Le 20 juin 2006, au sujet du contrat de première embauche, François Hollande, député centriste, s’adressait au Premier ministre de l’époque, M. Dominique De Villepin. Il prononçait les mots suivants : « Pas de confiance dans le pays, pas de confiance dans la majorité, pas de confiance dans la presse. Dans une démocratie digne de ce nom, le chef de l’État ou le Parlement aurait mis fin à cette situation. Mais nous sommes dans le régime de l’irresponsabilité ». À travers cette dénonciation, il ne s’agissait pas seulement de pointer une crise politique conjoncturelle du doigt, mais bien de mettre en lumière une défaillance plus profonde : celle d’un régime où les mécanismes de reddition des comptes semblent paralysés, et où la confiance, ciment du lien démocratique, se délite. Or, cette confiance est loin d’être un simple sentiment : elle est au cœur même du pacte républicain. Jean Jaurès le rappelait en 1903, lors d’une visite dans une école primaire, lorsqu’un écolier lui demanda ce qu’était la République. Il répondit avec justesse : « La République, c’est un grand pacte de confiance ». Ainsi, la responsabilité politique ne peut exister sans la confiance - celle que les citoyens placent dans leurs institutions, et celle que ces institutions doivent mériter par leur capacité à rendre des comptes.
La responsabilité politique désigne, dans un régime démocratique, le mécanisme par lequel les gouvernants sont tenus de rendre compte de leurs actes devant les représentants du peuple et, en cas de désaccord ou de faute, d’en assumer les conséquences, pouvant aller jusqu’à leur départ. Elle constitue un pilier des régimes parlementaires, où le gouvernement est responsable devant le Parlement, notamment à travers la motion de censure [1] ou l’engagement de responsabilité sur un texte [2], devenu aujourd’hui célèbre, voir un nom propre, sous l’appellation de « 49.3 ».
Ces outils traduisent un parlementarisme rationalisé, c’est-à-dire l’idée d’encadrer les pouvoirs du Parlement afin de permettre au gouvernement de mettre en oeuvre sa politique. Historiquement, cela s’explique par un souhait de mettre fin aux excès du parlementarisme - et donc à l’instabilité chronique - constatés sous les IIIe et IVᵉ Républiques.
Mais cette logique ne se limite pas aux rapports entre le gouvernement et le Parlement : dans une perspective plus large, la responsabilité politique s’apparente à une exigence de redevabilité - notion empruntée au droit public québécois - qui désigne la capacité des citoyens ou des institutions à demander des comptes aux détenteurs du pouvoir. Elle permet aussi de traduire le concept anglo-saxon d’accountability, resté intraduisible dans l’esprit de ce sujet. Cette exigence trouve un fondement dans l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, selon lequel « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ».
Lors de la fondation de la Vᵉ République, la Constitution de 1958 visait précisément à combiner la logique de responsabilité politique avec une stabilité institutionnelle renforcée. Michel Debré défendait ainsi une interdépendance entre le droit de dissolution du Président de la République, pouvoir propre prévu à l’article 12 du texte constitutionnel de la Vᵉ, et la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée, censée garantir un équilibre démocratique durable.
Malgré tout, dans le cadre institutionnel de la Vᵉ République, certains auteurs, constitutionnalistes ou praticiens de la vie politique considèrent que la responsabilité politique, notamment celle du gouvernement devant le Parlement, fonctionne de manière largement mythifiée. Il ne s’agit pas ici d’un mythe au sens fondateur ou mobilisateur, mais d’un mythe critique : un principe constitutionnel affiché, proclamé comme fondement du régime parlementaire [3], mais dont la mise en œuvre effective est devenue marginale, voire inopérante. En d’autres termes, la responsabilité politique existe formellement, mais sa portée réelle dans la vie institutionnelle est très limitée. Le recours à la motion de censure est rare et son succès encore plus exceptionnel, ce qui affaiblit de facto le pouvoir de contrôle du Parlement.
