Pour ma part, je considère que cet arrêt est extrêmement bien argumenté, et qu’il aurait par ailleurs pu parfaitement faire l’objet d’une publication au bulletin officiel, afin de lui conférer encore plus d’exemplarité, tant il reflète une décision de bon sens, en termes de justice et de gestion raisonnée de conflits d’intérêts.
En d’autres termes, compte tenu de la nature excessive des faits qu’il sanctionne, et contrairement à ce qu’on peut entendre ici où là, on ne voit pas en quoi cet arrêt classique doit inquiéter les praticiens sur les conventions de prestations de services variées conclues très fréquemment par les sociétés. En effet, les conventions de prestations de services sans doute peuvent continuer à « prospérer » pour autant qu’elles soient à toutes les moins réfléchies, rédigées convenablement et justifiées.
1. Examen de l’arrêt « Samo Gestion / Sorepla Industrie »
Il convient d’examiner d’abord le caractère caricatural de la problématique juridique soumise à la Cour de cassation.
La société Samo Gestion, constituée par les soins du Directeur Général de la société Sorepla Industrie, a conclu avec cette dernière société une convention, aux termes de laquelle Samo Gestion s’engageait à fournir à Sorepla Industrie des prestations de services et mettait à la disposition de Sorepla Industrie les services de son fondateur (à savoir le propre Directeur Général de Sorepla Industrie !), en contrepartie d’une rémunération fixe, assortie d’un intéressement sur le résultat net de la société Sorepla Industrie : on perçoit d’emblée l’évident conflit d’intérêts dans lequel se trouvait ce Directeur Général.
En raison d’un défaut d’exécution dans cette convention de prestations de services (lié vraisemblablement à un changement de Directeur Général…), Sorepla Industrie a demandé l’annulation de cette convention et la restitution des sommes versées en exécution de cette dernière à Samo Gestion.
A cet égard, compte tenu de la complicité manifeste de l’ensemble des acteurs en présence au moment donné, on ne peut que se permettre d’émettre des doutes, juridiquement parlant sur la bonne foi des uns et des autres.
La Cour d’appel de Paris, par un arrêt du 13 mars 2009, a annulé, sur le fondement particulièrement impressionnant de « l’absence de cause », cette convention de prestations de services, au motif que, même si elle avait été préalablement approuvée en qualité de convention réglementée par le Conseil d’administration de la société Sorepla Industrie, cette convention de prestations de services qui mettait à la disposition de la société Sorepla Industrie son propre Directeur général « faisait double emploi avec l’exercice de ses fonctions de directeur général, la convention définissant son objet dans les termes les plus étendus, " l’action commerciale, gestion industrielle, gestion des ressources humaines, gestion administrative et financière, stratégie générale, prestation de direction ", que cette convention revenait à rémunérer des prestations d’ores et déjà accomplies » par ce Directeur Général ès qualité.
La chambre commerciale de la Cour de cassation confirme entièrement cette solide analyse fondée sur l’absence de cause et rappelle également que la Cour d’appel de Paris « retient exactement que la rémunération du directeur général est déterminée par le conseil d’administration et ne peut être fixée par une convention conclue avec un tiers, peu important à cet égard que cette convention ait été autorisée par le conseil d’administration » et rejette par conséquent le pourvoi en cassation de la société Samo Gestion.
2. Enseignements et conséquences pratiques de l’arrêt « Samo Gestion / Sorepla Industrie »
a. Un arrêt banal portant sur des faits très graves
D’abord, compte tenu de la rareté de l’utilisation de la technique de l’ « absence de cause » pour annuler un contrat, ce fondement juridique implique une extrême gravité dans les faits qui étaient soumis à la Cour d’appel de Paris.
C’est ce qui explique pourquoi il ne faut pas voir dans l’arrêt de la Cour de cassation une restriction de la liberté contractuelle, une limitation du champ d’application des conventions de prestations de services ou pire encore, pour « jouer les Cassandre », une restriction de l’externalisation du mandat social du dirigeant !
Compte tenu du caractère caricatural des faits (mise à disposition de la société de son propre Directeur Général par la société de ce dernier !), il paraît en effet impossible de voir la Cour d’appel de Paris et la chambre commerciale statuer autrement.
De même, en raison de l’abus manifeste de ce mauvais « montage » et de la faute de gestion évidente qu’il sous-entend, il paraît également plausible de le contester fiscalement, par exemple sur le fondement de l’abus de droit, voire sur le fondement pénal de l’abus de biens sociaux.
b. Un rappel du statut et des pouvoirs des dirigeants sociaux
L’arrêt « Samo Gestion / Sorepla Industrie » rappelle que les dirigeants de sociétés sont soumis à des statuts, plus ou moins contraignants, en fonction des formes des sociétés concernées.
En prenant le cas de la société Sorepla Industrie, l’arrêt vise la situation d’un Directeur Général de société anonyme, forme de société particulièrement réglementée et surveillée.
On ne peut, à cet égard, s’empêcher de penser à l’ensemble des jurisprudences des Tribunaux qui condamnent les dirigeants sociaux défaillants ou trop passifs, et parfois même totalement inexistants, dans l’exercice de leur mandat social.
En présence de ces comportements très contestables (on ne saurait qu’attirer l’attention sur la dangerosité - pour eux-mêmes également – de la situation des dirigeants de complaisance, même de bonne volonté), la jurisprudence engage le plus souvent la responsabilité civile, et quelquefois pénale des dirigeants sociaux « inexistants » qui pêchent par abstention ou par négligence.
On doit rappeler que la qualité de dirigeant social suppose une véritable capacité et un investissement actif et réel dans la société.
