La passion, parait-il, est une « hypertrophie du sentiment de la propriété » (Etienne Rey, « L’amour de Stendhal »). Rien ne parait plus vrai lorsque l’on entend les motivations des étudiants et professionnels du droit de la propriété intellectuelle. Bien souvent, ces derniers mettent en avant leur intérêt pour les nouvelles technologies, le développement de processus novateurs, ou, pour les spécialistes du droit de la propriété littéraire et artistique, celui relatif à la littérature ou au monde du spectacle.
Dans cet environnement, mêlant donc passion et dimension juridique technique, la vision des publicistes est souvent oubliée. En effet, le droit de la propriété intellectuelle est traditionnellement un droit d’entreprises innovantes, de particuliers inventeurs, de start-up ou d’artistes… Ce n’est que très récemment que les personnes publiques ont eu à protéger leurs découvertes, leurs inventions ou leurs productions.
Cette mutation s’est entre autre réalisée sous l’impulsion de l’idée d’une valorisation accrue du patrimoine public qui a notamment débouché sur la création du Code général des propriétés des personnes publiques (CGPPP), mais également, et surtout, sur les nombreux travaux et textes relatifs à la valorisation du patrimoine immatériel des personnes publiques. [1].
Ce droit très technique, nécessitant des compétences particulières et une fine connaissance du Code de la propriété intellectuelle, reste, malgré ces sollicitations, relativement opaque pour les administrations. Certaines d’entre elles s’en sortent mieux que d’autres, comme les organismes de recherche ou les universités mais, globalement, une évolution des paradigmes est sur ce point à mener pour que les personnes publiques aient pleine conscience du volet de croissance et de ressources que peut constituer la valorisation, pas seulement financière d’ailleurs, de leurs découvertes ou productions.
Les présentes lignes ne se proposent cependant pas de confronter, dans un débat sans fin, les notions de service public aux notions de valorisation. Elles se contenteront en effet de tracer les grandes lignes de l’évolution récente en termes contentieux.
Ainsi, depuis quelques années, le Tribunal des Conflits, repris en ce sens par les juridictions administratives, a clairement « découvert » un bloc de compétences juridictionnel en matière de propriété intellectuelle au profit de la seule juridiction judiciaire. Les juridictions administratives sont donc totalement déchargées de ce contentieux… ou presque !
Cela pose clairement la question de l’intérêt de cette création et des difficultés qu’elle engendre, notamment lorsque des personnes publiques sont aux prises avec les questions de propriété intellectuelle.
Il convient donc d’analyser ce que recèle cette création ainsi que ses conséquences pratiques (I) avant de s’interroger sur les problématiques qu’une telle édification soulève (II).
I) L’institutionnalisation d’un nouveau bloc de compétences
L’édification d’un nouveau bloc de compétences n’est pas une nouveauté, de nombreuses décisions de juridictions, et notamment du Tribunal des Conflits, procédant, par petites touches, à l’élaboration d’une théorie des blocs de compétences.
Ce qui est cependant moins commun, c’est le mouvement de fond qui va dans le sens d’une exclusive compétence du juge judiciaire en matière de propriété intellectuelle.
Afin d’analyser les difficultés que pourrait poser ce bloc, il convient tout d’abord de s’intéresser à l’historique de son édification (A) et d’en illustrer sa prise en compte par la jurisprudence (B).
A) Historique de l’élaboration d’un bloc de compétences
Avant 2011, les critères traditionnels de compétence prospéraient et les juridictions administratives avaient à connaître de conflits de propriété intellectuelle relatifs à des contrats administratifs ou à la gestion de leurs ressources humaines. Cet état de fait a été bouleversé par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit.
Celle-ci, par son article 196, modifiait l’article L331-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) en ces termes : « Les actions civiles et les demandes relatives à la propriété littéraire et artistique, y compris lorsqu’elles portent également sur une question connexe de concurrence déloyale, sont exclusivement portées devant des tribunaux de grande instance, déterminés par voie réglementaire ».
Un dispositif en tous points similaire était adopté pour les dessins et modèles (Art. L521-3-1 du CPI CPI), les marques (Art. L716-3 du CPI), les indications géographiques (Art. L722-8 du CPI), les brevets (Art. L615-17 du CPI), ainsi que pour les demandes relatives aux obtentions végétales (Art. L623-31 du CPI). Les développements qui suivent se concentreront surtout sur l’article L331-1 qui est celui que les personnes publiques sont les plus à même de rencontrer directement. Cependant, il n’est pas exclu que les autres articles soient également abordés au gré des décisions de justices commentées.