Cette mythification ne concerne pas uniquement le gouvernement : le principe de responsabilité du Président de la République est lui aussi souvent présenté comme une fiction juridique. La procédure de destitution prévue à l’article 68 de la Constitution, révisée en 2007, institue en théorie une redevabilité présidentielle devant le Parlement réuni en Haute Cour. Toutefois, la complexité extrême de cette procédure - son caractère exceptionnel, sa forte politisation et les exigences de majorité qualifiée - la rend presque impossible à activer, même en cas de crise. Elle n’a, à ce jour, jamais été mise en œuvre.
Le contraste est frappant avec d’autres régimes démocratiques. Aux États-Unis par exemple, et bien que l’actualité récente ait parfois donné l’impression que les cent premiers jours d’un mandat présidentiel autorisent toutes les fantaisies, la procédure d’impeachment, bien qu’elle soit elle aussi complexe, a été activée à plusieurs reprises dans l’histoire contemporaine, témoignant d’un usage plus concret de la responsabilité politique et déontologique du chef de l’État.
De plus, des mécanismes comme le recall (révocation par le peuple d’un élu) ou l’existence de déontologues institutionnalisés à la Maison-Blanche illustrent une culture plus enracinée de la reddition des comptes. À l’inverse, en France, malgré l’existence en droit de mécanismes de contrôle, leur mise en œuvre reste marginale, nourrissant l’idée d’une responsabilité politique transformée en mythe constitutionnel : un principe qui survit davantage dans les textes que dans les pratiques.
Dénoncée et critiquée par M. Hollande dans notre accroche, l’irresponsabilité désigne l’affaiblissement, voire l’absence de mécanismes réellement contraignants permettant de demander des comptes aux gouvernants, qu’il s’agisse du chef de l’État ou du gouvernement. Cette irresponsabilité peut être juridique, lorsque certains acteurs institutionnels bénéficient d’une immunité ou ne peuvent être poursuivis en justice pour leurs actes (comme c’est le cas pour le président de la République pendant la durée de son mandat, hors haute trahison ou manquement grave à ses devoirs), ou politique, lorsque les autorités exécutives prennent des décisions majeures sans avoir à en assumer les conséquences devant les représentants élus ou devant les citoyens, en dehors des rendez-vous électoraux.
Dans un régime qui se veut parlementaire, une telle irresponsabilité pose un problème fondamental de déséquilibre démocratique. Elle traduit une concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif - et plus précisément du président de la République - qui échappe à tout contrôle effectif durant son mandat. En théorie, le gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale, mais en pratique, le chef de l’État impose l’orientation politique sans en assumer la responsabilité directe, s’abritant derrière un Premier ministre souvent réduit à un rôle d’exécutant. Ce phénomène s’est accentué depuis l’inversion du calendrier électoral en 2002, qui fait élire l’Assemblée nationale dans la foulée de l’élection présidentielle, assurant ainsi au président une majorité parlementaire acquise d’avance, et rendant improbable l’usage de la motion de censure.
L’irresponsabilité dans la Vᵉ République ne signifie donc pas l’inexistence de dispositifs de contrôle - ceux-ci existent bel et bien dans la lettre du droit constitutionnel -, mais plutôt leur mise en échec dans les faits. Cette incapacité pratique à engager la responsabilité des gouvernants a conduit certains analystes à qualifier notre régime « d’irresponsabilité organisée », voire de « monarchie républicaine », où le président concentre les leviers essentiels du pouvoir sans en répondre pleinement. Ainsi, ce déficit de redevabilité heurte le principe fondamental du contrôle démocratique et alimente une crise de confiance durable entre citoyens et institutions.
Instituée par la Constitution du 4 octobre 1958, la Vᵉ République est née dans un contexte de crise aiguë : instabilité gouvernementale chronique sous la IVᵉ République, guerre d’Algérie, et incapacité des institutions existantes à gérer efficacement les affaires de l’État. Elle visait à concilier deux impératifs apparemment contradictoires : assurer la stabilité du pouvoir exécutif, tout en préservant le caractère parlementaire et démocratique du régime. Ce compromis s’est traduit par une architecture hybride : un exécutif bicéphale - le président de la République, chef de l’État, et le Premier ministre, chef du gouvernement - et un Parlement bicaméral (Assemblée nationale et Sénat).
