaire des directions juridiques, limite leur capacité d’anticipation et entrave la mise en place de modèles de facturation adaptés à la nature des prestations fournies.
Une sous-exploitation persistante du levier de délégation.
La délégation constitue un levier stratégique insuffisamment activé, tant au sein des cabinets d’avocats que des directions juridiques. Dans les premiers, la hiérarchisation des rôles - associés, collaborateurs, stagiaires, paralegals - pourrait être mobilisée pour arbitrer entre qualité, rapidité et coût. Cependant, cette organisation reste souvent informelle, sans management structuré ni indicateurs de productivité.
Dans les directions juridiques, la situation est encore plus symptomatique : sur des dossiers à volumétrie élevée ou à faible valeur ajoutée, les juristes exécutent l’essentiel du travail de manière isolée. L’absence d’équipes de soutien, de segmentation fonctionnelle ou de critères de complexité pour la répartition des dossiers traduit un déficit de vision systémique, nuisant à la structuration de la donnée juridique et à la performance collective.
L’IA comme facteur de révélation des faiblesses organisationnelles.
L’essor de l’intelligence artificielle ne résout pas ces déséquilibres ; il les met en lumière. Pour que l’IA puisse jouer un rôle d’accélérateur de productivité, encore faut-il disposer de processus clairement définis, de jeux de données fiables, et d’une organisation permettant une répartition intelligente des tâches.
En l’absence de workflows stabilisés et de cartographies fonctionnelles, les technologies d’IA générative - telles que l’analyse automatisée des contrats ou la synthèse jurisprudentielle - peinent à délivrer leur plein potentiel. Le manque de structuration, tant en interne qu’au niveau des interactions avec les cabinets, constitue un frein à l’intégration effective de ces outils.
Vers un partenariat fondé sur la donnée et la responsabilité partagée.
Dans cette perspective, la délégation ne peut plus relever de décisions individuelles : elle doit être pensée comme un mécanisme organisationnel structurant. Il s’agit d’assigner les tâches selon des critères explicites de complexité, de supervision, de coût unitaire et de délai.
Certaines directions juridiques commencent à structurer leurs relations avec les cabinets autour de plans de staffing détaillés, de budgets par phase, de taux moyens pondérés et de modèles de pricing intégrant la productivité. Les cabinets, de leur côté, peuvent tirer parti de l’IA pour structurer leurs opérations et améliorer leur rentabilité sans dégrader la qualité.
Ce mouvement suppose une redéfinition de la relation client-prestataire, dans une logique d’alignement stratégique plutôt que de simple sous-traitance.
Conclusion : faire de la délégation un pilier de la transformation juridique.
La délégation constitue un indicateur avancé de maturité organisationnelle. Elle est une condition sine qua non de toute stratégie fondée sur la donnée ou l’intelligence artificielle. À l’heure du « Legal Spend Management », elle devient essentielle à la rigueur budgétaire, à la collaboration efficace avec les prestataires et à l’automatisation des tâches.
Pour les directions juridiques, il s’agit d’ancrer la délégation au cœur même de leur stratégie, non comme une pratique occasionnelle, mais comme une architecture continue de segmentation, de responsabilisation et de pilotage. Ce n’est qu’à ce prix que l’IA pourra se déployer non comme gadget, mais comme levier durable de performance.