Les faits de l’espèce sont les suivants : le groupe Savencia, spécialisé dans la fabrication, distribution et commercialisation de produits laitiers et fromagers, produit entre autres le fromage connu sous la marque Caprice des Dieux. Comme de nombreux produits, ce fromage a été repris par les firmes de la grande distribution, qui ont produit chacune sous leur propre marque distributeur un équivalent au Caprice des Dieux. Ainsi, la société Carrefour a lancé son Cœur Complice, tandis que Leclerc créait le Cœur de Crème.
Pour la sélection des fournisseurs les groupes Carrefour et Leclerc ont lancé un appel d’offres. Ainsi le groupe Savencia a été chargé de produire les fromages Cœur Complice et Cœur de Crème. C’est donc le fabriquant du produit princeps Caprice des Dieux qui a pris en charge la confection des produits concurrents distribués sous MDD ; c’est une réalité de la vie des affaires que le tribunal de commerce de Nanterre avait bien saisie.
Les difficultés sont apparues lorsque Carrefour et Leclerc ont voulu étoffer leur gamme de produits avec une version « mini » de leurs fromages, à l’instar de Savencia qui avait lancé un Mini Caprice des Dieux en portions de 50g emballées par trois. Carrefour comme Leclerc ont d’abord fait appel à leurs fournisseurs habituels. Ainsi une filiale du groupe Savencia s’est vu proposer de produire les Mini Cœur Complice et les Mini Cœur de Crème mais n’a pas souhaité soumissionner à l’appel d’offres, qui a finalement été remportée par la fromagerie Guilloteau.
Ayant constaté l’apparition sur le marché des fromages les Mini Cœur de Crème et Mini Cœur Complice distribués par Carrefour et Leclerc, le groupe Savencia a demandé à la fromagerie Guilloteau de modifier leur emballage. Face au refus de la fromagerie Guilloteau, Savencia a saisi le tribunal de commerce de Nanterre, qui l’a débouté de l’intégralité de toutes ses demandes.
Cette action était basée sur le fondement de la concurrence déloyale et sur celui du parasitisme. Selon Savencia les produits fabriqués par Guilloteau étaient des copies de son Mini Caprice des Dieux et un risque de confusion existait avec son produit Mini Caprice ; ceci qualifierait l’acte de concurrence déloyale. En outre, Guilloteau aurait indûment profité de la notoriété du produit princeps, lancé et maintenu à grands efforts publicitaires ; ceci qualifierait l’acte de parasitisme.
Selon Guilloteau, Carrefour et Leclerc ont lancé des appels d’offres aux fromagers pour produire la version « mini » de leurs MDD, appels d’offres dont les cahiers des charges reprenaient les principales caractéristiques des produits dont ils étaient censés s’inspirer, à savoir Cœur de Crème et Cœur Complice. La fabrication et le lancement des versions « mini » de ces deux fromages, outre le fait qu’elles différaient du Mini Caprice des Dieux sur plusieurs points, ne pouvait s’apparenter à du parasitisme dans la mesure où elle se basait sur les MDD Cœur Complice et Cœur de Crème, elles-mêmes inspirées du Caprice des Dieux, toutes étant produites par Savencia.
Dans cette affaire, la contrefaçon n’a jamais été invoquée. Cela montre que la conception des deux MDD incriminées a réussi à respecter une distance suffisante par rapport aux portefeuilles marques qui se rattachent aux marques princeps. Pour autant, la question des similitudes entre MDD et produit princeps est assez complexe. En effet, dans la réalité du marketing pour qu’une MDD puisse prospérer elle doit se rattacher à un produit préexistant. Toutefois, si la MDD est trop « proche » il s’agira d’une contrefaçon, ou a minima d’une faute de concurrence déloyale ou de parasitisme.
La cour d’appel de Versailles, qui censure la décision des juges du tribunal de commerce, écarte l’argument selon lequel le groupe Savencia ne s’était pas opposé à l’appel d’offres par un argument qui semble assez éloigné des réalités de la vie des affaires : le fait que la société produisant les MDD (B.G.) et celle ayant reçu l’appel d’offres pour la fabrication de la version « mini » (Alliance Formagère) fassent partie du même groupe (Savencia) « n’implique pas que chaque courrier reçu par une société du groupe soit transmis à toutes les sociétés du groupe ».
