Référé-contrefaçon et compétence : l’efficacité plutôt que la spécialisation.

Par Jérémie Leroy-Ringuet et Anne Messas, Avocats.

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Explorer : # référé-contrefaçon # compétence judiciaire # propriété intellectuelle # mesures provisoires

La CJUE vient de dire pour droit que les tribunaux nationaux non spécialement désignés pour connaître des actions en matière de dessins et modèles communautaires sont néanmoins compétents pour connaître des demandes de mesures provisoires et conservatoires fondées sur un titre européen. En la matière, la compétence du TGI de Paris n’est donc pas exclusive. La solution est sans aucun doute applicable aux marques.

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Dans un arrêt C-678/18 du 21 novembre 2019, la CJUE a jugé à titre préjudiciel que « l’article 90, paragraphe 1, du règlement (CE) no 6/2002 du Conseil, du 12 décembre 2001, sur les dessins ou modèles communautaires, doit être interprété en ce sens qu’il prévoit que les tribunaux des États membres compétents pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires à propos d’un dessin ou modèle national sont également compétents pour ordonner de telles mesures à propos d’un dessin ou modèle communautaire ».

La question préjudicielle avait été posée par la cour de cassation néerlandaise. Cette question n’avait, d’ailleurs, de préjudicielle que le nom puisque l’affaire était déjà réglée et que le pourvoi en cassation n’avait été formé que « dans l’intérêt de la loi ». Dans cette espèce, le juge des référés du tribunal de première instance d’Amsterdam avait retenu sa compétence, contestée par le défendeur, pour interdire à titre provisoire la commercialisation de produits contrefaisants un modèle communautaire. Selon ce juge, l’article d’une loi nationale spécifiant que les actions en contrefaçon de modèle communautaire « relèvent, en première instance, de la compétence exclusive du tribunal de La Haye et, en référé, de la compétence exclusive du juge des référés dudit tribunal » n’excluait pas la compétence du tribunal d’Amsterdam qui restait capable de formuler une interdiction de commercialisation limitée au territoire des Pays-Bas.

La Cour du Kirchberg valide le raisonnement du juge de première instance et reprend celui de l’avocat général Campos Sanchez-Bordona (conclusions du 18 septembre 2019). Elle considère que l’article 90, alinéa 1er du règlement sur les dessins et modèles communautaires (RDMC) prévoit explicitement la compétence des juridictions nationales autres que les tribunaux des dessins et modèles communautaires pour connaître des demandes de mesures provisoires et conservatoires, à condition, bien sûr, que le droit national déclare ces autres juridictions compétentes ratione materiae. Rappelons, en effet, que le droit européen a imposé aux États membres la désignation d’un nombre restreint de juridictions compétentes à titre exclusif en matière d’action en contrefaçon de marques, dessins et modèles européens (et de demande reconventionnelle en déchéance et en annulation de ces titres) afin d’accroître la spécialisation des juges et de « contribuer à une interprétation uniforme » du droit de l’Union (point 40 de l’arrêt). Les tribunaux des marques de l’Union européenne et les tribunaux des dessins et modèles communautaires sont ainsi décrits comme étant des tribunaux « spécialisés », même si d’autres tribunaux nationaux restent compétents et continuent à développer une expertise en droit national de la propriété intellectuelle.

Cet alinéa premier de l’article 90 énonce donc que « les mesures provisoires et conservatoires prévues par la loi d’un État membre à propos des dessins ou modèles nationaux peuvent être demandées, à propos d’un dessin ou modèle communautaire, aux autorités judiciaires, y compris les tribunaux des dessins ou modèles communautaires de cet État, même si en vertu du présent règlement une juridiction des dessins ou modèles communautaires d’un autre État membre est compétente pour connaître du fond ».

Il en résulte que, si le tribunal de La Haye est seul compétent pour connaître d’une action au fond en contrefaçon de modèle communautaire aux Pays-Bas, le tribunal d’Amsterdam, compétent en matière de modèles Benelux, l’est de façon partagée avec celui de La Haye pour les mesures provisoires et conservatoires menées sur le fondement de modèles communautaires.
En France, le même raisonnement amène à la conclusion que, si le TGI de Paris est seul compétent, en tant que tribunal des dessins et modèles communautaires, pour connaître au fond des actions en contrefaçon portant atteinte à ces droits, les titulaires de dessins ou modèles communautaires peuvent faire valoir leurs droits en référé non seulement devant celui de Paris mais aussi devant ceux de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nanterre, Nancy, Rennes et Fort-de-France (limitativement énumérés par le décret n°2009-1205), à charge pour eux, ensuite, d’agir au fond devant le TGI de Paris dans le délai fixé à l’article R. 521-1 du CPI.

La Cour explique que ce partage de compétence est justifié par l’objectif d’efficacité invoqué au considérant 29 du RDMC : « il est essentiel que l’exercice des droits conférés par un dessin ou modèle communautaire puisse être garanti d’une manière efficace sur tout le territoire de la Communauté ». La « proximité » géographique des tribunaux compétents pour les titres nationaux garantit cette efficacité en matière de mesures provisoires et conservatoires. Les impératifs de proximité et d’efficacité prévalent sur l’objectif de spécialisation résultant de l’obligation de désigner « un nombre aussi limité que possible » de tribunaux des dessins et modèles communautaires (article 80 du RDMC).

