Matières premières et force majeure : la Peau de Chagrin comme toile de fond. Par Thierry Charles, Docteur en droit.

Matières premières et force majeure : la Peau de Chagrin comme toile de fond.

Par Thierry Charles, Docteur en droit.

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Explorer : # force majeure # matières premières # plasturgie # augmentation des prix

A propos de la « Force Majeure » et de l’approvisionnement en matières premières dans la Plasturgie : toute vérité franchit trois étapes. D’abord elle est aveugle (à celui qui ne veut pas voir). Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence !

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Au nom de de la Fédération de la Plasturgie & des Composites, il a été demandé une demande d’avis à la Commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC) par courrier enregistré le 24 juillet 2018 sous le numéro 18-39 [1] et à la Fédération Nationale des Syndicats d’ Exploitants Agricoles (FNSEA).
Le rapport a été adopté lors de la séance plénière du 19 septembre 2018 et en vertu de l’article D.440-8 C. com, la Commission a décidé de la publication dudit avis ; un avis officiel sur une question qui fait régulièrement débat au sein de la filière Plasturgie à propos des cas de « Force Majeure » qui sont déclarés par les producteurs de matières premières, entraînant des arrêts d’usines et de livraisons chez les transformateurs de matériaux plastiques [2]. Le contexte était en effet le suivant : un fabricant mondial de produits pétrochimiques informait un groupe chimique d’une panne électrique imprévue, qui affectait l’ensemble du site de production. L’unité d’exploitation était ainsi stoppée.
En conséquence, le groupe chimique s’attendait à d’importantes restrictions d’approvisionnement et se voyait obligé de réviser son contingent d’allocations sur les produits concernés par ladite déclaration de « Force Majeure » auprès des entreprises de Plasturgie.
Le groupe chimique et un distributeur de matières premières n’étaient d’ailleurs pas en mesure de donner des informations précises sur la durée de cette « Force Majeure ». Ils précisaient toutefois que durant cette période « leurs conditions générales de vente s’appliquaient selon les règles en vigueur en cas de force majeure ».
Ils précisaient également que les allocations pour les approvisionnements en cours seraient évaluées en détail et qu’ils contacteraient rapidement leurs clients afin de faire le point sur les commandes, tout en les assurant qu’ « ils mettraient tout en œuvre pour minimiser au maximum les conséquences de cette problématique ».
Or dans le même temps, le distributeur de matières premières informait par courrier leurs clients plasturgistes qu’en dépit des négociations précédentes, ils allaient devoir répercuter la hausse du groupe chimique arguant de la soi-disant « légalité d’augmenter les prix en période de force majeure ».
C’est dans ce contexte que la Fédération de la Plasturgie & des Composites s’interrogeait sur la légalité pour un distributeur de matières premières d’informer leurs clients plasturgistes qu’en dépit des négociations précédentes, ils allaient devoir augmenter leurs prix arguant de la soi-disant légalité de le faire en période de « Force Majeure », ce qui reviendrait à admettre qu’ils sont en capacité de livrer à condition d’accepter ladite hausse.
La notion de « Force Majeure » parvenue ainsi au stade paroxystique bascule d’elle-même dans le stade parodique ou quand une excuse non requise équivaut à s’accuser (I), alors que la notion ne consiste pas selon l’avis de la CEPC à mette les matières premières à profits (II).

I. Force Majeure : quand une excuse non requise équivaut à s’accuser.

Le secteur de la plasturgie fait régulièrement face à des hausses répétées des prix de certaines matières plastiques. Ces augmentations sont le plus souvent associées à des tensions matières (ruptures d’approvisionnement, déclarations de « Force Majeure » dans un contexte où le marché des matières se transforme significativement avec notamment une interdépendance mondiale plus forte).

