1- L’objectif de la directive et le rappel des grands principes de l’Union européenne.
1.1. Les statistiques des travailleurs de plateformes numériques dans l’UE.
En 2022, l’Union européenne comptabilise 28,3 millions de travailleurs de plateformes numériques, soit environ l’équivalent de travailleurs employés dans l’industrie classique. Leur nombre est attendu à augmenter rapidement, soit plus de 52% en 2025 (l’équivalent de 43 millions de travailleurs) [1].
Les plateformes en ligne sont très hétérogènes, tant dans leur activité que dans leur organisation. Sauf abus ou requalification en contrat de travail par les juges, les travailleurs de plateformes numériques sont des travailleurs indépendants.
Le profil type du travailleur de plateformes en ligne est généralement un homme jeune, ayant un diplôme d’études supérieures, utilisant ce travail en ligne comme source de revenu secondaire, qui vient en complément à son travail régulier.
La majorité des travailleurs de plateformes sont surqualifiés par rapport aux missions effectuées, au profit d’une clientèle composée majoritairement de particuliers (Ibid source note 1).
Les travailleurs de plateformes en ligne sont pour la plupart chauffeurs de taxi (39 %) et livreurs (24 %). Mais, on dénombre également des travailleurs dans les services de nettoyage et d’artisanat (19 %), dans les services professionnels, comme la comptabilité (7 %). On relève également des freelance, travaillant principalement dans le design graphique ou dans la photographie (6 %) (Ibid source note 1).
Les travailleurs ne sont généralement pas dotés du bon statut professionnel. Ils sont classés, à tort, comme travailleurs indépendants, alors qu’ils ont un statut de salarié. En effet, sur les 28 millions de travailleurs de plateformes en ligne, 93 % ont le statut indépendant et 7 % ont le statut salarié. Or, environ 19 %, soit 5 millions de travailleurs, ont un statut juridique incorrect (Ibid source note 1).
Comme le précise la directive, « le travail via une plateforme peut se traduire par une imprévisibilité des horaires de travail et brouiller les frontières entre une relation de travail et une activité indépendante et entre les responsabilités des employeurs et celles de travailleurs ».
« Une qualification erronée du statut professionnel a des conséquences pour les personnes concernées, étant donné qu’elle est susceptible de restreindre l’accès aux droits existants en matière de travail et de protection sociale ».
Sachant que, 55 % des travailleurs gagnent moins que le taux horaire net minimum moyen dans le pays où ils travaillent. Et 41 % de leur temps consacré à la plateforme en ligne n’est pas rémunéré (ex. : attente d’affectation, recherches de missions, vérification des annonces etc.).
1.2. L’objectif de la directive européenne et le rappel des grands principes.
La directive rappelle en préambule, que l’Union a notamment « pour but de promouvoir le bien-être de ses peuples et d’œuvrer pour le développement durable de l’Europe fondé notamment sur une croissance économique équilibrée et une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social ».
Aussi, la directive énonce les dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment son article 31 qui prévoit que tout travailleur a droit à des conditions de travail justes et équitables qui respectent sa santé, sa sécurité et sa dignité. Mais également, son article 8, qui dispose que toute personne a droit à la protection des données à caractère personnel la concernant. Ainsi que son article 16 qui reconnaît la liberté d’entreprise. Et enfin son article 21 qui interdit toute discrimination.
L’article 1er de la directive, énonce qu’elle a pour objectif d’améliorer les conditions de travail et la protection des données à caractère personnel dans le cadre du travail via une plateforme, par :
« a) l’introduction de mesures pour faciliter la détermination du statut professionnel correct des personnes exécutant un travail via une plateforme ;
b) la promotion de la transparence, de l’équité, du contrôle humain, de la sécurité et de la responsabilité dans la gestion algorithmique du travail via une plateforme, et
c) l’amélioration de la transparence en ce qui concerne le travail via une plateforme, y compris dans les situations transnationales ».