Le texte constitutionnel de 1958 repose sur une logique d’équilibre entre l’exécutif et le législatif. Le gouvernement est politiquement responsable devant l’Assemblée nationale, principalement à travers l’article 49, qui organise la motion de censure (alinéa 2) et l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur un texte (alinéa 3, dit « 49.3 »). En contrepartie, le président dispose du pouvoir de dissolution (article 12), instituant un mécanisme d’interdépendance décrit par Michel Debré comme garant d’un régime à la fois stable et démocratique. Ce schéma répondait aux exigences de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, qui posait les fondements du nouveau régime.
Cependant, plusieurs évolutions sont venues bouleverser cet équilibre. D’abord, la réforme de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct a renforcé considérablement sa légitimité politique, contribuant à faire de lui le centre de gravité du système institutionnel. Ensuite, la réduction du mandat présidentiel à cinq ans en 2000 et l’inversion du calendrier électoral en 2002 ont aligné l’élection présidentielle et les législatives, amplifiant encore le phénomène du fait majoritaire : la majorité présidentielle domine l’Assemblée, rendant peu crédible le contrôle parlementaire. Pendant près de deux décennies, cette majorité automatique a permis au président d’imposer sa ligne politique avec peu de contre-pouvoirs, reléguant le Premier ministre au rang de simple « collaborateur », selon les mots de Nicolas Sarkozy. Charles De Gaulle disait, justement, « Je nomme le Premier ministre pour en faire mon second ».
Aujourd’hui, la Vᵉ République fonctionne moins comme un régime parlementaire que comme un régime présidentialiste, voire présidentialisé. L’équilibre initial voulu par ses concepteurs s’est progressivement désagrégé, et les mécanismes de responsabilité politique - qui devaient garantir la reddition des comptes - apparaissent affaiblis, parfois neutralisés.
Il s’agira ainsi d’analyser les mécanismes prévus par la Constitution de 1958 qui offrent un socle de base en matière de responsabilité du gouvernement devant le Parlement et les mécanismes de contrôle parlementaire, en les confrontant à la réalité des pratiques politiques contemporaines. Le Président dispose de prérogatives importantes, notamment dans les domaines diplomatique et militaire, et joue un rôle central depuis son élection au suffrage universel direct. Le gouvernement, quant à lui, détermine et conduit la politique de la nation (article 20), et est politiquement responsable devant l’Assemblée nationale. Il est composé du Premier ministre, des ministres d’État, des ministres délégués et des secrétaires d’État, chacun étant susceptible d’être individuellement ou collectivement mis en cause par le Parlement.
Ce sujet présente un double intérêt, à la fois théorique et pratique.
Sur le plan théorique, il permet de réfléchir à l’adéquation entre l’architecture juridique de la Vᵉ République et son fonctionnement réel. En d’autres termes, il interroge le décalage croissant entre un régime parlementaire « rationalisé » tel qu’il a été pensé à l’origine, et la dynamique présidentialiste qu’il a progressivement épousée. La concentration des pouvoirs au sommet de l’État, l’usage stratégique du fait majoritaire et l’affaiblissement du contrôle parlementaire nourrissent une réflexion essentielle sur l’équilibre des pouvoirs dans un régime démocratique.
Sur le plan pratique, ce sujet soulève des enjeux cruciaux en matière de légitimité démocratique. Dans un contexte de défiance croissante à l’égard des institutions représentatives, la verticalité du pouvoir, l’opacité de certaines décisions de l’exécutif et le sentiment d’érosion du débat parlementaire alimentent une crise de confiance profonde. Se demander si la responsabilité politique existe encore en pratique, ou si elle n’est qu’un leurre constitutionnel, revient à poser une question fondamentale : celle de la capacité de nos institutions à garantir un véritable contrôle démocratique dans un État de droit - ce dernier suppose un respect de la séparation des pouvoirs et de la hiérarchie des normes, mais aussi la garantie d’une égalité de tous devant la justice -.
Alors, peut-on encore considérer que la responsabilité politique constitue un mécanisme effectif de contrôle du pouvoir sous la Vᵉ République, ou bien celle-ci s’est-elle progressivement affaiblie ?
