L’urgence et le juge administratif, un combat perdu ?
Un bon mot parcourt les prétoires. « Si la justice est lente, c’est qu’elle commence toutes ses phrases par attendu que… ».
La lenteur de la justice est le drame des justiciables et, par voie de conséquence, la première épreuve des avocats. Le travail de fond du juriste est désormais accaparé par des explications régulières au client sur l’état de l’instruction. Il s’agira de (se/le) rassurer sur (i) l’introduction de la requête dans les délais (ii) la surveillance de l’enregistrement pour s’assurer la recevabilité (iii) le long chemin de croix des échanges d’écritures (iv) l’inquiétude quant à l’enlisement au cours de la procédure (vi) les relances au greffe pour hâter une clôture puis supplier un audiencement… L’avocat aura passé autant de temps à conclure qu’à relancer… Et l’attente, toujours l’attente. Comme l’écrivent les premières mesures de l’hymne brésilien, Des rives placides de l’Ipiranga, écoutez les sublimes échos d’un peuple héroïque…
Si la difficulté tient au fait que l’avocat n’est pas dans le secret des Dieux et que le diable se niche toujours dans les détails, chaque procédure engagée est désormais aux prises d’un double combat : gagner. Et vite. Alors que le dossier une fois confié au conseil avait pour vocation d’être gagné « vite et bien », il faut désormais privilégier la logique d’un traitement rapide. L’urgence est devenue la charge mentale par excellence de l’avocat. Et on doit regretter à l’heure de l’IA, de ChatGPT et du principe du « traitement en temps réel » qu’on croyait ériger en mot d’ordre d’une justice réparée, que les juridictions peinent à la tâche… A l’heure où chacun milite désespérément pour un rapprochement entre l’avocat et le magistrat qui œuvrent à la vocation de justice, voici deux droites parallèles qui ne parviennent pas à se rejoindre l’infini comme le veut la géométrie.
La simplicité est davantage l’apanage de la procédure civile : il suffit devant le juge judiciaire de réserver une date via l’application ebarreau en cliquant sur la procédure de référé et en choisissant la matière concernée. Puis on assigne et on attend l’audience où on plaidera devant le juge de l’évidence là où l’adversaire s’attachera à multiplier les contestations sérieuses. Devant le tribunal administratif, la problématique est dès l’origine biaisée. La procédure en urgence obéit à une sorte de présomption impossible qui échappe à tout entendement. La requête vise l’urgence et se dépose sur télérecours dans l’onglet réservé aux référés mais seul le juge administratif appréciera souverainement et selon un diptyque implacable : s’il estime qu’il y a urgence, il fixe une audience ; s’il considère en son for intérieur que la requête n’est pas impérieuse, alors il la rejettera immédiatement. Sans aucun débat contradictoire, sans la moindre audience publique. Le mécanisme est aussi violent que le nom donné à l’outil processuel : l’ordonnance de tri.
Ontologiquement, la difficulté était déjà que le juge administratif ne peut intervenir qu’a posteriori en raison du caractère exécutoire des décisions administratives. Le 20ᵉ siècle est parvenu à démontrer que le juge administratif n’était plus le bras armé de l’administration active et son office a offert des avancées considérables à l’administré. Il a fallu que le juge se hisse au-delà des tumultes et des opinions publiques, en parvenant à encadrer davantage les pouvoirs de l’administration dans une sorte de concurrence avec le Conseil constitutionnel et le juge judiciaire dans l’arsenal des mesures protectrices des droits et libertés.
La difficulté est toutefois que si la justice est l’arme que possède le plus faible, le droit est impuissant devant un juge administratif, surchargé, déconnecté des réalités ou trop exigeant, qui fait reculer tous les critères et indices de l’urgence. Alors que le juge administratif a construit pas à pas l’architecture des libertés fondamentales, en dégageant des principes intangibles et en consacrant des règles absolues de protection, encadrant l’exercice de la puissance publique, le vent semble tourner depuis un long moment.
La loi du 15 juin 2000, en créant les mécanismes de référé suspension, liberté et provision, a modifié le rôle et le fonctionnement des juridictions en donnant une nouvelle consistance au contrôle de légalité et aucun recours n’est désormais envisageable sans son double de la requête en urgence.
