Le 14 mai 2024, la Commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France rendait ses conclusions à travers un rapport proposant une série de mesures afin de lutter contre la montée en puissance du trafic de stupéfiant.
Ce rapport a mis en évidence un certain nombre de points :
- Une croissance exponentielle du trafic, avec pour exemple une « multiplication par cinq des saisies de cocaïne en l’espace de dix ans » [1].
- L’expansion de ce phénomène sur l’intégralité du territoire, alors que les zones rurales étaient auparavant épargnées ;
- L’augmentation des violences indissociablement liées au narcotrafic et notamment dans les régions d’outre-mer ;
- L’ubérisation du narcotrafic : la facilitation par les moyens de communication électroniques et les réseaux sociaux.
Ainsi, en réponse à ces conclusions, les sénateurs Etienne Blanc (LR) et Jérôme Durain (PS), en qualité de rapporteurs publics, ont émis une série de propositions visant à enrayer cette délinquance. Parmi celles-ci, la modification de la procédure pénale et l’instauration d’un « dossier coffre », inspiré directement de nos voisins belges. Néanmoins, l’accueil d’un tel dossier coffre en France et les conséquences qui y sont assorties sont d’ores et déjà débattus et contestés.
I- La volonté des rapporteurs d’instaurer un dossier coffre à l’abri des regards malveillants.
La commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France propose de nombreuses mesures afin de préserver secrète la procédure concernant les techniques spéciales d’enquête, pour ne pas les exposer à la défense. Dans cet objectif, elle propose un durcissement de la procédure pénale et l’instauration d’un dossier coffre.
A) Les propositions de la commission d’enquête : un durcissement de la procédure pénale pour lutter efficacement contre le narcotrafic.
Dans son rapport, la commission soumet une liste fournie de mesures proposées dans le but de lutter contre le trafic de stupéfiants.
Parmi elles, on retrouve :
- La volonté d’agir davantage sur le plan international avec la mise en lumière d’enjeux européens et de coopération internationale ;
- L’appui de nouveaux moyens concernant la situation des outre-mer ;
- La sécurisation des ports ;
- L’augmentation des moyens des services répressif ;
- La remise à niveau du renseignement ;
- La lutte contre la corruption et le blanchiment ;
- La prévention auprès du public ;
- L’adaptation du droit pénal et de la procédure pénale.
S’agissant de cette dernière proposition, il est envisagé :
- La création d’une technique d’infiltration civile en phase d’instruction durant laquelle un informateur devient un infiltré ;
- La création d’un parquet national antistupéfiants (PNAST) chargé des poursuites
- La mise en place de brouilleurs et dispositifs anti-drones en prison afin d’étêter les trafics de stupéfiants ;
- Et notamment un durcissement des règles en matière de droits de la défense s’agissant des vices de procédure et l’instauration d’un dossier coffre.
Ainsi, les rapporteurs publics proposent de diviser par deux les délais de l’article 173-1 CPP et donc de passer de 6 à 3 mois. Ce délai permet aux avocats en défense de déposer une requête en nullité lorsque « lorsque la méconnaissance d’une formalité substantielle (…) a porté atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne » [2].
Par ailleurs, messieurs Durain et Blanc préconisent l’irrecevabilité d’une requête en nullité qui aurait un fondement dilatoire ou présumé de mauvaise foi [3].
S’agissant du dossier coffre, il s’agit en réalité d’un dossier caché, non soumis au contradictoire. Les avocats, et par conséquent, et surtout, les mis en examen n’auraient ainsi plus accès aux secrets des techniques spéciales d’enquête. En contrepartie, ce dossier serait placé sous le contrôle de la Chambre de l’instruction, qui se porterait garante de la régularité de la procédure et de la loyauté de ces techniques.
L’objectif de ce dossier est de préserver le déroulement des certaines techniques spéciales d’enquête du regard des narcotrafiquants. Sophie Aleksic, première Vice-présidente du Tribunal judiciaire de Paris et coordinatrice du pôle criminalité, considère que les techniques spéciales d’enquête visées par cette mesure devraient se limiter à trois procédés :
- Le recours aux indicateurs ;
- L’infiltration ;
- L’observation avec moyen technique.
Selon elle, les dossiers judiciaires « décrivent en détail ces méthodes, permettant ainsi aux trafiquants de comprendre leurs points de fragilité, de savoir comment ils ont été interpellés et de s’adapter » [4].
En conclusion, il semble que la volonté du législateur soit de conserver un « coup d’avance » sur les narcotrafiquants afin qu’ils ne tirent avantage de la situation.
Si l’instauration d’un tel dossier peut étonner, il s’agit pourtant d’une pratique déjà consacrée depuis 2005 en droit belge.
B) La source du dossier coffre : l’exemple du dossier confidentiel de la Belgique.
