Question : sachant qu’il se trouve sur son lieu de travail à l’occasion d’une plage horaire de travail, un salarié peut-il envoyer le SMS suivant : « Salam aleikkoum. Message très important. La société israélienne ISLA DELICE a été condamnée pour ... avoir vendu de la viande de porc sous le label halal. Faites passer le message et boycottez ces produits, c’est notre devoir de musulmans. Tbarakallahoufikoum. » ?
Réponse : Oui assurément … répond la Chambre Sociale de la Cour de Cassation dans un arrêt en date du 1er juillet 2015 et dont le numéro de pourvoi est le n° 14-13.871.
Des faits, une procédure :
L’affaire se déroule au sein d’une entreprise qui vend et effectue des prestations de gardiennage et sécurité et concerne un salarié exerçant des fonctions d’agent de sécurité.
Au cours de l’une de ses vacations, cet agent de sécurité envoie le SMS.
Et c’est le cheminement particulièrement erratique de ce SMS qui est, matériellement et originellement, au départ de toute cette affaire : ce message, en effet, au lieu de parvenir au destinataire voulu - et être lu par ce dernier - destinataire ayant lui aussi la qualité de salarié de cette entreprise de sécurité, ce message, donc, est délivré à une personne tierce à la conversation prévue.
Mais ce destinataire accidentel n’est autre qu’un troisième salarié de la même entreprise, lequel salarié, par le plus grand des hasards, se trouve être en possession du téléphone portable du destinataire initial du SMS, sachant que ce téléphone est un outil de travail puisqu’il appartient à l’entreprise-employeur.
Rapidement informée de l’événement, l’entreprise réagit en procédant au licenciement de l’expéditeur et rédacteur du message, licenciement pour faute grave donc disciplinaire.
L’entreprise motive sa décision de licenciement en la centrant exclusivement sur les contenu et sémantique du SMS auquel est vivement reproché sa « (…) connotation politique et religieuse, totalement inappropriée dans une entreprise laïque. ».
Les juridictions du premier degré – dont la Cour d’appel d’Aix-en-Provence – valident cette décision ; pour elles, l’envoi d’un tel SMS revêt l’aspect d’une initiative au caractère intolérable au sein d’une entreprise ; intolérable car ladite entreprise est tenue, en général, à un strict devoir de neutralité ; intolérable, ensuite, sur le plan strictement religieux car ce sujet est, par excellence, un sujet sensible entre les salariés ; intolérable, enfin, car la diffusion de semblables messages est, d’évidence, préjudiciable au fonctionnement normal d’une entreprise.
Tout cela est balayé d’un (seul) revers par la Cour de Cassation qui, dans son arrêt précité, adresse un double reproche aux juges du fond, reproche fondé sur le fait de ne pas avoir mis en évidence : 1°) l’existence d’un abus dans l’usage de la liberté d’expression dont jouit un salarié dans l’entreprise et en dehors de celle-ci. 2°) la nécessité, pour l’employeur, d’avoir à restreindre cette liberté d’expression considération faite, et des nature et contenu intrinsèque des missions professionnelles d’un agent de sécurité, et des exigences de l’activité économique de l’entreprise.
Bref, en elle-même et par elle-même, la seule teneur politico-religieuse du SMS ne suffit pas à caractériser l’existence d’une faute grave, peu importe, par ailleurs, l’envoi de ce message pendant le temps de travail et sur le lieu de travail.
Cadre juridique de la communication religieuse sur le lieu de travail : du casuel à la casualistique ?
Beaucoup de questions (en suspens), peu de réponses (avérées), tel est le bilan que l’entreprise peut tirer du droit positif quand elle l’interroge… .
L’interrogation en question porte sur le fait de savoir si l’entreprise peut, oui ou non, limiter la communication d’essence religieuse sur le lieu de travail, question qui se pose particulièrement aux employeurs dont l’activité même est étrangère à toute forme de foi.
• De Textes … :
Europe : article 9 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme qui protège la liberté de manifestation - extérieure notamment - des convictions religieuses ; celle-ci peut faire l’objet de restrictions mais à la double condition que, d’une part, ces restrictions soient prévues par un texte de loi, que, d’autre part, elles constituent des mesures nécessaires à la protection des droits et libertés d’autrui.
France : droit interne - Code du Travail :
ð article L. 1132-1 : qui prévoit, entre autre, qu’aucun salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison de ses convictions religieuses.