Concernant précisément l’article L331-1, l’amendement institue un bloc de compétences clair puisque, jusque-là, cet article disposait simplement que « toutes les contestations relatives à l’application des dispositions de la première partie du présent code qui relèvent des juridictions de l’ordre judiciaire sont exclusivement portées devant les tribunaux de grande instance, sans préjudice du droit pour la partie lésée de se pourvoir devant la juridiction répressive dans les termes du droit commun ». Le code prévoyait donc seulement que la violation des droits de propriété littéraire et artistique portée devant la juridiction judiciaire (excluant ainsi une partie des contentieux concernant des personnes publiques) l’était devant le seul tribunal de grande instance, dérogeant ainsi aux seuils de compétence respectifs des tribunaux d’instance et de grande instance définis par le Code de l’organisation judiciaire.
Cette disposition ne faisait pas partie de la proposition de loi initiale présentée par le député Jean-Luc Warsmann. Elle a en effet été adoptée en première lecture par la commission des lois du Sénat par voie d’amendement.
La lecture de la motivation de cet amendement, déposé par les sénateurs Béteille et Yung, est assez intéressante. Les deux sénateurs justifiaient ainsi le dépôt de cet amendement modifiant le CPI par les arguments suivants : « Cet amendement comporte plusieurs mesures d’amélioration de la qualité formelle du Code de la propriété intellectuelle (CPI). En particulier, il précise que l’arbitrage est possible dans tous les types de litiges de propriété intellectuelle alors qu’actuellement il n’est expressément prévu que pour les marques (art. L. 716-4) et les brevets (art. L. 615-17) ».
Si, pour les autres articles modifiés, l’amendement était de moindre portée et pouvait se justifier comme une mesure de clarification, le CPI prévoyant déjà un bloc de compétences au profit de la juridiction judiciaire, il est révolutionnaire concernant l’article L331-1.
Ainsi, alors que cet amendement instituait un bloc de compétences en matière de propriété littéraire et artistique au profit du juge judiciaire, les sénateurs présentaient ces dispositions comme de simples « mesures d’amélioration de la qualité formelle » du CPI, se concentrant exclusivement, dans cet exposé des motifs, sur le recours à l’arbitrage.
Cette motivation est, sur ce point, très contestable. Si la problématique de l’arbitrage, qui jusqu’alors était réservé à la gestion des marques et brevets, était importante, la constitution d’un bloc de compétences ne peut, en parallèle, pas être qualifiée de simple mesure d’amélioration formelle.
L’édification législative d’un bloc de compétences a toujours des conséquences sur la répartition des pouvoirs et est parfois assez délicate politiquement. Il suffit à ce titre de se rappeler des débats qui entourèrent la loi portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier (MURCEF, n°2001-1168) qui soumettait par exemple les contrats d’assurance au code des marchés publics, et, en conséquence, aux juridictions administratives, rompant ainsi avec une jurisprudence traditionnelle du Conseil d’État (CE, 12 octobre 1984, Chambre syndicale des agents généraux d’assurance des Hautes-Pyrénées Req n° 34671).
De deux choses l’une, soit les sénateurs, ce qui est assez étonnant, ignoraient l’impact que peut avoir l’édification d’un bloc de compétences au profit de l’un des deux ordres de juridictions, soit l’amendement avait justement pour objet de limiter les débats autour de ce bloc en présentant les dispositions comme de simples « modifications formelles ». Quoiqu’il en soit, il est certain que les difficultés créées par cet amendement, et qui seront esquissées ci-après, n’avaient pas toutes été anticipées.
L’amendement, adopté par la commission des lois au Sénat sera repris in extenso par les Députés sans qu’une ligne ne soit modifiée. Le texte final est donc similaire à celui déposé par les Sénateurs.
B) Une intégration rapide et logique dans la jurisprudence des conflits
Tirant les conséquences de cette modification, le Tribunal des Conflits a assez rapidement confirmé ce bloc de compétences.
Ainsi, par deux décisions rendues le 7 juillet 2014, le Tribunal a appliqué cette nouvelle répartition des tâches entre juridictions administratives et judiciaires en rappelant tout d’abord que « si la responsabilité qui peut incomber à l’État ou aux autres personnes morales de droit public en raison des dommages imputés à leurs services publics administratifs est soumise à un régime de droit public et relève en conséquence de la juridiction administrative, il en va autrement si la loi, par une disposition expresse, a dérogé à ces principes » (TC, 7 juillet 2014, Maison départementale des personnes handicapées de Meurthe-et-Moselle, déc. n°C3954 et TC, 7 juillet 2014, département de Meurthe-et-Moselle, déc.n°C3955).