Dans l’article suscité, il est également prévu que la directive établisse des règles contraignantes, s’appliquant à toute plateforme de travail numérique, quel que soit son lieu d’établissement ou le droit par ailleurs applicable, à condition que le travail via une plateforme organisé par l’intermédiaire de cette plateforme de travail numérique soit exécuté au sein de l’Union européenne (art. 1er).
La directive établit des droits minimaux, s’appliquant à toute personne exécutant un travail via une plateforme dans l’Union « qui a ou qui, sur la base d’une évaluation des faits, est réputée avoir un contrat de travail ou une relation de travail au sens du droit, des conventions collectives ou de la pratique en vigueur dans les Etats membres, eu égard à la jurisprudence de la Cour de justice » (art. 1).
Toutefois, le texte européen a, réellement un impact sur la protection des droits des travailleurs, en sus du règlement RGPD de 2016, notamment concernant le traitement des données à caractère personnel des travailleurs. Le texte prévoit également des mesures en matière de gestion algorithmique applicables aux personnes exécutant un travail via une plateforme dans l’Union, y compris celles qui n’ont pas de contrat ou de relation de travail.
2- Le statut juridique des travailleurs de plateformes numériques.
2.1. « La présomption légale de la relation de travail » ou « facilitation procédurale ».
Ce sont essentiellement les travailleurs de plateformes numériques ayant opté pour un statut d’auto-entrepreneur, dont le contrat a engendré un fort contentieux et pour lesquels, le Parlement et la commission européennes sont intervenus.
La directive, conformément aux termes de son préambule, est destinée, en principe, « à lutter contre le faux travail indépendant dans le cadre du travail via les plateformes numériques, mais également à faciliter la détermination du statut professionnel correct des personnes exécutant un travail via une plateforme » (considérant n°25).
La directive précise qu’il revient aux États membres de mettre en place des procédures appropriées pour prévenir et corriger la qualification erronée du statut professionnel des personnes exécutant un travail via une plateforme. (art.4)
En effet, elle ajoute que la présomption de la relation de travail de la directive s’apprécie au sens du droit national, des conventions collectives ou de la pratique nationale, eu égard à la jurisprudence de la Cour de justice. (art.4)
L’article 5 de la directive définit les critères d’application de la présomption légale de la relation de travail.
En effet, il est énoncé dans l’article suscité, que la relation contractuelle entre une plateforme de travail numérique et une personne exécutant un travail via cette plateforme est légalement présumée être une relation de travail, lorsqu’il est constaté des faits témoignant d’une direction et d’un contrôle, conformément au droit national, aux conventions collectives ou à la pratique en vigueur dans les États membres et eu égard à la jurisprudence de la Cour de justice (art. 5).
Il s’agit d’une présomption réfragable effective d’une relation de travail qui constitue une « facilitation procédurale » en faveur des personnes exécutant un travail via une plateforme. En effet, lorsque la plateforme de travail numérique cherche à renverser la présomption légale, il lui incombe de prouver que la relation contractuelle en question n’est pas une relation de travail au sens du droit, des conventions collectives ou de la pratique en vigueur dans l’État membre, eu égard à la jurisprudence de la Cour de justice (art. 5).
Autrement dit, et concernant la France, la directive renvoie aux critères déjà existant dans le droit du travail français pour retenir la présomption de salariat. Des critères qui sont principalement issus de la jurisprudence.
En effet, selon un principe majeur en droit du travail français, « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs » [2].
Ainsi, il revient aux juges de qualifier le contrat de contrat de travail, et non aux parties. Il leur appartient « d’analyser les conditions objectives d’exercice de l’activité et de requalifier en contrat de travail », un contrat faussement dénommé, par exemple, contrat d’entreprise ou de sous-traitance.
En effet, les Juges utilisent la technique du faisceau d’indices afin de caractériser le lien de subordination, principal critère de la présomption de salariat.
Dans un arrêt du 28 novembre 2018, la Cour de cassation a qualifié certains travailleurs de plateformes, telles que Uber, Take eat easy et Deliveroo, de salariés, en faisant une application ultra classique du concept du lien de subordination [3], à savoir que « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».