En Belgique, il existe un « dossier confidentiel » en cas de réalisation de « méthodes particulières de recherche ». Ainsi, si, littéralement, le langage diffère, il s’agit bel et bien de la même chose.
En effet, le Code d’instruction criminelle belge, équivalent du Code de procédure pénale français, consacre à l’article 47 septies l’existence d’un dossier confidentiel porté à la seule connaissance du Procureur du Roi et pouvant être consulté par le juge d’instruction et par la chambre des mises en accusation. Ce dossier confidentiel n’est mis en place que lorsqu’il est question de méthode particulière de recherches, c’est-à-dire lorsqu’il existe un recours à un indicateur, lorsqu’une infiltration est réalisée, ou lorsqu’il s’agit d’une observation avec des moyens techniques.
Ce dossier contient les écrits d’un officier de police judiciaire (OPJ) qui a à charge de rédiger des rapports qui retracent, de manière complète et conforme à la vérité, chaque phase de l’exécution des observations qu’il dirige.
A l’inverse, l’OPJ rédige des procès-verbaux généraux, ne mentionnant « aucun élément susceptible de compromettre les moyens techniques et les techniques d’enquête policière utilisées » [5], qui eux, seront soumis au contradictoire.
Les sénateurs français ont pu puiser dans l’arsenal procédural belge étant donné la double validation faite, tant au niveau national belge qu’au niveau supranational.
En effet, d’une part, la Cour constitutionnelle belge valide l’utilisation du dossier confidentiel dans un arrêt en date du 19 juillet 2007. Pour justifier sa décision, la cour fait valoir que le droit, pour les parties, « de prendre connaissance de tous les éléments de preuve de la partie poursuivante n’est pas absolu » [6], et qu’ainsi, une ingérence dans son application est concevable à partir du moment où celle-ci apparait « justifiée et proportionnée à l’importance des objectifs à atteindre et si elle est compensée par une procédure qui permet à un juge indépendant et impartial de vérifier la légalité de la procédure » [7]. Dès lors, après avoir vérifié ces conditions, la Cour constitutionnelle belge approuve le recours au dossier confidentiel en déclarant l’article 47 septies conforme à la Constitution.
D’autre part, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), dans la décision portant sur l’affaire Van Wesenbeeck c. Belgique en date du 23 mai 2017, considère que l’utilisation du dossier confidentiel n’est pas incompatible avec l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui consacre le droit au procès équitable. La cour justifie sa décision aux motifs que la « restriction ab initio des droits de défense (est justifiée) et (est) suffisamment compensée par la procédure de contrôle effectuée en amont par une juridiction indépendante et impartiale, à savoir la chambre des mises en accusation » [8].
On peut être amené à douter a minima de l’efficacité réelle d’un tel dossier, étant donné les constats faits en Belgique et évoqués au cours de la commission. En effet, les rapporteurs publics mentionnent une recrudescence de laboratoires clandestins de stupéfiants et une implantation massive de la Mocro-mafia sur le territoire belge. Les sénateurs français mentionnent d’ailleurs à cet égard « le danger est à nos portes » [9].
Ainsi, 20 ans d’utilisation du dossier confidentiel n’auront pas réussi à éradiquer le trafic de stupéfiant en Belgique, ni même à démanteler les structures les plus importantes du narcotrafic.
II- L’ingérence manifeste dans la mise en œuvre du principe du contradictoire.
Si ce n’est pas encore le cas, il est d’ores et déjà possible d’imaginer les répercussions de la mise en place effective du dossier coffre en France, telles que l’ingérence manifeste à l’encontre du principe du contradictoire et la dissimulation des vices de procédure à la défense.
Si l’intérêt de lutte contre le trafic de stupéfiant avancé par le législateur semble louable, la mise en place du dossier coffre reste une ingérence manifeste au principe du contradictoire. On peut souligner qu’il n’existe aucune assurance que la dissimulation de ce dossier empêche les narcotrafiquants de s’adapter aux techniques spéciales d’enquête, d’autant plus que le rapport pointe du doigt un phénomène important de corruption des agents publics (police, gendarmerie, service des douanes, etc…) et privés (personnels portuaires et aéroportuaires, prestataires dans les prisons, etc…).
De plus, sa mise en place risque de créer un déséquilibre entre les parties au procès si la défense perd son droit de regard sur la procédure, et ce, malgré un contrôle effectué par la chambre de l’instruction.
Pour mémoire, la CEDH, dans son arrêt de principe sur la question du dossier confidentiel belge en 2017, avait expliqué qu’un tel procédé était compatible avec l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’Homme, et justifié et proportionné au regard de l’objectif poursuivi.
Reste à savoir quelle sera l’attitude des avocats et des instances ordinales et nationales, la position du Conseil constitutionnel, voire de la CEDH vis-à-vis de ce dossier confidentiel à la française.