La confrontation entre ce considérant de principe et la nouvelle rédaction de l’article L331-1 du CPI a donc logiquement abouti à ce que le Tribunal des Conflits conclue à la compétence de la juridiction judiciaire au motif « que par dérogation aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques, la recherche d’une responsabilité fondée sur la méconnaissance par ces dernières de droits en matière de propriété littéraire et artistique relève, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 17 mai 2011, de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire, sous réserve qu’une décision juridictionnelle ne soit pas déjà intervenue sur le fond devant les juridictions de l’ordre administratif » (première affaire n°C3954) et « bien que M. A...soit lié au département de Meurthe-et-Moselle par un contrat de cession de droits relevant du code des marchés publics, les litiges nés des actions dirigées contre cette personne publique au titre de son droit d’auteur relèvent de la compétence de la juridiction de l’ordre judiciaire » (seconde affaire, n°C3955).
Dans ces affaires, le requérant, photographe, avait signé avec le département de Meurthe-et-Moselle un contrat portant sur la cession des droits de reproduction et de diffusion de photographies. Estimant que le département et la maison départementale des personnes handicapées, qui est également une personne publique, avaient utilisé des clichés en méconnaissant ses droits d’auteur, le photographe avait engagé plusieurs actions à leur encontre devant la juridiction administrative. Le Conseil d’État avait alors renvoyé au Tribunal des Conflits le soin de se prononcer sur la juridiction compétente.
Ces décisions sont cohérentes et ne peuvent souffrir d’aucune contestation. Ainsi, la loi spéciale dérogeant au cadre général, il n’est pas étonnant que le Tribunal des Conflits impose cette répartition des compétences. Du reste, cette décision était attendue et est conforme à la jurisprudence de cette juridiction.
En effet, dès le 2 mai 2011, soit quelques jours avant la publication de la loi portant simplification et amélioration de la qualité du droit, le même tribunal rendait une décision similaire concernant la contestation de contrefaçons de dessins et modèles. Le Tribunal des Conflits indiquait que « si la responsabilité qui peut incomber à l’Etat ou aux autres personnes morales de droit public en raison des dommages imputés à leurs services publics administratifs est en principe soumise à un régime de droit public et relève en conséquence de la juridiction administrative, il résulte de l’article L. 521-3-1 du code de la propriété intellectuelle, selon lequel "Les actions civiles et les demandes relatives aux dessins et modèles sont exclusivement portées devant les tribunaux de grande instance [...]", que le législateur a entendu, par dérogation aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques, faire relever de la compétence des tribunaux de l’ordre judiciaire la recherche de la responsabilité des personnes morales de droit public en raison d’une contrefaçon de dessins et modèles qui leur serait imputée ; que, par suite, la mise en jeu de la responsabilité de la commune de Ouistreham en raison des fautes qu’elle aurait commises en installant, sur une dépendance de la voirie communale, des barrières et potelets en méconnaissance des droits que la Société industrielle d’équipements urbains détiendrait sur un modèle de barrière ressortit également à la compétence de la juridiction judiciaire » (TC, 2 mai 2011, Société industrielle d’équipements urbains c/Commune de Ouistreham, déc.n°C3770).
Outre la consécration de l’exclusive compétence judiciaire en matière de propriété littéraire et artistique, le Tribunal des Conflits se conforme, dans les deux premières décisions, à la jurisprudence du Conseil d’État (CE, 9 mars 1927, Req n° 77880, Rocheray, Rec. p.305) et de la Cour de cassation (C.Cass, 29 novembre 1993, avis n° 09-30014, Bull. n°17), selon laquelle les lois de compétence sont d’application immédiate, sauf lorsqu’une décision a été rendue sur le fond avant l’entrée en vigueur des dispositions nouvelles.
Le tribunal notait à ce titre qu’une décision rendue en matière de référé-provision n’était pas une décision de fond, hypothèse sur laquelle la doctrine a parfois été plus partagée [2]. Cependant la combinaison des articles L511-1, R541-1 et R541-6 du Code de justice administrative et de la jurisprudence du Conseil d’État relative au caractère provisoire des ordonnances de référés-provision (ex : CE, 2 juin 2004, société Hydro-Géo et la société Socotec , Req n°230729) semble aller dans le sens de la décision du Tribunal des Conflits. C’est donc assez logiquement que, dans l’affaire en cause, le Tribunal des Conflits indiqua que « si, à la date d’entrée en vigueur de cette loi, une ordonnance en référé avait déjà été rendue, elle n’avait pas le caractère d’une décision sur le fond ; que par suite, et en l’absence d’une telle décision, la responsabilité de la maison départementale des personnes handicapées de Meurthe-et-Moselle, liée à l’exploitation de photographies dont M. A... serait l’auteur, relève de la compétence de la juridiction de l’ordre judiciaire » (Affaire n°C3954).