Initialement pensée comme l’un des piliers de l’équilibre institutionnel, la responsabilité politique devait permettre de concilier l’efficacité de l’action gouvernementale avec les exigences du contrôle démocratique. La Constitution de 1958 avait ainsi intégré, dans une logique de parlementarisme rationalisé, plusieurs mécanismes destinés à garantir que le gouvernement, mais aussi plus largement les détenteurs du pouvoir exécutif, puissent être tenus politiquement responsables devant le Parlement. Néanmoins, l’évolution des pratiques institutionnelles, marquées par une présidentialisation croissante du régime, le renforcement du fait majoritaire, et la rareté de l’usage effectif des outils de mise en cause politique, a progressivement affaibli cette exigence de redevabilité.
D’un côté, le cadre juridique de la Vᵉ République reconnaît toujours des instruments de responsabilité, tels que les articles 49 (alinéas 1, 2 et 3) pour le gouvernement ou l’article 68 pour la destitution présidentielle. De l’autre, ces mécanismes sont devenus inopérants en pratique, vidés de leur substance par des dynamiques politiques qui placent le chef de l’État au centre du jeu institutionnel, tout en marginalisant le rôle du Parlement. Le régime ne repose plus sur une véritable dialectique entre pouvoir et contrôle, mais sur une verticalité du pouvoir exécutif peu compatible avec l’idéal parlementaire. Ainsi, il convient d’admettre que si la responsabilité politique n’est pas complètement absente de l’architecture de la Vᵉ République, elle tend aujourd’hui à fonctionner davantage comme une fiction constitutionnelle que comme un instrument effectif de contrôle du pouvoir. Cela interroge non seulement la vitalité démocratique de nos institutions, mais aussi leur capacité à garantir une véritable culture de reddition des comptes dans l’exercice du pouvoir exécutif.
I. Une responsabilité politique formellement instituée par la Constitution de 1958.
A. Des mécanismes juridiques de responsabilité prévus par la Constitution.
La Constitution du 4 octobre 1958 établit avec précision les modalités de la responsabilité politique et juridique des principales figures de l’exécutif que sont le gouvernement et le Président de la République. Ces mécanismes traduisent la volonté des constituants de garantir la stabilité institutionnelle tout en soumettant les autorités exécutives à des formes de contrôle, selon une logique de parlementarisme rationalisé.
S’agissant du gouvernement, la Constitution affirme en son article 20 qu’il est responsable devant le Parlement. Cette responsabilité politique s’exerce plus concrètement devant l’Assemblée nationale, seule habilitée à contraindre le gouvernement à la démission.
Trois procédures constitutionnelles permettent cette mise en jeu : d’abord, le Premier ministre peut, par l’article 49 alinéa 1, engager la responsabilité de son gouvernement sur une déclaration de politique générale. Ensuite, l’Assemblée nationale peut alors voter une motion de censure dans le même article, à son alinéa 2, qui autorise les députés à déposer une motion de censure spontanée. Si elle est adoptée à la majorité absolue des membres composant l’Assemblée nationale, le gouvernement est renversé. Enfin, l’article 49 alinéa 3 permet au Premier ministre d’engager la responsabilité du gouvernement sur le vote d’un texte, ce qui permet son adoption sans débat, sauf si une motion de censure est votée dans les quarante-huit heures. Ce dernier mécanisme, souvent critiqué pour sa portée autoritaire, illustre le rationalisme de la Constitution de 1958 qui tend à renforcer l’autorité de l’exécutif dans un souci de stabilité. En pratique, cependant, la responsabilité politique du gouvernement est rarement engagée et encore plus rarement sanctionnée. Le fait majoritaire, combiné à la discipline des partis, réduit fortement l’effectivité de ces mécanismes.