ð article L. 1121-1 : protection, au sein de l’entreprise, des droits et libertés de l’individu, libertés que l’employeur ne peut restreindre qu’en : a) le justifiant et légitimant du fait de contraintes spécifiques pesant sur l’entreprise et/ou tirées de la nature des fonctions du salarié - ex. : sécurité des biens et/ou personnes, image extérieure/contact avec une clientèle, préservation et sauvegarde des intérêts légitimes de l’entreprise …. b) y procédant de façon proportionnée et non excessive.
• … en Jurisprudences :
Cour Européenne des Droits de l’Homme :
ð du principe : dans un arrêt en date du 10 novembre 2005, n° 44774/98, Leyla SAHIN c/ TURQUIE, la CEDH rappelle que la liberté d’expression extérieure de convictions religieuses doit être protégée et garantie, sachant que, dans le présent cas, cette expression est de type vestimentaire (port d’un foulard).
ð à l’exception : il demeure possible, cependant, d’assortir cette liberté de limites dans certaines circonstances de fait et situation bien précises, notamment l’existence d’espaces géographiques où se concentrent et cohabitent des personnes de sensibilités et/ou religions différentes, limites permettant, alors, de concilier les intérêts de chaque groupe et assurer ainsi le respect des convictions de chacun (CEDH, 25 mai 1993, n° 14307/88, Kokkinakis c/ Grèce).
Cour de Cassation :
ð chambre sociale – 19 mars 2013, n° 11-28.845 : à l’occasion d’un différend employeur/salarié découlant du port d’un voile islamique sur le lieu de travail, un double principe se voit posé : 1°. la manifestation extérieure d’une conviction religieuse ne peut être réprimée disciplinairement par l’employeur (en se basant notamment sur une clause de règlement intérieur) à moins que d’encourir une annulation de la sanction en raison de son caractère discriminatoire. 2°. notion et concept de « laïcité » ne sont ni invocables ni utilisables par une personne morale de droit privé - ne gérant pas un service public - pour justifier une restriction à la manifestation extérieure d’une conviction religieuse.
ð assemblée plénière - 25 juin 2014, n° 13-28.369 : statuant sur la problématique précitée, la formation plénière adopte une position différente : a) énoncé d’un principe : un règlement intérieur peut contenir une clause limitant la manifestation extérieure d’une conviction religieuse. b) déclinaison du principe : la rédaction de la clause de règlement intérieur doit impérativement obéir au « canon » de l’article L. 1121-1 du Code du Travail (restriction cantonnée à des hypothèses et/ou finalités précises et circonstanciées justifiées par la nature des fonctions du salarié et/ou de l’activité de l’employeur). c) effet tiré de l’application du principe : la manifestation extérieure d’une conviction religieuse en violation d’une clause de règlement intérieur rédigée conformément à l’article L. 1121-1 précité peut constituer une faute grave que l’employeur peut alors sanctionner, y compris par voie de licenciement.
Communication religieuse sur le lieu de travail : se doter d’outils et process RH adaptés.
Rien n’est possible sans règlement intérieur car tout doit se trouver dans le règlement intérieur.
Tel est le message délivré par l’assemblée plénière sauf que … .
Sauf qu’il revient à l’entreprise d’avoir un règlement intérieur et de le bien rédiger ensuite, ce qui est loin d’être une évidence.
• Règlement intérieur : entre nécessité et postulat.
De l’obligation légale - tout commence par une exigence découlant d’un effet de seuil.
Le Code du travail, en effet, contraint les employeurs - occupant au moins vingt salariés selon les termes de l’article L. 1311-2 – à se doter d’un règlement intérieur, c’est-à-dire d’un corpus de normes internes à leur entreprise comportant notamment des règles générales et permanentes relatives à la discipline telles les nature et échelle des sanctions disciplinaires auxquelles s’exposent des salariés contrevenants.
Cette exigence n’a rien de théorique : toute sanction prononcée contre un salarié doit, à peine de nullité, trouver sa source et origine dans le contenu du règlement intérieur [1].
A la rédaction pertinente – les jurisprudences tant européenne que nationale imposent à l’entreprise d’avoir à se doter de clauses de règlement intérieur, non pas issues du « prêt à porter », mais réalisées en « cousu main ».
Bien rédiger certes, mais comment … ?
En rappelant, d’abord, l’existence de nécessités légales et/ou jurisprudentielles, notamment le fait que l’employeur est tenu d’une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer sécurité et protection de chacun de ses salariés, sachant que ces mesures doivent être effectives et matérielles [2]peu importe que le risque prévenu soit potentiel ou seulement envisageable [3].