Présentées comme telles, les deux décisions rendues en juillet 2014 semblent logiques et juridiquement incontestables. Il est vrai qu’en général, la fixation, par le législateur, d’un bloc de compétences au profit de l’un ou l’autre autre ordre de juridiction est apprécié par les praticiens puisqu’il permet de simplifier les procédures contentieuses et d’éviter de longues discussions sur la compétence juridictionnelle. Il n’en demeure pas moins que, si cette réforme et son intégration en jurisprudence doivent être saluées pour ces motifs, elle n’est pas sans poser quelques difficultés d’interprétation que les juridictions ont ou devront, à terme, lever.
II) les difficultés liées à ce bloc de compétences
Comme dit précédemment, l’édification de ce bloc de compétences doit être, à première lecture, salué. Il permet une plus grande clarté en la matière et prend mieux en compte la spécificité du droit de la propriété intellectuelle en privant (en partie) le juge administratif de droit de regard sur cette branche dont les paradigmes sont éminemment inspirés des prismes de réflexion du droit privé. Du reste, en confiant la compétence juridictionnelle en la matière à un ordre unique de juridiction, le législateur a rendu plus improbables les conflits de jurisprudences qui auraient pu opposer, malgré le dialogue des juges, les juridictions administratives et judiciaires.
Cependant, cette réforme et son intégration en jurisprudence ne sont pas non plus sans poser de problèmes. En effet, elle entre clairement en conflit avec des blocs de compétences pré-existants au profit du juge administratif (A) et pose d’autres questions relatives à la pratique contractuelle et contentieuse (B).
A) L’intégration d’une réforme… « bloc contre bloc ».
Cette réforme, avec tous les avantages que l’on peut y voir, a pour conséquences de remettre en cause des blocs de compétences plus anciens que la loi ou la jurisprudence avaient ouverts au profit du juge administratif, les transformant alors en blocs « subsidiaires », la loi de 2011 semblant primer sur toute autre considération.
Ainsi en va-t-il du bloc de compétences dévolu par la loi au juge administratif en matière de marchés publics. Avant la loi MURCEF, la répartition des compétences en la matière était douteuse, le juge administratif faisant par exemple échapper à son office, comme dit précédemment, les contrats passés par les personnes publiques en matière d’assurance ; et ce, au motif que « Le code des assurances soumet les contrats d’assurance, en raison de leur nature, à un régime propre qui a pour effet de les exclure du champ d’application du code des marchés publics » (CE, 12 octobre 1984, Chambre syndicale des agents généraux d’assurance des Hautes-Pyrénées pré-cité).
Plus globalement, le Tribunal des Conflits considérait, avant l’intervention de la loi MURCEF, que la circonstance que la passation d’un contrat soit soumise, en raison de son montant, au code des marchés publics « ne saurait lui conférer, à elle seule, le caractère de contrat administratif, alors qu’il ne faisait pas participer la personne privée cocontractante à l’exécution du service public et ne comportait aucune clause exorbitante du droit commun ». Pour déterminer la juridiction compétente, le Tribunal des Conflits appliquaient donc toujours les critères du service public et de la clause exorbitante (ex TC, 5 juillet 1999, Commune de Sauve c. Société Gestetner, déc. N°3142).
Pour mettre un terme à ces hésitations, le législateur a intégré à l’article 2 de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier (MURCEF) une disposition selon laquelle « les marchés passés en application du code des marchés publics ont le caractère de contrats administratifs ». L’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics reprend cette qualification à son article 3.
Ce faisant, le législateur voulait rompre avec la jurisprudence antérieure, confuse, qui faisait varier la qualification publique ou privée du contrat, et donc la compétence juridictionnelle, au gré de l’analyse des critères traditionnels du contrat administratif.
Or, on assiste bien à un « conflit de blocs » puisque la compétence juridictionnelle en matière de marchés publics, qui échoit au juge administratif, est concurrencée par la compétence judiciaire en matière de propriété intellectuelle.
Cette hypothèse, évoquée dans les deux affaires précédemment citée, a été plus finement étudiée par la cour administrative d’appel de Bordeaux dans un arrêt rendu en juillet 2016. Dans cette affaire, une commune avait confié à une association la conception, la création, la coordination et la réalisation d’un spectacle retraçant la vie quotidienne au Ier siècle après Jésus-Christ. Ce contrat était soumis au Code des marchés publics. A la suite du spectacle, un litige s’est fait jour entre les parties à la convention, concernant la propriété et la disposition d’un ensemble de matériels, fournitures et décors de spectacles acquis par l’association organisatrice. La commune refusait en effet de lui restituer ces éléments. Par jugement en date du 25 février 2015, le tribunal administratif de Bordeaux avait alors condamné la commune à verser à cette association une indemnité de 10 000 euros et lui avait enjoint de lui restituer le matériel acquis pour la réalisation du spectacle.