S’agissant du Président de la République, la logique constitutionnelle est différente. Le chef de l’État est protégé par une irresponsabilité juridico-politique pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions. L’article 67 de la Constitution affirme ce principe en disposant que le Président de la République « n’est pas responsable des actes accomplis en cette qualité ». Cette irresponsabilité connaît toutefois deux exceptions prévues par la Constitution. L’article 53-2 prévoit que le Président peut être poursuivi devant la Cour pénale internationale pour des crimes internationaux tels que les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre. L’article 68, issu de la révision constitutionnelle de 2007, permet au Parlement constitué en Haute Cour de prononcer la destitution du chef de l’État en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat. Cette procédure, à la fois politique et juridictionnelle, est cependant très rigoureuse et n’a encore jamais été mise en œuvre.
En ce qui concerne les actes détachables de ses fonctions, c’est-à-dire ceux relevant de sa vie personnelle ou antérieurs à son mandat, le Président bénéficie d’un régime d’inviolabilité temporaire pendant toute la durée de son mandat. L’article 67 alinéa 2 prévoit ainsi qu’il ne peut, pendant son mandat, faire l’objet d’aucune procédure judiciaire, civile ou pénale, ni être cité à comparaître devant une juridiction. Toutefois, cette inviolabilité cesse un mois après la fin du mandat présidentiel, selon l’article 67 alinéa 3. À l’issue de ce délai, l’ancien Président redevient un justiciable ordinaire et peut être poursuivi pour les actes accomplis avant ou pendant son mandat, à condition qu’ils ne soient pas liés à l’exercice de ses fonctions présidentielles.
B. Une volonté initiale d’un régime équilibré entre rationalisation du parlementarisme et stabilité exécutive.
En seulement douze années de IVᵉ République, vingt-quatre gouvernements se sont succédé, sans jamais parvenir à gouverner de manière durable. Ce chaos institutionnel, souvent provoqué par la facilité avec laquelle les députés pouvaient adopter des motions de censure, a conduit les rédacteurs de la Constitution de la Ve République. Le projet fondateur de 1958 entend donc réhabiliter l’efficacité gouvernementale tout en maintenant une forme de responsabilité démocratique.
Pour ce faire, les constituants ont instauré un véritable parlementarisme rationalisé. L’objectif était de rendre plus difficile le renversement des gouvernements, en encadrant étroitement les procédures permettant à l’Assemblée nationale d’exprimer sa défiance. Ainsi, l’article 49 alinéa 2 conditionne l’adoption d’une motion de censure à une majorité absolue des membres de l’Assemblée nationale, ce qui limite considérablement les risques de manœuvres politiciennes. De même, l’article 40 interdit aux parlementaires de proposer des amendements ou des propositions de loi ayant pour effet d’aggraver une charge publique, ce qui réduit leur capacité à interférer excessivement dans le domaine budgétaire. Ces mesures visent à contenir les velléités d’instabilité tout en préservant un espace de contrôle politique du gouvernement par la majorité parlementaire.
À titre d’exemple emblématique, la première utilisation de l’article 49, alinéa 3, eut lieu en 1960 à propos d’un projet de loi sur la dissuasion nucléaire. Charles de Gaulle, qui aimait affirmer que « les hommes politiques jouent à la belote, moi je joue au poker », jouera alors sa première carte en demandant à son Premier ministre, Michel Debré, de recourir à ce mécanisme. Il s’agissait de forcer l’Assemblée à adopter le texte sans débat, à moins qu’elle ne choisisse de faire chuter le gouvernement en votant une motion de censure.
Ce rééquilibrage ne s’opère toutefois pas au seul détriment du Parlement. L’esprit de la Constitution repose sur une forme d’interdépendance des pouvoirs. Michel Debré affirmait ainsi que le régime de la Cinquième République n’était ni présidentiel ni parlementaire au sens classique, mais un régime original fondé sur un équilibre actif entre exécutif et législatif. En témoigne le recours au droit de dissolution accordé au Président de la République par l’article 12 de la Constitution. Celui-ci peut dissoudre l’Assemblée nationale, notamment en cas de conflit persistant entre celle-ci et le gouvernement, ce qui constitue une forme de contre-pouvoir permettant à l’exécutif de se prémunir contre un blocage institutionnel. Ce mécanisme, bien que rarement utilisé, participe à l’équilibre global du régime en incitant le Parlement à user avec modération de ses prérogatives de contrôle.