Si ce raisonnement basé sur l’absence de concept juridique de groupe se conçoit largement pour une facture EDF, il nous semble que les magistrats de la cour d’appel méconnaissent une réalité bien connue des juges du tribunal de commerce de Nanterre : dans le domaine des produits agroalimentaires, il y a toujours une concertation stratégique entre les différentes filiales impliquées dans la chaîne de création de valeur. La question n’est pas de savoir où arrive le courrier mais comment se prennent les décisions.
Certes, l’appel d’offres faisait référence surtout ’à l’aspect gustatif et il n’était pas évident en l’état de deviner l’impression d’ensemble rendue par les versions « mini » des produits MDD. De plus, le packaging de ces produits aurait pu s’éloigner un peu plus de celui du produit princeps. Pour autant, le cahier des charges de l’appel d’offre permettait aisément de comprendre les caractéristiques du produit final attendu : « mini ovales 31%MG 3x50g », « mini double crème 3x50g Cluster carton + barquette plastique Cible(s) organoleptiques Caprice des Dieux ».
La cour d’appel reconnaît que chacun de ces éléments, pris isolément, ne « caractérise pas à lui seul un acte déloyal, en revanche leur ensemble révèle la reprise sans nécessité de multiples caractéristiques du produit Mini Caprice des Dieux ». Cela relève du pouvoir d’appréciation souverain de la Cour. Cependant, et c’est là où la question de l’acquiescement implicite devient cruciale, la majorité de ces éléments étaient déjà contenus dans l’appel d’offre.
S’il est vrai que le risque de confusion se détermine non pas en fonction de la somme des éléments individualisés mais bien par l’impression d’ensemble que dégage le produit, il n’en reste pas moins que la similitude entre Mini Caprice et les produit MDD de sa gamme est peu ou prou équivalente à celle qui existe entre Caprice des Dieux et Cœur Complice / Cœur de Crème. L’absence de réaction de Savencia pouvait d’autant plus s’interpréter comme un accord tacite que le groupe lui-même produisait des versions MDD de son fromage Caprice des Dieux.
Quelques semaines après le jugement du tribunal de commerce de Nanterre rejetant la demande du groupe Savencia, le président de la société Guilloteau déclarait dans une revue spécialisé que « nous intéressons la grande distribution avec des copies de Mini Caprice des Dieux […] que nous sommes encore les seuls à pouvoir fabriquer ». Cette phrase provocatrice a probablement joué un rôle important pour emporter la conviction des juges de la cour d’appel de Versailles. Mais la tentative des juges de la cour d’appel de mettre de l’ordre dans le monde de la grande distribution ne doit pas faire perdre de vue que ce monde est intrinsèquement un des plus durs qui puisse exister dans la vie des affaires.
Pourtant et comme l’avaient relevés les juges de première instance, il y a autant de concurrence déloyale et de parasitage entre les versions familiales de ces fromages qu’entre les versions « mini ». La principale différence entre ces versions réside en définitive dans le fait que pour la version familiale le mal est fait en interne.
Concentrant son analyse sur les seuls éléments matériels et en occultant le contexte concurrentiel, la cour d’appel de Versailles a peut-être entrouvert la boîte de Pandore des actions contentieuses entre fabricants de MDD. La conception d’un produit vendu sous MDD est donc un exercice de plus en plus périlleux. Si le distributeur en règle générale préconise le produit princeps dont le fabricant est prié de s’inspirer pour soumettre ses propositions, il laisse les détails volontiers à ses fournisseurs.
Le risque de confusion peut être écarté par un concepteur diligent, mais proposer un produit totalement nouveau serait assez irréaliste dans le cadre d’une MDD : le distributeur cherche à commercialiser une variante moins chère d’un produit qui marche bien. Est-ce que le lancement d’un tel produit est un acte de parasitisme dans un marché où les consommateurs sont fortement attentifs aux marques et aux prix ? Ou peut-être sont-ce les absents (au procès) qui ont tort ….
Arrêt commenté : cour d’appel de Versailles, 12e chambre, 5 janvier 2016, R.G. N° 14/03339, SA SAVENCIA anciennement dénommée SA BONGRAIN C/ SA FROMAGERIE GUILLOTEAU.