La Commune avait alors interjeté appel de cette condamnation. Par un arrêt du 12 juillet 2016, la cour administrative d’appel de Bordeaux lui donne raison, dans la suite logique de la jurisprudence du Tribunal des Conflits, en retenant qu’« il résulte des dispositions de l’article L. 331-1 du Code de la propriété littéraire et artistique, dans leur rédaction issue de l’article 196 de la loi du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit que, par dérogation aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques et à la règle énoncée par l’article 2 de la loi du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier selon laquelle les marchés publics ont le caractère de contrats administratifs de sorte que les litiges nés de leur exécution ou de leur rupture relèvent de la compétence du juge administratif, la recherche d’une responsabilité des personnes publiques fondée sur la méconnaissance par ces dernières de droits en matière de propriété littéraire et artistique relève de la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire ».
Appliquant ce régime aux faits de l’espèce, la CAA considère que « eu égard à son objet et dès lors qu’elle est fondée sur les conséquences à tirer de son droit de propriété littéraire et artistique, la recherche de la responsabilité de la commune de Castelculier par l’association Le Créacteur à raison de la conservation de matériels, fournitures et décors de spectacles acquis par l’association pour la réalisation d’un spectacle ne peut être engagée que devant la juridiction judiciaire. Par suite, et bien que l’association Le Créacteur soit liée à la commune de Castelculier par un marché de services relevant du code des marchés publics, c’est à tort que le tribunal administratif de Bordeaux a estimé qu’il était compétent pour connaître du litige et son jugement doit, dès lors, être annulé ». (CAA Bordeaux, CAA Bordeaux, 12 juillet 2016, commune de Castelculier, Req n°15BX01357).
Il convient donc de s’interroger sur le raisonnement suivi par la cour et, avant elle, par le Tribunal des Conflits dès lors que s’achoppent, dans ces affaires, deux blocs de compétences édifiés par la loi... et donc de valeur égale. Pour dépasser ce conflit apparent, les juridictions ont fait application du principe selon lequel la loi spéciale déroge à la loi générale. En effet, le fondement juridique de la dérogation à la compétence du juge administratif repose sur le fait que l’article L331-1 du CPI, de valeur égale à la loi MURCEF et à l’ordonnance de 2016 sur les marchés publics, est un texte spécial par rapport à cette dernière. En conséquence, le texte spécial de même valeur primant sur le texte général, les juridictions confient cette compétence au juge judiciaire.
Logique, a priori, cette jurisprudence ne sera pas sans poser de problèmes pratiques lorsque les contentieux de la propriété littéraire et artistiques et des marchés publics sont imbriqués de manière forte. Cette position jurisprudentielle n’a ainsi pas livré tous ses mystères et les difficultés ne manqueront pas d’arriver par la suite.
Autre bloc de compétences remis en cause, celui du contentieux de la fonction publique.
Traditionnellement, le contentieux de la fonction publique est tout entier dévolu à la juridiction administrative. Quelques rares exceptions survivent encore à ce principe, notamment lorsque les fonctionnaires en question sont détachés ou mis à disposition auprès d’organismes de droit privé, même si ceux-ci sont investis d’une mission de service public et bénéficie de financements publics, ou auprès d’un établissement public industriel et commercial. Dans ces cas, en effet, et à condition que les litiges en questions ne concernent pas la situation statutaire des agents concernés, la juridiction judiciaire est compétente (ex : TC, 24 juin 1996, Préfet du Lot et Garonne, déc. N°03031 ; pour le cas d’un EPIC : CE, 18 mars 2005, Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, Req n°265143).
Il en va de même concernant tous les agents publics, quel que soit leur statut, sauf disposition législative contraire, en application de la jurisprudence Berkani (TC, 25 novembre 1996, préfet de la région Rhône-Alpes, préfet du Rhône, déc. N°03000).
Or, dans certains cas, il arrive que les litiges opposant les employeurs publics à leurs agents trouvent leur source dans la rémunération de certains droits de propriété intellectuelle en cas de valorisation d’invention. Ainsi en va-t-il notamment concernant les chercheurs et enseignants-chercheurs officiant dans les organismes publics de recherche ou les universités. L’article R611-14-1 du CPI prévoit en effet, à leur profit, une prime d’intéressement en application de l’article L611-7 du même code.