Rappelons la description de la Constitution par le Général de Gaulle : « Un esprit, des institutions, une pratique ».
Parallèlement, la Constitution n’ignore pas la question de la responsabilité pénale des membres du gouvernement - et souvent responsabilité pénale et politique sont confondues. La création, en 1993, de la Cour de Justice de la République (CJR) témoigne d’une volonté de renforcer la reddition des comptes des ministres pour les infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions. Cette juridiction spécialisée, composée de magistrats professionnels mais aussi majoritairement de parlementaires, peut être saisie pour juger un ministre soupçonné d’avoir commis un crime ou un délit en lien avec ses fonctions ministérielles. Toutefois, cette composition hybride soulève des réserves. La présence prédominante de parlementaires parmi les juges crée un risque de collusion entre juges et justiciables, notamment dans les affaires sensibles politiquement. Cette proximité entre le pouvoir législatif et les membres du gouvernement jugés nuit à l’image d’impartialité de la CJR et alimente les critiques appelant à une réforme ou à la suppression de cette juridiction d’exception.
II. Une responsabilité politique largement vidée de sa substance par la présidentialisation du régime.
A. La montée en puissance de l’exécutif face à un Parlement marginalisé.
De manière générale, l’évolution institutionnelle et politique du régime a progressivement conduit à une concentration croissante du pouvoir entre les mains de l’exécutif, et plus particulièrement du Président de la République. Cette dynamique s’est accélérée avec la réforme constitutionnelle de 1962, qui a introduit l’élection du Président au suffrage universel direct. Ce tournant majeur a transformé la nature même de la fonction présidentielle en lui conférant une légitimité populaire directe, distincte de celle du Parlement, et souvent perçue comme supérieure à celle du gouvernement ou de l’Assemblée nationale. Le chef de l’État s’est ainsi affirmé non seulement comme arbitre mais aussi comme acteur central de la vie politique.
Cela intervient dans la recherche de la légitimité du chef de l’État qui succédera au héros du 18 juin 1940, le Général De Gaulle. Nous n’évoquerons pas ici la procédure utilisée - spoiler : par voie de référendum législatif (article 11) et non via l’article 89 de la Constitution, alors prévu à cet effet - pour en arriver à l’élection la plus attendue des français.
Certains évoquent l’idée d’une « deuxième naissance de la Vᵉ République », à l’instar de Raymond Aron.
Cette tendance à l’hyperprésidentialisation du régime a été renforcée par deux réformes institutionnelles majeures intervenues au tournant des années 2000 : la réduction du mandat présidentiel à cinq ans en 2000, et l’inversion du calendrier électoral en 2002. Le quinquennat a contribué à resserrer le lien temporel entre le président et sa majorité parlementaire, tandis que l’organisation des élections législatives immédiatement après la présidentielle a systématiquement donné à l’élu du suffrage universel une majorité acquise à sa cause. Ce « fait majoritaire », désormais quasi automatique, a profondément modifié les rapports entre les pouvoirs. L’Assemblée nationale, conçue comme une chambre délibérante dotée d’un rôle de contrôle de l’exécutif, s’est progressivement transformée en une simple chambre d’enregistrement, votant mécaniquement les projets de loi émanant du gouvernement, souvent à marche forcée. La responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement, pourtant au cœur du régime parlementaire, est ainsi vidée de sa substance dès lors que la majorité est disciplinée et que l’alternance politique est rare entre président et Assemblée.
