Le droit de vote des Françaises est fréquemment réduit à la seule date de 1944, comme si son obtention s’était révélée être une formalité. L’argument suffragiste, soit celui des militant.es français.es en faveur du droit de vote, apparaît pourtant dès les discussions à la Convention de 1793 [1].
En 1793 et en 1848, la proclamation constitutionnelle de l’universalité du droit de vote pour les hommes rend encore plus flagrante la discrimination envers les femmes.
Quels furent les défis surmontés par les suffragistes pour arriver au succès de 1944 et comment interpréter ce résultat ?
I. Un combat de longue haleine jusqu’en 1944.
Les suffragistes parviennent progressivement à sensibiliser l’opinion publique (A) puis le législateur (B) sur la nécessité de réformer le système électoral.
A. Convaincre l’opinion publique.
L’exclusion des femmes apparaît, initialement, comme une évidence. La revendication pour le vote féminin n’est soutenue par aucun parti politique et n’est pas débattue au Parlement. En 1858 par exemple, lorsque le député Pierre Leroux évoque un droit de vote municipal pour les femmes, il déclenche l’hilarité générale à l’Assemblée nationale [2].
Au fur et à mesure, la question devient un sujet de débat dans l’Hémicycle. Les réfractaires allèguent l’infériorité intellectuelle des femmes et leur désintérêt pour la politique [3].
Ce refus tient aussi à une crainte de la gent masculine. En se voyant octroyer le droit de vote, les femmes pourraient ne plus remplir leur « rôle naturel » au domicile familial et seraient potentiellement en mesure de prendre la place des hommes dans la société [4].
Par la suite, une autre inquiétude que celle liée au respect des assignations de genre prend le pas, celle d’un possible renversement du régime républicain par les partis conservateurs, compte tenu du cléricalisme des femmes [5].
Ces arguments contre le suffrage féminin sont relayés par la presse, originairement unanime [6]. À titre d’illustration, le Figaro affiche en 1880 : « Si on donne le droit de vote aux femmes, après, les bœufs voudront voter ! » [7].
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’engagement des suffragistes est d’ailleurs extrémiste aux yeux de la majorité des femmes. Beaucoup estiment également que voter n’est pas le plus important des combats à mener.
Par ailleurs, la plupart des féministes, telles que Georges Sand, ne demandent que des droits civils, considérés comme préalables aux droits politiques [8].
Certaines suffragistes ne se considèrent en outre pas comme les égales des hommes, elles souhaitent accéder aux urnes afin de compléter le suffrage masculin.
L’idée fait toutefois progressivement son chemin et s’étend en province dans les années 1930 [9]. A la même époque, le ralliement de certaines catégories de la population telles que les femmes catholiques, généralement plus aisées, et les veuves de guerre, rend l’idée plus acceptable [10].
Du fait de l’évolution de l’opinion au XXème s., une partie de la presse se transforme corrélativement, au même titre que les journaux féministes, en relai positif des arguments en faveur de l’extension du corps électoral [11].
Cette évolution des mentalités s’effectue en partie grâce aux suffragistes qui s’efforcent de médiatiser leur revendication et de sensibiliser le public par le biais d’actes militants. De natures variées, leur portée est tributaire de la marge de manœuvre donnée par le climat politique et sociétal. Au XIXème s., la politique est instable et subséquemment non propice. Sous le Second Empire notamment, les libertés de presse et d’opinion sont muselées [12]. Au XXème s., durant les conflits, tels que la Première Guerre mondiale, la question de l’élargissement du corps électoral est aussi mise en suspens, considérée comme non prioritaire [13].
Certaines actions de propagande sont communes telles que la distribution de tracts, le collage d’affiches ou les pétitions.
Il existe souvent une dimension symbolique. Une manifestation est réalisée en habits de deuil devant la Bastille en 1881 [14], à l’image de l’enterrement des droits de la femme. Une campagne de 1901 consiste à apposer sur le courrier un timbre des droits de la femme à côté de celui officiel célébrant les droits de l’homme [15].
Le caractère inventif de certaines démarches peut être mis en exergue. En 1913 par exemple, une baraque foraine est installée à Paris où sont distribués des objets tels des crayons ou des savons avec des slogans suffragistes [16].
Les actions de nature plus politiques rencontrent davantage d’échos. Des militantes préparent leur campagne électorale, telle que Jeanne Deroin en 1849 [17], cherchent à s’inscrire, notamment grâce à l’aide du Parti communiste, sur les listes électorales [18] ou encore tentent de faire annuler les décisions d’invalidation de leur candidature [19].
Durant les élections législatives de 1914, les féministes installent dans des kiosques à journaux des urnes officieuses destinées aux femmes, 500 000 iront ainsi voter [20].
L’état d’esprit de certaines féministes peut être illustré par ces mots sur une affiche : « Depuis de longues années, les femmes françaises, bien sagement, bien correctement, réclament leurs droits politiques » [21]. Certaines campagnes suffragistes sont, de fait, plus audacieuses et ne sont pas sans rappeler l’activisme actuel. En 1928 par exemple, Jane Valbot s’enchaîne à un banc du Sénat [22]. En 1936, des féministes parviennent à entrer dans la Chambre haute et distribuent des chaussettes aux sénateurs pour les rassurer sur le rôle des femmes dans le foyer familial si elles votaient [23]. La même année, elles perturbent la finale de la coupe de France de football en lançant des ballons rouges portant des tracts suffragistes [24].