Ce cas a été récemment soumis au Tribunal des Conflits. Un chercheur du CNRS avait sollicité de l’établissement la communication des documents lui permettant de vérifier les modes de calculs et l’assiette de sa prime d’intéressement. Les éléments transmis lui étant insuffisants, le chercheur a saisi le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris pour obtenir la désignation d’un expert aux fins de faire les comptes entre les parties, après production par le CNRS, au besoin sous astreinte, des documents nécessaires à l’accomplissement de sa mission. Le préfet de la région d’Ile-de-France, préfet de Paris, a alors présenté un déclinatoire de compétence, qui a été rejeté par ordonnance de référé du 7 décembre 2015. Le préfet a, en conséquence, élevé le conflit par arrêté du 30 décembre 2015.
Dans cette affaire, le Tribunal des Conflits, en pleine conformité avec la ligne jurisprudentielle précédemment décrite, a considéré « qu’il résulte [du code de la propriété intellectuelle] que le contentieux relatif à la rémunération supplémentaire des inventions des fonctionnaires ou agents publics de l’État et de ses établissements publics relève de la compétence de la juridiction judiciaire, [...] et sauf à renvoyer à la juridiction administrative, par voie de question préjudicielle, l’appréciation de la légalité d’un acte administratif dont dépendrait la solution du litige, lorsque la question soulève une difficulté sérieuse et qu’il n’apparaît pas manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal » et qu’en conséquence « la mesure d’instruction sollicitée [ayant] pour objet d’obtenir la production des éléments susceptibles d’établir le montant des primes d’intéressement dues à M.A..., en sa qualité d’inventeur ou de co-inventeur des brevets dont le CNRS est titulaire [et, qu’en conséquence] un tel litige relève de la compétence de la juridiction judiciaire » (TC, 11 avril 2016, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) Déc. n°C4049).
Certes, cette décision n’est pas novatrice, puisque, non seulement elle s’inscrit dans le mouvement jurisprudentiel décrit dans cet article, mais en plus, elle est prise sur le fondement de l’article L615-17 qui, lui, a simplement été « clarifié » par la loi du 17 mai 2011.
Il n’est cependant pas sans poser plusieurs problèmes, puisqu’il bouscule le bloc de compétences traditionnel du juge administratif en ce qui concerne les litiges entre les personnes publiques et leurs agents.
Plus encore que les difficultés théoriques vues dans cette partie, cette décision, comme l’ensemble du dispositif décrit, peut poser de réelles difficultés pour les praticiens, tant en termes contractuels que contentieux.
B) Un bloc de compétences aux implications contentieuses et contractuelles hasardeuses.
Une même décision de justice peut avoir à la fois des conséquences théoriques et pratiques difficilement prévisibles à l’origine. Ainsi, la décision concernant le CNRS ouvre un champ de réflexion relatif à la communicabilité des documents administratifs… dépendant, elle, de la juridiction administrative…
En effet, dans cette affaire, le requérant cherchait à connaître les modalités de calcul de sa prime d’intéressement liée à la propriété intellectuelle. Or, dans l’hypothèse où ces modalités seraient fixées par un document administratif et que le requérant en demande la communication, il devra se soumettre aux modalités fixées par les articles L311-1 et suivants du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA). On voit donc bien les conséquences contentieuses que peut avoir ce bloc de compétences puisque, en fonction de la demande, la juridiction judiciaire pourra, au moins temporairement, être exclue du dispositif portant sur la propriété intellectuelle. Ce cas est cependant aisé à dépasser dans la mesure où le droit à la communication des documents administratifs est relativement connu et aisément praticable.
Cependant, une hypothèse plus délicate peut se faire jour quant à cette question lorsque le conflit porte, en matière de propriété intellectuelle (en l’occurrence les brevets), sur la communication d’éléments dont certains sont précisés par des documents administratifs. Dans ce cas, en application strict du droit à la communication, la juridiction judiciaire pourrait n’être que partiellement compétente au profit de la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) et donc, in fine, de la juridiction administrative pour la partie « communication de documents ».
Dans cette hypothèse, la juridiction judiciaire mettra-t-elle en avant ses pouvoirs de nomination d’un expert sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile ? Rejettera-t-elle partiellement sa compétence au profit de la « procédure CADA » pour la partie de la demande concernant l’accès aux documents administratifs ? On le voit, ce cas d’espèce n’est pas sans poser de nombreuses questions et les requérants pourraient, malgré tout l’intérêt que peut constituer la constitution d’un bloc de compétences au profit de la juridiction judiciaire, éprouver des difficultés quant à l’organisation de leurs démarches contentieuses.