En soulignant le fait, ensuite, que la religion – sous forme de foi et conviction dont la libre manifestation est protégée - est une spiritualité et que cette spiritualité se distingue de la propagande, en général, et de la propagande à effet de prosélytisme et de politisation excessive en particulier.
A cet égard, le contenu du règlement intérieur ne manquera pas de faire référence, spécialement dans une entreprise multiethnique et multiconfessionnelle dans sa sociologie, au fait que prosélytisme, politisation et propagandisme religieux sont des facteurs-risque susceptibles de provoquer passions et rivalités internes portant atteinte - ou simplement susceptibles de le faire - à la sérénité de l’entreprise et à son « vivre-ensemble » et ce par le biais du harcèlement, des insultes et autres violences physiques et/ou morales … toutes situations que l’employeur est tenu de prévenir.
A noter : si la confession religieuse du salarié et les convictions qui en découlent ne constituent pas, par elles-mêmes et en elles-mêmes, un motif de sanction disciplinaire, il en va tout autrement quand le comportement et les faits et gestes du salarié, découlant de ses convictions religieuses, sont en opposition avec la discipline de l’entreprise [4] notamment en cas de prosélytisme [5], prosélytisme que le règlement intérieur peut donc proscrire, sans, toutefois, pouvoir aller jusqu’à l’interdiction pure et simple des sujets de conversation d’ordre religieux au sein de l’entreprise [6].
Il ne sera pas inutile, enfin, d’édicter des règles d’utilisation des moyens matériels et/ou technologiques de communication interne en réservant principalement leur usage aux nécessités et motivations d’ordre professionnel et en écartant tout détournement d’utilisation à des fins de prosélytisme et/ou propagande religieuse ou politico-religieuse.
• Règlement intérieur : du processus à la procédure.
Mais il ne suffit pas d’écrire et rédiger – même bien – pour être tranquille.
Car l’entreprise doit soumettre son règlement intérieur à un processus d’adoption puis de publicité et affichage aux allures de procédure.
Rappel : rédaction information/consultation (pour avis) des représentants du personnel (DP - DUP/CE – CHSCT) affichage au sein de l’entreprise dépôt au greffe du conseil de prud’hommes notification/transmission à l’inspecteur du travail (2 exemplaires + avis des représentants du personnel).
En effet, un règlement intérieur n’ayant pas été soumis, en tout point, à la procédure ci-dessus est inopposables aux salariés [7].
• Communication et pédagogie : expliquer + convaincre les salariés.
La mise en place de règles d’entreprise doit, en dehors de la formalité d’affichage du règlement intérieur voire de la remise d’un exemplaire au salarié, s’accompagner d’une véritable politique de communication.
Dire : l’entreprise pourra organiser des réunions d’information destinées à expliquer aux salariés ce qui distingue la foi du prosélytisme et de la propagande de façon à ce que les salariés comprennent et adhèrent, sur ce point bien précis, aux règles internes.
Dispositif de médiation - convaincre avant de sévir : en présence de salariés rétifs, il ne sera pas inutile, notamment pour éviter le reproche de la discrimination prohibée [8], de mettre en place un système de médiation calqué sur les dispositions relatives au harcèlement moral [9].
Communication religieuse sur le lieu de travail : la sanction disciplinaire - adéquation et sécurisation.
En présence d’un problème sérieux, l’entreprise évitera d’adopter le comportement (hâtif) de l’employeur en cause dans la jurisprudence précitée du 1er juillet 2015.
• Nécessaire adéquation comportement : sanction.
Rappel préalable : la sanction disciplinaire … ça n’est pas seulement un problème de faits ou de preuve, c’est également un dosage. En cas de contentieux, il ne faut jamais oublier que le juge contrôle (aussi) la proportionnalité de la sanction – quant à ses nature + effets – aux faits et/ou comportement du salarié en cause.
Du bon usage du licenciement pour faute grave : sachant que la faute grave permet, à l’employeur, la cessation immédiate du contrat de travail sans préavis ni versement d’une indemnité de licenciement, la jurisprudence réserve son cas à celui « (…) d’un fait ou d’un ensemble de faits imputables au salarié qui constitue une violation des obligations résultant du contrat de travail ou des relations de travail d’une importance telle (…) » [10].
Ce critère de l’importance doit, de la sorte, guider impérativement l’entreprise dans le dosage de la sanction à appliquer, et surtout dans l’évitement de tout surdosage, sachant que la faute grave - justifiant le licenciement – réclame souvent d’avoir pour conséquence le fait d’exposer l’entreprise à un ou des risques [11].
