Aux Etats-Unis d’Amérique, en 2017, 14% de la population n’était pas de nationalité américaine à la naissance [1]. Près du quart de ces immigrés était en situation irrégulière [2], c’est-à-dire sans titre de séjour valide, soit 11 millions de personnes [3].
L’assimilation de l’immigration à la criminalité, à une perte culturelle, à l’accaparement des emplois et des prestations sociales, en fait un sujet politique majeur aux Etats-Unis. Tel qu’il l’avait promis durant sa campagne électorale [4], Donald Trump a fait de l’immigration légale et illégale son combat prioritaire dès son investiture présidentielle en 2017.
Il est parvenu en quatre ans, malgré l’opposition du Congrès (I), et grâce au soutien du reste de son administration (II) et du pouvoir judiciaire (III) à modifier en profondeur la politique migratoire américaine (IV).
I. L’obstacle du Congrès.
Dès le début du mandat de D. Trump, alors même que les républicains sont majoritaires au Congrès [5], les élus ne débattent et ne votent quasiment pas les propositions de lois proposées par le président [6].
Ce comportement correspond à la vision américaine des interactions entre les pouvoirs constitutionnels, le Checks and balances [7]. Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire se limitent mutuellement afin d’empêcher la prééminence d’un des pouvoirs [8].
Ici, le pouvoir législatif, détenu par le Congrès [9], vient contrer les projets présidentiels. En évitant de se prononcer en matière d’immigration [10], les élus évitent d’endosser la responsabilité d’une politique impopulaire [11].
La situation empire du fait de la cohabitation. En effet, à partir des élections législatives de mi-mandat présidentiel de novembre 2018, les républicains sont toujours majoritaires dans une des deux chambres du Congrès, le Sénat, mais minoritaires à la deuxième chambre, celle des représentants [12].
D’ailleurs, dès leur majorité acquise, les démocrates initient des enquêtes parlementaires [13] contre certaines politiques migratoires de D. Trump. En mai 2019 commence ainsi une enquête sur la séparation, souvent définitive, des enfants de leurs parents entrés illégalement aux Etats-Unis [14]. Officiellement, cette pratique de l’administration Trump de “tolérance zéro” [15] s’est déroulée entre avril et juin 2018 [16].
Le Congrès bloque aussi le financement de certains projets présidentiels [17]. Il s’oppose par exemple au financement de l’embauche supplémentaire d’agents de contrôle frontaliers [18]. Il refuse aussi de subventionner l’expansion du logiciel E-Verify permettant aux employeurs de vérifier si leurs employés sont autorisés à travailler aux Etats-Unis [19].
Le Congrès s’illustre particulièrement en refusant l’affectation de milliards de dollars à la construction d’un mur entre les Etats-Unis et le Mexique [20]. Ce désaccord sur le budget de l’année fiscale suivante entre le Congrès et le président aboutit à la fermeture de services fédéraux [21] et à un gel des salaires de fonctionnaires [22] pendant 35 jours de fin 2018 à début 2019 [23]. D. Trump consent à signer le projet de loi de finances, mais transfère des fonds initialement destinés au ministère de la défense à la construction du mur [24], déclarant une situation d’urgence à la frontière sud [25]. Cette manœuvre est étonnamment validée [26] par la Cour Suprême [27].
Afin de contourner le Congrès, pourtant en charge de la législation en matière d’immigration, et pour souligner sa détermination, le président recourt au pouvoir normatif de la branche exécutive.
II. Le contournement du Congrès.
Malgré une certaine résistance du Congrès, la politique migratoire de D. Trump parvient à s’imposer grâce au dynamisme de son administration (A) et par son adoption d’Executive Orders (B).
A. La détermination de l’administration Trump.
Tels Ronald Reagan et Richard Nixon avant lui [28], sa politisation de la haute fonction publique lui permet de contourner le blocage du Congrès [29].
Le président est assisté d’une administration dont il nomme près de 7 000 personnes [30].
C’est par exemple le cas des ministres. Jeff Sessions a défendu les positions du candidat D. Trump durant sa campagne, et fut désigné comme l’équivalent français du ministre de la Justice [31]. Il a ainsi grandement interféré dans le système judiciaire en matière d’immigration [32].
C’est aussi le cas des directeurs d’agences. Les agences exécutives dédiées à l’immigration [33] jouent un rôle normatif important en droit fédéral du fait de leur pouvoir réglementaire [34]. A titre d’exemple, le directeur de l’agence douanière et de contrôle des frontières (ICE [35]) Thomas Homan multiplie par quatre le nombre d’enquêtes relatives au travail illicite rien qu’entre 2017 et 2018 [36].
Le soutien de la branche exécutive est tout de même à relativiser. Dans un premier temps, au sein de l’exécutif durant la présidence Trump, il est souvent fait état de résistances [37], ce qui est une nouvelle forme de Checks and balances. A titre d’illustration, Sally Yates, Procureure générale adjointe des Etats unis, refuse d’appliquer [38] la mesure gouvernementale communément appelée le Muslim Ban [39]. Cette mesure interdisait l’entrée sur le territoire américain des citoyens de certains Etats à majorité musulmane.