Mais la loi doit peut-être connaitre un nouveau visage et moderniser ses pratiques ou son appréhension par les magistrats. Ou alors la loi a été dépassée par l’accroissement des contentieux, du droit des étrangers à l’urbanisme en passant par les libertés économiques. La recherche du résultat rapide a fait vaciller le bénéfice des premières législations et la fluidité aujourd’hui offerte par la dématérialisation des procédures ne suit plus. Ce qui est certain, c’est que la procédure de référé n’a pas l’efficacité dont elle s’est targuée.
Le contentieux de masse qu’est le droit des étrangers en offre le parfait exemple. Tout se passe comme si le référé suspension devenait référé liberté : il est exigé du justiciable qu’il prouve une atteinte à ses libertés fondamentales (exercer une activité professionnelle, aller et venir, être soigné) alors que tel n’était pas la Genèse de cette procédure. L’urgence en référé liberté est traitée de manière excessivement stricte par le juge. La pratique de l’ordonnance de tri y est trop souvent injustifiée. Le pourvoi en cassation (ou l’appel, selon les cas) est rare : au-delà du coût pour le justiciable, les délais de jugement de l’ordre de 8 mois font échec à toute velléité de faire retoquer une ordonnance mal fondée. Et lorsque le filtre de l’urgence passe, il arrive désormais fréquemment que l’ordonnance ne soit rendue que plusieurs semaines voire mois après l’audience. Rappelons que les conséquences sont souvent dramatiques : licenciement ou perte d’offres d’embauche, blocage de l’échange de permis de conduire, problématiques de logement, accès aux soins de santé, …
A l’urgence, on oppose l’engorgement des tribunaux et à la célérité, l’administration avance son privilège du préalable quand elle ne soulève pas l’intérêt public, parade suprême, pour chercher à repousser l’intérêt privé lésé. De sorte que l’efficacité en sort largement diminuée… Et les retards s’accumulent autant que l’urgence cesse d’être admise. Le requérant est l’ultime perdant de ce combat.
Le juge administratif doit parvenir à prouver que l’urgence et son office ne relèvent pas d’une chimère. Que doit-on penser d’une requête en sursis à exécution d’un jugement, mécanisme qui exige déjà des conditions drastiques, et qui est systématiquement audiencée… en même temps que la requête en appel ? Que dire de certains dossiers telles des exclusions professionnelles ou scolaires, des refus d’étalage sur le domaine public ou des retraits d’agrément professionnel qui ne sont pas assez urgents pour justifier un référé liberté mais qui sont astreints à attendre deux à trois ans avant d’être examinés au fond ?
Certes, il existe des présomptions d’urgence - réfragables - comme le contentieux des autorisations de démolir ou de construire, ou encore concernant certaines décisions de préemption, les décisions d’expulsion, de retrait ou de refus de renouvellement d’un titre de séjour. Mais il s’agit encore de cas très (trop ?) spécifiques et surtout peu nombreux dans le champ si large des matières et domaines qui composent le contentieux administratif.
La réalité est désormais dramatique : le juge administratif ne parvient plus à juger de l’urgence et dans l’urgence. La mise en jeu de la responsabilité de l’Etat pour dysfonctionnement ou défaillance de ses systèmes de justice est un exécutoire qui ne réparé qu’a posteriori, par des condamnations indemnitaires ou de principe mais cela ne règle pas le problème tant que les blocages structurels restent présents. A l’heure où la France subit les foudres de l’article 6, paragraphe 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme qui impose que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable », la justice doit accorder une priorité à rénover la justice administrative de l’urgence. Une priorité dans les moyens et la pédagogie pour que l’urgence reconnue ne soit plus une chimère ni un oxymore.
En définitive, juger, n’en déplaise au mot de Malraux, c’est aussi comprendre.
Comprendre qu’un requérant ne peut pas attendre décemment deux à trois années pour voir sa cause entendue. La vitalité de nos institutions l’exige, l’efficacité de nos recours s’impose.
Il est temps que le juge administratif fasse sa révolution de l’intérieur.