Les plasturgistes sont dans une position asymétrique défavorable par rapport aux fournisseurs de matières. Quant aux enjeux mondiaux liés à l’environnement, au climat ou à la géopolitique, ils impactent directement le marché des polymères et du pétrole.
Les entreprises connaissent ainsi une situation difficile quant à la sécurisation de leurs approvisionnements en matières premières, confrontées qu’elles sont à des ruptures de livraisons pour des cas de « Force Majeure » de la part des fournisseurs et/ou des distributeurs de matières premières. A ces ruptures répétées d’approvisionnement, s’ajoute une rationalisation de certaines matières annoncées souvent avec un préavis très court, à l’origine d’arrêts de production et surtout de graves tensions avec les clients et les donneurs d’ordre (pénalités de retard, risque de rupture des relations commerciales au tort du sous-traitant du fait notamment du non-respect des délais de livraison) [3]. Déjà dans le passé, alors que les adhérents de la Fédération de la Plasturgie & des Composites avaient reçu de façon répétitive des courriers de leurs fournisseurs de matière plastique, leur notifiant une situation de « Force Majeure » imposant la limitation des volumes des livraisons, la CEPC avait estimé que si les pratiques évoquées par l’organisation professionnelle n’apparaissent pas, en l’état du droit positif, relever de la « Force Majeure » ni, en principe, de l’imprévision, elles pouvaient en revanche « entrer dans les prévisions de l’article L. 442-6 C. com. prohibant le fait, pour une entreprise, de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties » [4].
Et dans un précédent avis en date du 18 février 2010, la CEPC apportait d’utiles précisions à une question concernant la légalité pour un fournisseur de « contingenter » unilatéralement ses livraisons, notamment sur des produits incontournables et ce malgré les termes de la commande.

Il était ainsi précisé que « le fait de ne pas honorer une commande passée conforme au contrat engage la responsabilité contractuelle du vendeur sauf s’il est en droit d’invoquer un cas d’inexécution justifiée ou un cas de force majeure. Un fournisseur peut toujours introduire dans ses CGV une disposition se réservant la possibilité de contingenter ses livraisons (par exemple au regard de sa capacité de production). Par contre, dans le cas où la vente peut être qualifiée de parfaite (acceptation par le fournisseur de la livraison de 100 au moyen, par exemple, d’un accusé de réception), le fait de ne livrer qu’une quantité de 80 constitue clairement un manquement à ses obligations contractuelles. Avant de saisir le juge pour obtenir du fournisseur la bonne exécution du contrat ou une réparation du préjudice éventuellement subi, encore conviendrait-il d’interroger ce dernier sur les raisons de son manquement à ses obligations, surtout dans le cas où celui-ci revêt un caractère exceptionnel. Il ne serait pas illégitime que le fournisseur en cause gère cette pénurie momentanée en appliquant, par exemple, des quotas de livraisons proportionnels aux volumes commandés par ses clients. En cas d’incidents répétés de cette nature, il n’est alors pas impossible qu’ils découlent d’une stratégie délibérée de la part du fournisseur visant à privilégier sans raisons objectives certains distributeurs ou circuits de distribution. Dans une telle situation, cette stratégie pourrait relever du droit des pratiques anticoncurrentielles » [5].
Et en 2018, les entreprises de la filière plasturgie & composites sollicitaient à nouveau leur organisation professionnelle sur la « troublante concomitance » entre la « Force Majeure » et des augmentations de prix.

II. Force Majeure ou comment mettre les matières premières à profits.

La CEPC était en effet à nouveau saisie d’une demande d’avis portant sur la conformité au droit de la pratique mise en œuvre par un fournisseur et/ou un distributeur de matières premières à l’occasion de la survenance d’un cas dit de « Force Majeure » affectant la production des matières premières achetées par les plasturgistes pour les besoins de leur propre fabrication.

L’événement de « Force Majeure » tenait à ce que le fabricant de matières premières était victime d’une panne imprévue affectant l’ensemble du site de production et entraînait l’arrêt de l’unité d’exploitation. Il s’ensuivait une révision du contingent d’allocations sur les produits concernés par la déclaration de « Force Majeure » auprès des entreprises de plasturgie, sans que des informations précises puissent être données sur sa durée.
Il était néanmoins indiqué que « les conditions générales de vente s’appliquent selon les règles en vigueur en cas de force majeure » et que les allocations pour les approvisionnements en cours « seraient évaluées en détail et les clients contactés rapidement pour faire le pont sur leurs commandes, en mettant tout en œuvre pour minimiser les conséquences d’une telle situation ».

