Saisi en vertu de l’article 39 de la Constitution par le Gouvernement, le Conseil d’Etat a rendu le 12 décembre 2023 un avis relatif au projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
Ce projet de loi constitutionnelle comporte un article unique qui ajoute un alinéa à l’article 34 de la Constitution, définissant le domaine législatif, ainsi rédigé :
« La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».
Il a été adopté par le Parlement réuni en Congrès le lundi 4 mars 2024. La cérémonie de scellement aura lieu le vendredi 8 mars.
Dans son avis, le Conseil d’Etat apporte une précision fondamentale et inédite de la notion de « femme » (I). Elle permet de se saisir des enjeux existants entre l’identité des personnes et les droits constitutionnels qui leur sont associés afin d’en tirer les conséquences sur plusieurs pans du droit (II).
I - Une interprétation inédite de la notion de « femme ».
Le terme « femme » fait actuellement l’objet d’une seule occurrence dans le texte fondamental de notre République. L’article 1er de la Constitution dispose que
« la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ».
Par ailleurs, l’article 3 du Préambule de la Constitution de 1946 indique que
« la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme ».
En dehors de ces références, la Constitution consacre l’égalité entre les personnes, au regard de leur sexe, dans l’exercice de la souveraineté nationale :
« Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques » (article 3).
Dès lors, le droit français s’attache à donner des droits aux personnes, hommes et femmes, en tenant compte de leur sexe tel qu’inscrit à l’État civil. Seul cet indicateur fait aujourd’hui foi dans l’accès aux droits.
Le Conseil d’Etat énonce une définition du mot « femme » figurant dans le projet de loi constitutionnel. Selon son avis, la femme, bénéficiaire de la liberté de recourir à l’IVG, doit être entendue comme « toute personne ayant débuté une grossesse, sans considération tenant à l’état civil, l’âge, la nationalité et la situation au regard du séjour en France ».
La nouvelle liberté consacrée dans la Constitution sera donc reconnue à toute personne, homme ou femme, sans considération de son état civil, si elle est dans une situation de grossesse. Seule cette situation médicalement et physiquement constatable importe. Il s’agit en effet de permettre à toute personne souhaitant interrompre sa grossesse de pouvoir le faire, ce qui inclut la situation d’hommes transgenres notamment.
En effet, le sexe inscrit à l’état civil ne correspond pas toujours à la réalité biologique ou à la réalité personnelle des individus. C’est ainsi que le droit permet aux personnes intersexes et transgenres de modifier leur État civil lorsque leur genre ne correspond pas au sexe inscrit à l’État civil lors de leur naissance. La procédure de changement de sexe est prévue par l’article 61-5 du Code civil. Depuis 2016, le droit n’impose plus le recours à une stérilisation ou à des opérations menant à la stérilisation comme condition au changement de sexe légal.
La définition du Conseil d’Etat étend le champ des bénéficiaires de la liberté au recours à l’IVG et en permettant une application effective de cette liberté. Sans elle, la référence à l’état civil des personnes aurait pu s’imposer, ce qui aurait pu priver du recours à l’IVG les personnes transgenres et intersexes dont le sexe à l’état civil est masculin, qui pourtant peuvent avoir débuté une grossesse.
En conséquence, la Constitution modifiée comporte deux sens juridiques pour le terme « femme » : un faisant référence à l’état civil (article 1er), un faisant référence à un état physique et médical, la capacité d’être enceint (article 34).
II - Des conséquences concrètes sur plusieurs pans du droit.
L’interprétation inédite du Conseil d’Etat peut présager des évolutions juridiques, en ce qui concerne notamment les droits sexuels et reproductifs et l’inscription du genre en droit français.
A - L’ouverture des droits sexuels et reproductifs.
Les droits sexuels et reproductifs appartiennent au domaine de la loi. Si cette catégorie de droits n’est pas protégée par la Constitution, le Conseil constitutionnel s’est cependant prononcé sur la conformité de certains de ces droits avec des dispositions constitutionnelles, telles que l’article 2 de la Déclaration du 26 août 1789 des droits de l’Homme et du citoyen proclamant la liberté individuelle.
Les évolutions juridiques et médicales permettent à des hommes d’être enceints. Cependant, le droit à l’AMP ne leur est pas reconnu, au regard de la loi relative à la bioéthique de 2021.
Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) concernant l’exclusion des personnes transgenre du recours à l’assistance médicale à la procréation (AMP), le Conseil constitutionnel déclarait conforme à la Constitution l’article L2141-2 du Code de la santé publique, au titre duquel
« Tout couple formé d’un homme et d’une femme ou de deux femmes ou toute femme non mariée ont accès à l’assistance médicale à la procréation ».
Il juge que le législateur
« a estimé, dans l’exercice de sa compétence, que la différence de situation entre les hommes et les femmes, au regard des règles de l’état civil, pouvait justifier une différence de traitement, en rapport avec l’objet de la loi, quant aux conditions d’accès à l’assistance médicale à la procréation. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur la prise en compte, en cette matière, d’une telle différence de situation ».