Plus le rôle du dirigeant est élevé, plus son investissement dans son mandat social et ses fonctions doivent être importants.
Il va de soi qu’un Directeur Général de société anonyme qui se trouve au sommet de la pyramide de la société se doit, ès qualité, et compte tenu du mandat et des fonctions dont il est investi, de consacrer directement tout le temps nécessaire à sa société.
Cette dimension « consommatrice en temps passé » du dirigeant social relève de la nature, de l’essence-même, de son mandat et de ses fonctions de Directeur Général de société anonyme.
De plus, dans le cas qui est soumis à la chambre commerciale de la Cour de cassation, le Directeur Général aurait dû être rémunéré, en tant que tel, et non par l’intermédiaire, probablement d’un intérêt purement fiscal, de sa société de prestations de services.
Ces raisons, dans leur ensemble, justifient pourquoi un directeur général ne peut pas (et ne doit pas) déléguer sa fonction « naturelle » de direction générale à une société de prestations de service.
La fonction centrale d’un Directeur Général, ne l’empêche toutefois pas de s’appuyer sur des prestataires extérieurs (conseils, experts comptables, sociétés de prestations de services, etc.), à condition toutefois de ne pas vider de sa substance son propre mandat social et ses fonctions.
Tout au contraire, cela pourrait lui être reproché, le cas échéant, s’il n’avait pas réuni tous les moyens à la disposition de la société pour accomplir convenablement sa mission, à condition toutefois qu’il y consacre, personnellement, tout l’investissement nécessaire en fonction des besoins et de la taille de la société.
On aura compris qu’il s’agit d’une délicate question d’équilibre et d’arbitrage pour le dirigeant social.
c. Conseil de rédaction sur les contrats de prestations de services
Il ne faudrait pas oublier que la Cour d’appel de Paris, appuyée par la Cour de cassation, annule un contrat de prestations de services conclu entre la société et la société de son Directeur Général et portant sur « l’action commerciale, gestion industrielle, gestion des ressources humaines, gestion administrative et financière, stratégie générale, prestation de direction », à savoir sur l’ensemble des fonctions de direction générale de la société.
Si l’on fait abstraction de l’utilisation du montage de la société de prestations de services du Directeur Général, que restait-il à ce Directeur Général comme compétence propre, sans l’intervention de sa propre société ?
Il s’agit donc d’un « cas d’école » en termes de maladresse de rédaction contractuelle. Sur ce sujet, il y aurait probablement beaucoup à écrire sur la responsabilité du rédacteur de l’acte, pour autant qu’il existe, et qu’il ne s’agisse pas seulement de la reprise d’un modèle de contrat, sans le moindre conseil …
Il va de soi qu’un dirigeant social ne peut jamais déléguer à qui que ce soit, personne physique ou personne morale par le biais d’un contrat de prestations de services, l’intégralité de ses compétences, et encore moins dans des sociétés aussi réglementées que les sociétés anonymes ou les sociétés à responsabilité limitée.
Il faut donc veiller à limiter, autant que possible, le champ d’application des conventions de prestations de services, de manière à s’assurer que la prestation de services « déléguée » à la société de prestataires de services est précise, réelle, et ne correspond que pour partie aux pouvoirs afférents à la direction générale.
d. Le conflit d’intérêts manifeste
Enfin et sans analyse juridique nécessaire, on perçoit que le Directeur Général de la société Sorepla Industrie se trouvait en situation évidente de conflit d’intérêts, c’est-à-dire dans la situation dans laquelle un dirigeant social reçoit un avantage matériel contractuel qui est la contrepartie même de son statut, alors même qu’il aurait dû être rémunéré directement, fiscalement et socialement, ès qualité, sans l’interposition de sa propre société.
A cet égard, on aura noté que la réglementation dite des conventions « réglementées » des sociétés anonymes (articles L. 225-38 et suivants du Code de commerce) s’est apparemment parfaitement appliquée à ce contrat de prestations de services, ce qui montre avec évidence que, sauf à envisager la mise en jeu de la responsabilité des administrateurs de la société (et après tout, pourquoi pas ?), le système des autorisations préalables n’est sans doute pas aussi efficace qu’on ne le croit en matière de gestion de conflits d’intérêts.
Peut-être que le système d’interdiction, à peine de nullité, de certains contrats (emprunts, cautions, etc.) par les dirigeants auprès de leurs sociétés pourrait être étendu. Rappelons en effet que de manière radicale, afin d’éviter les conflits d’intérêts, le droit des sociétés interdit purement et simplement certaines opérations aux dirigeants sociaux.
Il en est ainsi, à titre d’illustration, dans les sociétés anonymes, de l’interdiction faite aux administrateurs, Directeurs généraux, Directeurs généraux délégués, représentants permanents, autres que les personnes morales, de contracter, sous quelque forme que ce soit, des emprunts auprès de leur société, de se faire consentir par elle un découvert en compte courant ou autrement, ainsi que de faire cautionner ou avaliser par elle leurs engagements envers les tiers (sauf si naturellement la société exploite un établissement bancaire ou financier et qu’il s’agit d’une opération courante conclue à des conditions normales).
La même interdiction s’applique également aux conjoints, ascendants et descendants de ces dirigeants, ainsi qu’à toute personne interposée. Enfin, il est important de noter que cette interdiction est sanctionnée par la nullité absolue du contrat afin d’éviter les conflits d’intérêts potentiels…
Une bonne manière de mettre fin à certains conflits d’intérêts…
Stéphane Michel, Avocat au Barreau de Paris