Un autre motif développé par la CJUE est que l’effet des mesures provisoires et conservatoires « est, par nature, limité dans le temps » et « ne saurait préjuger de l’issue de l’action en contrefaçon ou en nullité engagée au fond, qui relève de la compétence exclusive des tribunaux des dessins et modèles communautaires » (point 43). Ainsi, le fait que le juge des référés d’un tribunal non « spécialisé » prononce une mesure provisoire dans une ordonnance n’ayant pas l’autorité de chose jugée est une limitation acceptable apportée à la compétence exclusive des tribunaux « spécialisés » qui pourront, eux, prononcer au fond des interdictions définitives (à charge d’appel), ayant l’autorité de chose jugée et prenant effet sur l’ensemble du territoire de l’UE.

La Cour, n’étant pas saisie par la question préjudicielle de l’interprétation de l’alinéa 3 de l’article 90, ne se prononce pas sur la question de l’imperium de ce tribunal d’Amsterdam mais l’avocat général avait affirmé dans ses conclusions que le tribunal national non compétent au fond mais compétent en référé ne peut prononcer d’interdiction de commercialisation (ou toute autre mesure) que pour le territoire national en question. Ainsi, le demandeur qui formulerait des demandes de référé-contrefaçon sur la base d’un modèle communautaire devant le TGI de Bordeaux ou de Rennes ne pourrait obtenir l’interdiction de commercialisation des produits contrefaisants qu’en France : « si l’intéressé choisit d’adresser cette demande à des tribunaux nationaux autres que les tribunaux spécialisés, les effets des mesures conservatoires adoptées par ceux-ci sont circonscrits à l’État membre concerné » (conclusions, point 68).

En effet, l’alinéa 3 de l’article 90 du RDMC dispose qu’un « tribunal des dessins ou modèles communautaires dont la compétence est fondée sur l’article 82, paragraphes 1, 2, 3 ou 4, est compétent pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires qui, sous réserve de toute procédure requise aux fins de la reconnaissance et de l’exécution conformément au titre III de la convention d’exécution, sont applicables sur le territoire de tout État membre. Cette compétence n’appartient à aucune autre juridiction ». Et l’avocat général de remarquer que, si les tribunaux des dessins et modèles communautaires étaient seuls compétents en référé-contrefaçon, cette dernière précision n’aurait aucun sens : c’est bien parce qu’il y a compétence partagée en matière de mesures provisoires et conservatoires que le RDMC précise que seul les tribunaux « spécialisés » peuvent imposer des mesures portant sur l’ensemble du territoire de l’Union.

L’enseignement majeur de cet arrêt est donc que les demandeurs n’ont aucune obligation de saisir le TGI de Paris d’une action en référé-contrefaçon fondée sur l’article L. 521-6 du CPI mais qu’ils ont le choix, qualifié de « généreux » par l’avocat général, d’aller devant le juge des référés du tribunal territorialement compétent dans la liste rappelée supra. L’inconvénient étant que les mesures d’interdiction recherchées ne pourront concerner que le territoire national et non celui de l’Union dans sa totalité.

Bien que l’impératif d’efficacité présenté au considérant 9 du règlement n°6/2002 ne soit pas repris dans le règlement n°2017/1001, la solution dégagée par la CJUE nous parait sans doute transposable au droit des marques de l’Union européenne dans la mesure où les dispositions de l’article 90 du RDMC sont reprises à l’article 131 du RMUE. L’article L. 716-6 du CPI devrait pouvoir être utilisé, par exemple par le titulaire lyonnais d’une marque de l’Union européenne, contre des actes de contrefaçon en ligne, devant le juge des référés du TGI de Lyon avant de saisir obligatoirement celui de Paris de l’action au fond, dans les délais prévus par l’article R. 716-1 du CPI.

Notons enfin que, selon nous, ces « mesures provisoires et conservatoires » ne comprennent pas les saisies-contrefaçon qui doivent toujours, quand elles sont fondées sur un titre européen, être demandées devant le juge des requêtes du TGI de Paris. Il s’agit en effet d’une mesure « probatoire » et non conservatoire, comme le précise le CPI qui distingue dans des sections séparées les mesures provisoires et conservatoires (référé-contrefaçon) des mesures probatoires (saisie-contrefaçon). C’est également ce que reconnaît la jurisprudence et la doctrine [1], malgré un arrêt de la cour de cassation du 14 mars 2018 (n°16-19731) qui considère les mesures in futurum de l’article 145 comme des mesures provisoires ou conservatoires au sens du règlement Bruxelles I bis [2]. Le débat existe d’autant moins que l’article R. 716-2 du CPI énonce en son premier alinéa que « la saisie, descriptive ou réelle, prévue à l’article L. 716-7 est ordonnée par le président du tribunal de grande instance compétent pour connaître du fond ».

Jérémie Leroy-Ringuet, avocat au barreau de Paris

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Notes de l'article:

[1Voir CA Aix-en-Provence, 10 décembre 1998, RG n°97/9655. Contra : TGI Lille, 4 juin 1980

[2Voir Pierre FENG et Héloïse MEUR, « Quand le probatoire se mue en provisoire et conservatoire ou la surprenante métamorphose du référé-expertise de l’article 145 du CPC », LPA 8 juin 2018, n°136x7, p.12

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