Or la loi relative à la bioéthique de 2021 comporte de nombreuses dispositions faisant référence à la « femme enceinte ». Dès lors qu’une évolution de la Constitution est intervenue, le Conseil pourrait être saisi d’une QPC relative à l’interprétation du terme « femme » au regard de l’article 34 modifié de la Constitution, aux fins de reconnaitre le droit à l’AMP aux personnes transgenres.
B - L’inscription du genre en droit.
Dans la majorité des sociétés et cultures, les personnes sont définies de manière binaire en fonction de leur sexe ou de leur genre. Le genre est une catégorisation sociale issue d’une histoire et d’une culture.
Si la notion de genre est devenue incontournable dans le domaine des sciences humaines et sociales, elle demeure encore timide dans le droit français. Le genre n’est pas compris dans notre droit qui s’appuie exclusivement sur le sexe, contrairement à certaines conceptions juridiques étrangères.
Au Népal, depuis 2013, une catégorie transgenre a été ajoutée sur les certificats de citoyenneté et depuis le 10 juin 2013 la Cour suprême népalaise a ordonné au gouvernement de faire mention d’une catégorie « transgenre » sur les passeports.
En Australie, le 2 avril 2014, la plus Haute juridiction a décidé qu’une personne pouvait être reconnue à l’état civil comme étant d’un genre « non spécifique ».
Également, la mention « X » est présente sur les passeports depuis 2011.
En Inde, le 15 avril 2014, la Cour suprême a reconnu l’existence d’un « troisième genre ».
Soixante-cinq Etats évoquent le genre dans leur constitution, comme l’Afrique du Sud (« not discriminate on grounds like race, genre, sex ») et la République du Rwanda (« égalité des droits entre les Rwandais et entre les hommes et les femmes, sans porter préjudice du principe de genre »).
La Constitution française n’utilise par la notion de genre ou d’identité de genre, mais se réfère exclusivement au « sexe » et retient l’état civil pour désigner les femmes et les hommes. Si ces notions étaient peu connues au moment de la rédaction et de la promulgation de la Constitution le 4 octobre 1958, de nombreuses évolutions sociologiques et sociétales sont intervenues depuis lors. Or, il convient de s’efforcer de conformer le droit avec la réalité de la société et des différentes personnes qui la composent. L’apport du Conseil d’Etat sur la notion de femme s’inscrit dans cette évolution du droit au regard des mouvances de la société.
En outre, l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur l’identité de genre et sur le changement de la mention de sexe à l’état civil du 27 juin 2013 indiquait que « l’identité de genre a été introduite en tant que définition précise par un collège d’experts en droit international de tous les continents, pour l’ONU en 2007, dans les principes de Jogjakarta. Ceux-ci sont repris dans le rapport du haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations-unies en novembre 2011. (…) La notion d’identité de genre est en outre présente au sein du système des droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Ainsi, en 2009, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Thomas Hammarberg, a publié un document thématique intitulé Droits de l’homme et identité de genre, dans lequel il formule douze recommandations aux États membres, appelant à respecter les droits humains et les personnes transsexuelles et transgenres ».
En droit français, la notion d’identité de genre a été introduit par la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté. Désormais, l’article 225-1 du Code pénal dispose :
« constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur identité de genre […] ».
Le Conseil constitutionnel, saisi dans le cadre de l’étude a priori de la constitutionnalité du texte, a affirmé que
« le législateur a entendu viser le genre auquel s’identifie une personne, qu’il corresponde ou non au sexe indiqué sur les registres de l’Etat civil ou aux différentes expressions de l’appartenance au sexe masculin ou au sexe féminin ».
C’est par clarté et précision que le législateur avait entendu consacrer cette notion dans la loi afin de permettre une protection effective des personnes discriminées.
En dehors de cette référence, le droit français ignore la notion de genre, bien qu’il contienne en son sein des textes internationaux qui la mentionnent, tels que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). C’est également le cas de la jurisprudence européenne, au regard de laquelle le droit français reste parfois perméable ; ainsi dans la version anglaise de l’arrêt Opuz c/ Turquie, la Cour européenne des droits de l’Homme parle d’une « gender-based violence », alors que la version française utilise le terme « sexe ».
En outre, dans sa décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, le Conseil constitutionnel évoquait « la considération du genre ». On peut s’interroger sur l’éventuelle influence d’une membre du Conseil constitutionnel, la sociologue Dominique Schapper. Néanmoins, ce rattachement au genre ne s’est pas répété par la suite. De plus, il a été effacé du commentaire de la décision et remplacé par la mention « considération du sexe ».
L’avis du Conseil d’Etat pourra dès lors constituer un fondement juridique sur lequel se reposer afin de consacrer une définition plus ouverte de la notion de « femme » et en conséquence de garantir des droits élargis aux minorités de genre.