Dans un second temps, les politiques du gouvernement se retrouvent parfois contrariées par les gouvernements des Etats fédérés [40]. Certains intentent des actions contre les décisions gouvernementales [41] ou bien refusent de coopérer [42]. La Californie refuse par exemple de livrer à l’ICE les immigrés sans papiers [43]. Par conséquent, D. Trump a fait en sorte de conditionner certaines subventions fédérales à l’application de sa politique [44].
Le président intervient aussi personnellement par voie d’Executive Orders.
B. Le recours aux Executive Orders par D. Trump.
Les Executive Orders [45] sont un outil présidentiel alternatif de législation [46]. Ils ne sont pas expressément prévus par la Constitution et leur domaine n’a jamais été délimité par une loi. Leur portée s’est même élargie avec le temps [47], participant à la présidentialisation du régime [48].
Concernant le seul domaine de l’immigration, D. Trump a eu de nombreuses fois recours à cet outil. Il est d’ailleurs le président qui a le plus utilisé les Executive Orders dans les cent premiers jours de son investiture [49].
A titre d’illustration, l’Executive Order 13768 [50] de D. Trump exclut les immigrés de la loi de protection des données personnelles et crée une agence assistant les victimes de crimes commis par les immigrés [51].
Si la portée de ces outils normatifs peut être importante [52], il est toutefois possible de les remettre en cause.
Tout d’abord, J. Biden peut les abroger du fait de sa fonction présidentielle. D. Trump cherche ainsi à supprimer durant son mandat [53] l’Executive Order de l’administration de Barack Obama [54] concernant les Dreamers [55]. Mis en place en 2012, ce programme octroie [56], sous certaines conditions, un permis de travail temporaire et une protection contre l’expulsion aux enfants d’immigrés clandestins.
En outre, un Executive Order peut être contrecarré par le Congrès [57], ce qui n’a jamais été fait sous la présente mandature de D.Trump.
Enfin, le pouvoir judiciaire peut invalider l’acte.
III. Le soutien du pouvoir judiciaire.
Maints Executive Orders de D. Trump font l’objet de batailles judiciaires durant son mandat. Certains voient leur portée limitée [58], certains sont abrogés [59] et d’autres suspendus momentanément dans l’attente d’une décision de justice [60].
Peu de requêtes déposées contre un Executive Order sont déclarées recevables par les Cours fédérales. Elles reconnaissent rarement l’intérêt à agir du particulier, car la norme concerne la gestion interne des administrations. De surcroît, les Cours ont tendance à se déclarer incompétentes dans la mesure où l’acte émane du pouvoir exécutif et non législatif. Il s’avère aussi complexe pour le requérant de démontrer l’inconstitutionnalité de la norme ou l’excès de pouvoir du président [61].
La Cour Suprême a une vision large des compétences présidentielles [62]. Elle estime souvent que le président tire cette compétence de la volonté implicite du Congrès, qu’elle déduit de la passivité de ce dernier [63].
La légitimation par les tribunaux de certains Executive Orders a une autre explication. Par un concours de circonstances en partie calculé [64], D. Trump a pu élire [65] près de 145 juges dans les cours fédérales et 2 juges à la Cour Suprême durant [66] ses premières années de mandat [67].
La nomination des juges suprêmes est un enjeu politique crucial. Même s’ils n’appartiennent pas à un parti politique et qu’ils sont nommés dans les faits à vie [68], les nominations s’exercent suivant les lignes partisanes. A la fin de son mandat, 5 juges en fonction sont ainsi considérés comme conservateurs et 4 comme libéraux [69]
A titre d’illustration, la Cour Suprême a jugé conforme à la Constitution l’Executive Order communément appelé Muslim Ban [70], alors même qu’une demi-douzaine de cours fédérales l’avaient déclaré inconstitutionnel [71].
Ainsi, malgré les blocages du Congrès, l’interférence des cours fédérales et l’opposition des Etats fédérés, D. Trump parvient à imposer sa politique migratoire.
IV. Conclusion : un changement radical de politique migratoire.
Les normes édictées par la Maison Blanche, les ministères de la Justice [72], des Affaires étrangères [73], de la Sécurité intérieure [74] et du Travail [75] ainsi que par les agences exécutives ont considérablement modifié le système d’immigration américain entre le début et la fin du mandat de D. Trump.
Dans un premier temps, entrer physiquement sur le territoire américain est devenu plus difficile [76].
Dans un second temps, les conditions de rétention se sont durcies [77], tandis que les modalités d’expulsion se sont assouplies [78].
L’octroi du statut de réfugié s’est raréfié [79].
Le système judiciaire en matière d’immigration s’est transformé [80]. Être régularisé ou naturalisé est devenu plus long [81] et difficile [82].
La crise pandémique a aussi amplifié le phénomène. D. Trump a par exemple décidé au début de la pandémie que, pour des raisons économiques, le droit de séjour pour les demandeurs de résidence permanente serait suspendu [83]. La mise au ralentit des institutions américaines, l’incertitude liée à la pandémie et le chômage en hausse aux Etats-Unis ont en outre dissuadé plus d’une personne de venir sur le territoire.
Quelles seront les mesures prises par J. Biden durant son mandat, lui qui promettait un tournant en matière de politiques migratoires [84] et surtout, que sera-t-il en mesure d’entreprendre ?
Durant son mandat, “Trump n’est pas parvenu à refondre le système d’immigration en droit, mais il a fini par réduire considérablement l’immigration dans la pratique” [85].