C’est lorsque la question du suffrage féminin devient un réel débat sociétal qu’il finit par rencontrer l’intérêt parlementaire.
B. Surmonter les blocages institutionnels.
Aux entraves liées au contexte national et aux mœurs, s’ajoutent celles intentionnelles des autorités publiques. À titre illustratif, dans l’entre deux-guerres du XXème s., il leur est défendu de manifester, de distribuer des tracts et de se rendre au Palais du Luxembourg [25]. Des suffragistes sont passibles de sanctions pénales du fait de leurs actions militantes, elles doivent s’acquitter d’amendes ou exécuter des peines d’emprisonnement.
En réalité, les institutions ont un comportement ambivalent. En effet, la question de l’inclusion des femmes dans l’électorat n’est pas une nouveauté. Pour ne citer qu’un exemple, en 1793, elles sont autorisées à voter aux assemblées communales sur le partage des biens communaux [26].
L’ambiguïté tient aussi à ce que certaines ont déjà des postes à responsabilités tels que ceux de conseillères municipales dès 1925 [27].
En 1919, les députés adoptent le suffrage féminin, excluant définitivement l’idée de conférer un droit de vote limité aux femmes, telles qu’à certaines catégories de femmes ou pour certains suffrages, compromis réclamés par des députés et certaines associations féministes [28]. Le Sénat fait malgré tout obstacle pendant de longues années.
La dynamique sociétale continue de se confirmer, particulièrement grâce à la persistance des militantes et par l’influence des Etats voisins, ayant déjà réformé leur système électoral. C’est ainsi qu’en 1944, l’Assemblée consultative provisoire à Alger intègre, dans une ordonnance, les femmes dans le processus électoral [29].
II. Le résultat en demi-teinte de 1944.
L’ordonnance de 1944 consacre simultanément le droit de suffrage féminin et l’éligibilité des femmes. L’importance de cette victoire tant attendue de 1944 doit être pondérée. Des millions de femmes sont encore exclues du droit de vote (A), certaines électrices ne se sentent pas légitimes d’exercer leur nouveau droit (B) et l’immixtion des femmes en politique reste encore à ce jour restreinte (C).
A. Des millions de femmes encore exclues.
En 1944, un suffrage véritablement universel est institué en métropole. Dans les territoires sous occupation française, ce sont encore des millions de femmes qui sont privées de ce droit. Les Françaises de souche sont généralement avantagées par rapport aux "colonisées".
Ainsi, dès 1944, les femmes d’anciennes colonies telles que la Guadeloupe [30] accèdent au droit de vote féminin. L’accès au vote se fait dans certains cas plus difficilement tel que pour l’actuel Sénégal, où les sénégalaises se voient conférer l’électorat en 1945 grâce à une forte mobilisation [31]. Dans certains territoires tels que le Maroc, la réforme ne précède pas l’indépendance, pour ce qui est du présent cas, en 1956. L’Algérie française est particulièrement tardive, ce n’est qu’en 1958, que les femmes surnommées “musulmanes”, soit les femmes ne venant originairement pas de métropole, deviennent électrices [32].
B. Un décalage entre acquisition et exercice du droit de vote.
Par ailleurs, même si les femmes en France métropolitaine sont désormais autorisées à voter, toutes ne vont pas exercer leur droit [33]. S’étant vu octroyer ce droit plus tardivement, le sentiment de légitimité semble être plus faible chez les femmes d’un certain âge [34]. Cette abstention s’explique par le contexte initial de dénigrement où les électrices sont ridiculisées et accusées d’être de mauvaises épouses et des mères déplorables [35].
L’écart avec le taux de participation des hommes va se résorber dans les années 1980. Ce phénomène s’explique notamment par l’arrivée massive des femmes dans l’éducation supérieure, la politisation étant corollaire au niveau d’études. L’entrée sur le marché du travail et l’accès aux professions qualifiées ont également joué un rôle majeur, les femmes n’étant plus restreintes à la sphère familiale et gagnant en autonomie [36].
C. Sous-représentation des femmes et effets normatifs.
L’accession au statut d’électrices et corrélativement, à l’éligibilité en 1944, n’a pas eu le retentissement espéré, à savoir, l’égalité femmes-hommes.
Depuis 1944, l’accession des femmes à la politique semble se limiter au vote. Le nombre d’élues, autant que celui des femmes nommées en politique, malgré les obligations de parité, reste minoritaire. La parité, au rythme actuel, ne serait atteinte en France qu’en 2350 [37]. Cette sous-représentation des femmes est notamment regrettable à l’Assemblée nationale car 71% des propositions législatives relatives aux droits des femmes ont été formulées par des députées au cours de la présente législature [38]. Le monde politique reste masculin, et la persistance du sexisme en France met en évidence l’insuffisance des préoccupations en matière de droits de la femme [39].