Dans le même temps, le distributeur de matières premières informait les plasturgistes qu’il approvisionnait de la nécessité de répercuter la hausse du fabricant et d’augmenter les prix, arguant de la « légalité d’augmenter les prix en période de force majeure ».
Or pour la CEPC la qualification de « Force Majeure » paraît devoir être écarté, faute d’impossibilité radicale d’exécution, lorsqu’une augmentation de prix est demandée à l’acheteur de produits en faisant valoir un tel motif.
En préambule, la Commission rappelle en effet qu’aux termes de l’article 1218 C. civ. (alinéa 1er), « il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur ».

Ainsi, seule la réunion de ces trois caractères cumulatifs permet de conclure à l’existence d’un événement de « Force Majeure ». Rappelons qu’avant la réforme du droit des obligations opérée par l’ordonnance du 10 février 2016, il n’existait pas, dans le code civil, de définition de la « Force Majeure » dont les contours et les effets ont été dessinés par la jurisprudence de la Cour de cassation, et ce de façon parfois inconstante.

La CEPC ne s’attarde pas sur ce point mais stigmatise davantage la pratique consistant à demander une augmentation de prix en justifiant celle-ci par la « Force Majeure », alors qu’elle « ne figure pas parmi les effets de la force majeure ». En effet, aux termes de l’article 1218 alinéa 2 C. civ., « si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1 ».
Il n’en demeure pas moins qu’un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat pourrait autoriser une demande de renégociation à condition de rendre l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’aurait pas accepté d’en assumer le risque et à la condition que la partie sollicitant la renégociation continue d’exécuter dans l’intervalle ses obligations.
A cet égard, le nouvel article 1195 C. civ., inspiré par la doctrine du « solidarisme contractuel », aménage une possibilité de demander au cocontractant une renégociation du contrat, mais cette faculté est subordonnée à l’existence d’ « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend(ant) l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque » [6].

Toutefois, la CEPC considère qu’en l’espèce la pratique ainsi mise en œuvre ne saurait être considérée comme justifiée par application de l’article 1195 C. civ. considérant que « la survenance d’une panne électrique ne paraît pas constituer un tel changement de circonstance rendant l’exécution excessivement onéreuse ».

Enfin, la CEPC fait valoir, d’une part, que cette pratique pourrait contrevenir à l’article L.442-6-I-12° C. com [7] qui appréhende le fait de « passer, de régler ou de facturer une commande de produits ou de prestations de services à un prix différent du prix convenu résultant de l’application du barème des prix unitaires mentionné dans les conditions générales de vente, lorsque celles-ci ont été acceptées sans négociation par l’acheteur, ou du prix convenu à l’issue de la négociation commerciale faisant l’objet de la convention prévue à l’article L. 441-7, modifiée le cas échéant par avenant, ou de la renégociation prévue à l’article L. 441-8 » ; et d’autre part, qu’elle pourrait également constituer une violation de l’ancien article L.442-6-I-2° C. com. visant le fait « d’obtenir ou de tenter d’obtenir, sous la menace d’une rupture brutale totale ou partielle des relations commerciales, des conditions manifestement abusives concernant les prix, les délais de paiement, les modalités de vente ou les services ne relevant pas des obligations d’achat et de vente ».