La Cour de cassation a aussi appliqué la technique du faisceau d’indices pour caractériser la subordination juridique, dans l’affaire « Take eat easy ». La Haute juridiction a relevé notamment, que « l’existence d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel des coursiers à vélo et la comptabilisation du nombre de kilomètres parcourus, ainsi que le pouvoir de sanction de la société caractérisaient le lien de subordination » [4].
Dans l’affaire des chauffeurs Uber, la Cour de cassation a estimé que le statut de travailleur indépendant était fictif et a renversé « la présomption d’absence de salariat de l’article L. 8221-6 du Code du travail, en retenant que le travailleur était contraint d’intégrer un service de prestation de transport organisé par la société Uber, que lui était imposé un itinéraire, un ajustement des tarifs, un contrôle en matière d’acceptation des courses, qu’existait un type de sanction par le biais d’une déconnexion du système temporaire puis définitive » [5].
Dans l’affaire Deliveroo, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné pénalement l’entreprise pour travail dissimulé [6].
En somme, la directive met, plutôt, en place « une facilitation procédurale », qu’une réelle présomption légale de salariat, dont l’application ne se fait qu’en référence au droit national de chaque État-membre. Ainsi, les États-membres sont libres de transposer la directive européenne en faveur ou non, des travailleurs, ou des plateformes numériques.
2.2. Le champs d’application de « la présomption légale de la relation de travail ».
La présomption de salariat s’applique, selon la directive, entre les plateformes de travail numérique et les personnes exécutant un travail via une plateforme.
Conformément aux définitions de la directive, une plateforme de travail numérique, « est une personne physique ou morale fournissant un service, au moins en partie, à distance via un site internet ou une application mobile, à demande généralement d’un client et exécuté par des personnes contre rémunération » (art. 2).
Concernant les personnes travaillant via une plateforme, l’article 2 de la directive définit non seulement la « personne exécutant un travail via une plateforme », mais également le « travailleur de plateforme ».
En effet, la « personne exécutant un travail via une plateforme » est définie, « comme tout individu exécutant un travail via une plateforme, indépendamment de la nature ou de la désignation de la relation contractuelle par les parties concernées » (art. 2).
Une telle définition englobe aussi bien les salariés que les travailleurs indépendants.
Est considéré comme « travailleur de plateforme », « toute personne exécutant un travail via une plateforme qui a ou qui est réputée avoir un contrat de travail ou une relation de travail au sens du droit, des conventions collectives ou de la pratique en vigueur dans les États membres, eu égard à la jurisprudence de la Cour de justice ».
La qualité de salarié est définie en référence au droit national de chaque Etat-membre.
3- La gestion algorithmique des travailleurs des plateformes numériques : une protection renforcée.
Contrairement aux dispositions relatives au statut juridique des travailleurs, la directive leur apporte une protection plus renforcée concernant le traitement de leurs données à caractère personnel, ainsi que concernant leur santé et sécurité et ce, par rapport aux textes existant.
3.1. La protection des données à caractère personnel des travailleurs de plateformes numériques.
La directive prévoit des règles plus spécifiques et des règles supplémentaires par rapport au règlement UE 2016/679 (RGPD), dans le contexte du travail via une plateforme pour assurer la protection des données à caractère personnel des personnes exécutant un travail via une plateforme.
Il est prévu que les plateformes de travail numériques ne devraient, au moyen « de systèmes de surveillance automatisés ou de tout système automatisé utilisé », autrement dit des systèmes d’intelligence artificielle, pour prendre ou appuyer des décisions concernant des personnes exécutant un travail via une plateforme (art. 7) :
- Traiter aucune donnée à caractère personnel sur l’état émotionnel ou psychologique des personnes exécutant un travail via une plateforme,
- Traiter aucune donnée à caractère personnel liée à leurs conversations privées,
- Collecter aucune donnée à caractère personnel tant que les personnes exécutant un travail via une plateforme n’offrent pas ou n’exécutent pas de travail via une plateforme,
- Traiter aucune donnée à caractère personnel afin de préjuger de l’exercice des droits fondamentaux, y compris la liberté d’association, le droit de négociation et d’action collectives ou le droit à l’information et à la consultation, tels que définis dans la Charte,
- Traiter aucune donnée à caractère personnel pour déduire l’origine raciale ou ethnique, le statut migratoire, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques, le handicap, l’état de santé, notamment une maladie chronique ou le statut VIH, l’état émotionnel ou psychologique, l’appartenance syndicale, la vie sexuelle ou l’orientation sexuelle d’une personne.