Cette évolution institutionnelle prend également racine dans le contexte même de la rédaction de la Constitution de 1958. Dirigée par Michel Debré sous l’autorité du général de Gaulle, cette rédaction repose sur cinq piliers fondamentaux : la séparation des pouvoirs, l’indépendance de l’autorité judiciaire, le respect du suffrage universel, la responsabilité politique du gouvernement et la transformation de l’Union française en une Communauté destinée à intégrer l’ancien empire colonial : un costume croisé sur mesure pour le Général De Gaulle…
Toutefois, la nature du pouvoir présidentiel, dès l’origine, suscitait le débat. L’article 5 de la Constitution confère au Président de la République le rôle de veiller au respect de la Constitution, d’en assurer, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Ce rôle, bien qu’originellement pensé comme arbitral, s’est avéré porteur d’une légitimité supérieure à celle du Parlement, facilitant la montée en puissance de la présidence. Cette montée en puissance trouve son prolongement dans l’article 16, qui confère au Président des pouvoirs exceptionnels en cas de crise grave. Si certains justifient cette disposition par les incertitudes de l’histoire et la nécessité d’un pouvoir fort en temps de péril, d’autres y voient une brèche dangereuse ouvrant la voie à une dérive autoritaire, une fenêtre sur la dictature. Si la décision de mise en œuvre de l’article 16 constitue un acte de gouvernement insusceptible de recours juridictionnel, les mesures prises sous son empire peuvent, quant à elles, faire l’objet d’un contrôle de légalité. Le Conseil d’État, dans sa célèbre décision Rubin de Servens de 1962, a ainsi reconnu sa compétence pour contrôler la nature administrative ou non des actes pris pendant l’application de l’article 16.
Ce renforcement progressif de l’autorité présidentielle, à la fois par les textes et par la pratique, s’est opéré au détriment du Parlement, désormais marginalisé dans le fonctionnement quotidien des institutions. Si la responsabilité politique reste formellement inscrite dans la Constitution, sa mise en œuvre est devenue de plus en plus théorique, au point que certains auteurs parlent d’un régime semi-présidentiel en apparence, mais largement présidentiel dans les faits.
B. Une redevabilité illusoire : irresponsabilité présidentielle et contrôle parlementaire affaibli.
Le Président de la République, véritable pivot du régime - pierre angulaire -, bénéficie en effet d’un statut juridique d’irresponsabilité pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions, conformément à l’article 67 de la Constitution. La seule exception à cette règle demeure l’article 68, qui prévoit une procédure de destitution en cas de manquement grave aux devoirs de sa charge. Or, cette procédure, extrêmement complexe, politisée et jamais mise en œuvre, apparaît davantage comme un symbole que comme un levier effectif de sanction.
Dans le paysage comparé des démocraties parlementaires ou semi-présidentielles, la position du Président français fait figure d’exception. Si l’on prend l’exemple du Portugal, le président de la République y dispose de pouvoirs importants, mais ne préside, par exemple, pas le Conseil des ministres - une différence significative qui illustre le caractère particulièrement présidentialiste du modèle français. Cette concentration du pouvoir au sommet de l’exécutif contribue à effacer les mécanismes traditionnels de contre-pouvoirs.
Ce déséquilibre se retrouve également dans le fonctionnement de la Cour de Justice de la République (CJR), institution chargée de juger les membres du gouvernement pour les crimes ou délits commis dans l’exercice de leurs fonctions. Loin de garantir une véritable exigence de responsabilité ministérielle, la CJR fait l’objet de critiques récurrentes, tant pour le faible nombre de condamnations qu’elle prononce que pour sa composition majoritairement parlementaire, alimentant un soupçon de partialité et de corporatisme.
Cette impuissance structurelle du contrôle politique s’inscrit dans une critique plus large de la démocratie contemporaine. Pierre Rosanvallon, dans Le Bon Gouvernement, soulignait que nos régimes « sont dits démocratiques parce qu’ils sont consacrés par les urnes », mais que « nous ne sommes pas gouvernés démocratiquement, car l’action des gouvernements, n’obéit pas à des règles de transparence, d’exercice de la responsabilité, de réactivité ou d’écoute des citoyens clairement établies ». Michel Winock, dans le même ouvrage, diagnostique avec justesse une triple crise : un excès de pouvoir présidentiel, un déficit de représentation des instances gouvernantes et une carence de la démocratie représentative.
Au final, les mécanismes institutionnels censés garantir la reddition des comptes sont affaiblis par une culture politique de l’irresponsabilité, où la force du suffrage universel présidentiel tend à neutraliser les exigences de contrôle parlementaire, de sanction judiciaire et de transparence démocratique. Cette dérive contribue à éloigner le fonctionnement réel du régime des idéaux d’un État démocratique responsable.