Selon la CEPC, il pourrait en effet être considéré que « le fait d’assujettir la livraison de matières premières à une augmentation de prix constitue à tout le moins une tentative effectuée en usant de la menace de rupture brutale en vue d’obtenir des conditions tarifaires manifestement abusives ». A cet égard, il est d’ailleurs rappelé que la pratique est encore susceptible d’être appréhendée sur le fondement de l’ancien article L.442-6-I-2° C. com., disposition générale qui a été conservée à l’article L.442-1-I-2° C. com. par l’Ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019 portant réforme du titre IV du livre IV du Code de commerce relatif à la transparence, aux pratiques restrictives de concurrence et aux autres pratiques prohibées. Comme l’indique le rapport au président de la République, la suppression des règles plus ciblées n’implique pas que les pratiques qu’elles visent deviennent licites. Elles ont vocation à être appréhendées sur le fondement des règles générales maintenues et étendues dans leur champ d’application par la réforme (déséquilibre significatif, avantage sans contrepartie et rupture brutale de relations commerciales établies). « Les 13 pratiques énumérées dans la liste du I de l’actuel article L. 442-6 n’(étaient) pas pleinement utilisées par les opérateurs économiques. Certaines pratiques n’(avaient) en effet jamais fait l’objet d’une action en justice ou alors de manière sporadique ». (Cf. le rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance).
Il est également rappelé par la Commission que pour pouvoir invoquer le bénéfice de l’ancienne règle sur le « déséquilibre significatif », il convient d’avoir la qualité de « partenaire commercial », et tel paraît être le cas des plasturgistes qui s’approvisionnent régulièrement en matières premières [8].
Il convient de relever que la nouvelle rédaction du texte ne fait plus référence au partenaire commercial, mais à « l’autre partie », dans le cadre de "la négociation commerciale, de la conclusion ou de l’exécution d’un contrat." La disposition est applicable de façon générale aux obligations quelles qu’elles soient. Quant à la Cour de cassation, elle a admis qu’ « elle autorise un contrôle judiciaire du prix, dès lors que celui-ci ne résulte pas d’une libre négociation et caractérise un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties » (Cass. com. 25 janvier 2017, n°15-23547, Galec).

Dernier point, mais non le moindre, la pratique consistant à demander à l’acheteur une augmentation du prix précédemment fixé d’un commun accord en arguant de la « Force Majeure » est susceptible de contrevenir à la règle sur le « déséquilibre significatif » édictée désormais à l’article L.442-1-I-2° C. com (anciennement L.442-6-I-2° C. com.). Sous l’empire du droit antérieur à l’entrée en vigueur de l’Ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019, ces pratiques pouvaient également être appréhendées sur le fondement de l’ancien article L.442-6-I-4° et 12° C. com.

Il est ainsi rappelé qu’une clause est constitutive d’un « déséquilibre significatif » si deux conditions sont démontrées : d’une part, elle est le résultat d’une soumission ou tentative de soumission comme le fait d’imposer ou tenter d’imposer un contrat « sans possibilité de négociation » (exemple d’un fournisseur qui menace son client de ne pas l’approvisionner comme convenu, sauf si ce dernier accepte une augmentation du prix convenu) et, d’autre part, elle crée un « déséquilibre significatif » dans les droits et obligations des parties.
Et en l’espèce, l’augmentation tarifaire ainsi sollicité ne paraissait "ni être assortie d’une contrepartie, ni répondre à une justification ou un motif légitime."
La Commission rappelle que dans le cas d’un déséquilibre tarifaire, il importe d’examiner si les « conditions commerciales sont telles que le partenaire ne reçoit qu’une contrepartie dont la valeur est disproportionnée de manière importante (Cf. CA Paris, Pôle 5, ch. 5, 23 mai 2013, n°12/01166 & Avis n° 19-1 relatif à une demande d’avis d’un avocat portant sur la conformité d’un contrat de location de textiles industriels au regard des dispositions de l’article L. 442-6 C. com).

Dont acte.

Thierry Charles
Directeur des Affaires Juridiques d’Allizé-Plasturgie
Docteur en droit
Membre du « Cercle Montesquieu »
[t.charles chez allize-plasturgie.com]

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Notes de l'article:

[1L’instruction de ce dossier était confiée à Mme Muriel Chagny, professeur agrégée en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et membre de la commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC).

[2Voir Avis n°19-9 relatif à une demande d’avis d’une organisation professionnelle portant sur des pratiques mises en œuvre par des fournisseurs invoquant un cas de force majeure.

[3Lire Thierry Charles, L’Industrie en cale sèche ("Matières premières : de la gestion des flux aux rapports de force), Que la force majeure soit avec nous". pp. 75 et suiv., Edit. L’Harmattan, 2013.

[6L’ordonnance n° 2016-131 du 10.02.2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations marquait l’entrée de la notion d’imprévision dans le Code civil, il s’agissait là d’une des innovations les plus importantes de ladite ordonnance.

[8Voir CA Paris Pôle 5 ch. 4, 27 septembre 2017, n°16-00671.

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