3.2. La protection de la sécurité, de la santé des travailleurs de plateformes et le contrôle humain des systèmes de surveillance et de prise de décisions automatisés (système IA).
Comme l’énonce l’article 12 de la directive, pour assurer la sécurité et la santé des travailleurs des plateformes, y compris pour les protéger de la violence et du harcèlement, les États membres veillent à ce que les plateformes de travail numériques prennent des mesures préventives, y compris la mise à disposition de canaux de signalement efficaces.
Il est interdit aux plateformes de travail numériques d’utiliser des systèmes de surveillance automatisés ou des systèmes de prise de décision automatisés d’une manière qui exerce une pression indue sur les travailleurs des plateformes ou qui mette en danger d’une autre façon la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs des plateformes (art. 12).
Comme il est soulevé dans la directive, le travail via une plateforme se caractérise par « l’absence de lieu de travail commun permettant aux personnes exécutant un travail via une plateforme d’apprendre à se connaître et de communiquer entre elles et avec leurs représentants, y compris en vue de défendre leurs intérêts auprès de la plateforme de travail numérique ».
Les plateformes devraient créer des canaux de communication numériques, adaptés à l’organisation du travail numériques, par l’intermédiaire desquels les travailleurs peuvent avoir des échanges entre elles de manière privée et sécurisée et être contactées par leurs représentants, tout en respectant la protection des données à caractère personnel et en s’abstenant d’accéder à ces communications ou de les surveiller.
À l’article 10 de la directive, il est énoncé que : « Les États membres veillent à ce que les plateformes de travail numériques contrôlent et, avec la participation des représentants des travailleurs, procèdent régulièrement, et en tout état de cause tous les deux ans, à une évaluation de l’incidence des décisions individuelles prises ou appuyées par les systèmes de surveillance automatisés et les systèmes de prise de décision automatisés sur les personnes exécutant un travail via une plateforme, y compris, le cas échéant, sur leurs conditions de travail et l’égalité de traitement au travail ».
En effet, les travailleurs bénéficient d’une protection contre le licenciement, les mesures disciplinaires et tout autre traitement défavorable.
Aussi, toute décision de limitation, suspension ou de résiliation de la relation contractuelle ou du compte du travailleur de plateforme doit être prise par un être humain (art. 10).
Aussi, il est prévu que lorsqu’une décision est prise par un système d’intelligence artificielle, le travailleur de la plateforme a le droit d’en demander le réexamen, et la plateforme doit y répondre en fournissant aux travailleurs une réponse suffisamment précise et dûment motivée sous forme de document écrit, dans un délai de deux semaines à compter de la réception de la demande (art.11).
En conclusion, si la directive a le mérite de consacrer une protection plus renforcée, pour les traitements des données à caractère personnel des travailleurs de plateforme en ligne et une plus grande transparence de leur gestion algorithmique, et ce, en comparaison au règlement RGPD et au règlement IA, le texte européen demeure néanmoins timide, quant à l’application de la présomption de salariat pour les travailleurs au statut erroné d’auto-entrepreneurs. En effet, en dépit de son article 1er, prévoyant, « l’introduction de mesures pour faciliter la détermination du statut professionnel correct des personnes exécutant un travail via une plateforme », la directive ne fait que renvoyer au droit national de chaque État-membre quant à la détermination du statut juridique correct, ouvrant ainsi le risque d’une disparité lors de sa transposition.