Le Tribunal des Conflits a également été conduit, sur le fondement de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor an III, à adopter une jurisprudence pour le moins « acrobatique » concernant les marchés d’architecture dans sa décision du 5 septembre 2016.
Dans cette affaire très médiatique, le titulaire du marché de maîtrise d’œuvre pour la conception et la réalisation du bâtiment abritant la Philharmonie de Paris estimait que le maître d’ouvrage avait altéré son œuvre d’architecte au point de la dénaturer. L’architecte l’avait alors fait citer devant le tribunal de grande instance de Paris, afin que celui-ci condamne la Philharmonie, sous astreinte, à faire exécuter tous travaux nécessaires à la remise en état de l’œuvre. Le 16 avril 2015, le tribunal de grande instance avait rejeté sa demande. L’architecte avait alors formé appel et, logiquement, le préfet de la région Ile-de-France avait présenté un déclinatoire de compétence soutenant que la juridiction administrative était seule compétente pour statuer sur une demande tendant à ce que soient ordonnés des travaux sur l’immeuble en cause. La cour d’appel de Paris a, par un arrêt du 12 avril 2016, rejeté son déclinatoire. Le préfet a donc décidé d’élever le positif devant le Tribunal des Conflits.
Saisi, le Tribunal des Conflit, en toute logique avec la construction jurisprudentielle décrite ici, commence par rappeler que « les dispositions de l’article L331-1 du CPI] réservent aux tribunaux de grande instance la connaissance des litiges qu’elles mentionnent, en dérogeant, le cas échéant, aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques ». Néanmoins, il précise immédiatement que ces dispositions « ne sauraient être interprétées comme donnant compétence aux juridictions de l’ordre judiciaire pour ordonner des mesures de nature à porter atteinte, sous quelque forme que ce soit, à l’intégrité d’un ouvrage public ».
Le Tribunal des Conflits en déduit que « si le tribunal de grande instance est saisi d’une demande tendant à ce qu’une atteinte au droit moral d’un architecte soit réparée par l’exécution de travaux sur un ouvrage public, il lui incombe de statuer sur l’existence de l’atteinte et du préjudice allégués, mais il doit se déclarer incompétent pour ordonner la réalisation de travaux sur l’ouvrage ». A contrario, il indique que « dans l’hypothèse où le juge administratif serait directement saisi d’une demande de travaux sur un ouvrage public fondée sur l’existence d’une atteinte au droit moral, il
lui incomberait de ne statuer qu’après la décision du tribunal de grande instance compétent, saisi à titre préjudiciel, sur l’existence de l’atteinte et du préjudice allégués ». (TC, 5 septembre 2016, Association philharmonique de Paris, Déc. n°C4069).
En d’autres termes, le Tribunal des Conflits indique que seules les juridictions judiciaires peuvent statuer sur la réalité de l’atteinte aux droits d’auteur, et plus généralement aux droits de propriété intellectuelle. Elles ne peuvent, en revanche, au nom du principe de séparation des pouvoirs, contraindre l’administration à « corriger » ces atteintes en la forçant à réaliser des travaux. En conséquence, la juridiction judiciaire peut constater l’atteinte aux droits de propriété littéraire et artistique et peut prononcer une mesure d’indemnisation mais ne saurait contraindre la personne publique à réparer cette atteinte par l’injonction de procéder à des travaux. Une telle prétention devra donc être rejetée par cette juridiction. Néanmoins, fort de ce jugement, la « victime » de l’atteinte aux droits de PI pourrait être tentée de saisir le tribunal administratif pour que celui-ci, seul compétent pour ce faire, enjoigne à la personne publique de procéder aux travaux nécessaires à sa correction.
A contrario, si le tribunal administratif est directement saisi, il lui revient de surseoir à statuer et de demander à la juridiction judiciaire, par la voie d’une question préjudicielle, de se prononcer sur l’existence d’une atteinte aux droits d’auteur puis, si le tribunal de grande instance conclut à cette violation, d’enjoindre l’administration à procéder aux travaux nécessaires. Il est à noter que cette possibilité de renvoi préjudiciel n’est pas ouverte au tribunal de grande instance dans la mesure où celui-ci ne peut jamais prononcer d’injonction à l’administration dans cette matière.
La lecture croisée de cette décision et de celle rendue par la cour administrative d’appel de Bordeaux citée ci-dessus nous apprend aussi que, potentiellement, sa position pourrait être censurée à l’avenir dans la mesure où la cour a tout bonnement rejeté les prétentions de l’association demanderesse comme étant portées devant une juridiction incompétente pour en connaître. En application de la décision du Tribunal des Conflits, il lui appartenait en effet, concernant exclusivement la demande d’injonction de rendre le matériel, d’interroger le tribunal de grande instance compétent afin qu’il détermine l’existence ou non d’une atteinte aux droits de propriété littéraire et artistique ; ce qu’elle n’a pas fait. A l’avenir, cette position s’imposera, la Cour ayant rendu son arrêt avant la décision du Tribunal des Conflits.