Par voie de conséquence, l’alternative offerte par d’autres sanctions – la mise à pied, par exemple – impactant déjà suffisamment le contrat de travail sans, pour autant, entraîner irrémédiablement sa rupture (immédiate), cette alternative, donc, mérite d’être étudiée …
Courrier de notification de la sanction : pertinence et sécurisation
Ne pas s’interdire d’argumenter : par voie d’écrit, l’employeur doit notifier au salarié la sanction prise à son encontre, lequel écrit, particulièrement en cas de licenciement, doit être motivé avec précision [12].
Selon la jurisprudence, la précision va jusqu’à la justification du motif, justification que l’employeur peut opérer en invoquant toutes les circonstances de faits en lien avec ce motif [13].
Par voie de conséquence, l’entreprise a tout intérêt à ne pas se contenter d’un énoncé unique mais bien de la mise en évidence d’une pluralité de facteurs.
Exemple pour un SMS religieux et litigieux : rappel de l’existence de règles d’entreprise (notamment d’un règlement intérieur) et de leur violation + utilisation personnelle d’un matériel d’entreprise réservée à la communication professionnelle sans demande préalable ni obtention d’une autorisation + détournement de finalité d’utilisation d’un matériel d’entreprise devant servir uniquement à la communication professionnelle + activité de propagande et prosélytisme au sein de l’entreprise sans rapport avec les contenu du contrat de travail, missions fonctionnelles du salarié et activité économique de l’entreprise + etc.
S’autoriser à invoquer les risques encourus par l’entreprise : en sus de la faculté voire nécessité, pour l’entreprise, de présenter un « bouquet » de faits avérés et arguments factuels matériellement vérifiables [14], cette dernière a tout intérêt à se positionner, aussi, sur le terrain du risque (potentiel) encouru.
A ce propos, il sera rappelé que l’entreprise, es-qualité d’employeur, peut voir sa responsabilité mise en cause du fait des agissements et/ou comportement de l’un de ses salariés [15].
Dés lors … que penser de la diffusion, au moyen d’un matériel de communication appartenant à l’employeur, d’un SMS de salarié (susceptible de repérage et traçabilité) destiné à diffusion publique et transfert et réutilisation par d’autres et appelant délibérément au boycott de produits commercialisés par une entreprise tierce ?
Que penser de cette diffusion sinon qu’elle expose l’employeur à de sérieux risques de poursuites civiles et/ou pénales initiées par cette entreprise tierce et motivées par une atteinte portée à sa réputation et/ou à celle de ses produits, ce d’autant plus que la nationalité israélienne de cette société laisse supposer un appel au boycott motivé par des sentiments autres que religieux car flirtant avec l’antisémitisme [16].
Le concept de laïcité : arme fatale, mais … contre l’employeur ?!?
Tout employeur du secteur privé – sans lien direct ou indirect avec l’exécution d’une mission de service public – doit savoir, lorsqu’il est confronté à la gestion d’une situation de communication et/ou manifestation ostentatoire de religion et/ou religiosité de la part d’un salarié, que le concept de laïcité ne constitue, ni un argument (de droit), ni un rempart (en cas de contentieux prud’homal) pour contrer voire réprimer disciplinairement cette communication et/ou manifestation ostentatoire.
D’aucuns ont pu croire que l’inverse était vrai et qu’une inversion avant été opérée par la décision d’assemblée plénière de Cassation du 25 juin 2014 (affaire Baby Loup « bis ») validant une clause de règlement intérieur faisant clairement référence au principe de laïcité et de la neutralité religieuse sur le lieu de travail en découlant.
Ceux-là se sont bercés d’illusion, n’ayant pas pris en compte le communiqué (de presse) commentant cette décision, communiqué affirmant sans ambages qu’ « (…) il n’en résulte pas pour autant que le principe de laïcité, entendu au sens de l’article 1er de la Constitution, est applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public. ».
Ne reste, dés lors et à l’entreprise, que l’argument tiré du dévoiement de la religion manifestée ostentatoirement, non pas à titre de spiritualité et de foi, mais dans une logique de prosélytisme, de fanatisme, voire de risque et/ou intention de provoquer des troubles interreligieux au sein de l’entreprise.
Avec, toutefois et pour l’entreprise, la charge et le devoir de le démontrer et prouver on ne peut plus clairement si la situation donne lieu à licenciement pour faute grave [17], étant entendu que le doute profite au salarié en vertu des articles L. 1235-1 et L. 1333-1 du Code du Travail.