On voit donc, dans cette construction jurisprudentielle très logique d’un point de vue juridique, de grandes difficultés contentieuses à venir. En effet, il reviendra au requérant de saisir deux ordres de juridictions différents et d’éventuellement épuiser toutes les voies de recours dans ces deux ordres. Les futurs contentieux risquent d’être très complexes, longs et coûteux, tant pour les titulaires de droit de propriété intellectuelle que pour les personnes publiques.
Néanmoins, une bonne stratégie contentieuse pourrait être, dans de pareils cas, de saisir la juridiction administrative quoiqu’il arrive, tout en demandant à celle-ci de renvoyer au juge judiciaire le soin de déterminer l’existence, la nature et l’étendue de l’atteinte au droit d’auteur. Les différents blocs de compétences rappelés par le Tribunal des Conflits seraient ainsi respectés et les juges, dans le cadre de leur office, pourrait se prononcer sans craindre l’irrecevabilité. Il n’en demeure pas moins que le système mis au point par le Tribunal des Conflits, malgré le caractère didactique de la décision commentée, est difficilement lisible pour les requérants. Des obstacles sont à donc prévoir sur ce genre de contentieux
Outre les conséquences contentieuses esquissées ici, l’avènement d’un bloc de compétences peut avoir des conséquences contractuelles délicates. Un seul exemple sera ici évoqué.
Devant les juridictions judiciaires, l’article 48 du Code de procédure civile dispose clairement que « Toute clause qui, directement ou indirectement, déroge aux règles de compétence territoriale est réputée non écrite à moins qu’elle n’ait été convenue entre des personnes ayant toutes contracté en qualité de commerçant[...] ». Or, les personnes publiques n’ont pas la qualité de commerçants.
A contrario, l’article R312-2 du Code de justice administrative (CJA) prévoit que « Sauf en matière de marchés, contrats ou concessions, la compétence territoriale ne peut faire l’objet de dérogations, même par voie d’élection de domicile ou d’accords entre les parties ». Les cocontractants sont donc autorisées par le CJA à déterminer conjointement la compétence territoriale de la juridiction administrative qui sera saisie. De même, l’article R312-11 du même code prévoit, en matière de contrats et marchés publics, que « si l’intérêt public ne s’y oppose pas, les parties peuvent, soit dans le contrat primitif, soit dans un avenant antérieur à la naissance du litige, convenir que leurs différends seront soumis à un tribunal administratif autre que celui qui serait compétent en vertu des dispositions de l’alinéa précédent ».
Cette incompatibilité de principe entre les deux textes de procédure, tous deux d’un niveau réglementaire, pose, au vu de la jurisprudence développée dans cet article, des difficultés dans la phase de négociation contractuelle. La pratique nous apprend en effet que les personnes publiques souhaitent généralement prévoir des clauses attributives de compétences juridictionnelles. Ces clauses seront rendues impossibles pour certains contrats ou marchés publics si ceux-ci portent en eux des clauses relatives à la propriété intellectuelle…
La négociation contractuelle pourrait cependant aboutir à une solution mixte prévoyant une compétence territoriale de principe limitée aux litiges portées devant la juridiction administrative ; les litiges de propriétés intellectuelles restant portés devant les juridictions judiciaires en fonction de leur compétence territoriales définies par le code de procédure civile et le code de l’organisation judiciaire, et en raison de leur compétence matérielle, en application du code de la propriété intellectuel tel qu’interprété par la jurisprudence du Tribunal des Conflits.
La constitution d’un tel bloc est globalement à saluer car elle est de nature à simplifier la pratique contentieuse. La jurisprudence du Tribunal des Conflits, en intégrant cette dérogation à la répartition traditionnelle des compétences juridictionnelles, a tenté d’en esquisser les contours avec pédagogie en explicitant clairement les champs d’interventions respectifs des juridictions administratives et judiciaires lorsque propriété intellectuelle et injonctions s’entrecroisent.
Ce faisant, le Tribunal des Conflits et la jurisprudence à venir du Conseil d’État et de la Cour de cassation devront indiscutablement persévérer sur la voie de la pédagogie pour lever les interrogations qui persistent sur la création d’un tel bloc qui ne prend pas en compte l’intégralité des situations existantes, notamment lorsque des personnes publiques y sont parties.