Les militaires et les juristes émérites se souviennent que le nom de M. Robert Badinter, garde des Sceaux, est attaché à une réforme profonde de la Justice militaire, qui a vu disparaître les juridictions spécifiquement militaires en temps de paix.
Le dernier acte a été joué le 1er janvier 2012 avec la disparition du Tribunal aux armées, dont les compétences ont été dévolues au Tribunal de grande instance de Paris.
Toutefois, une règle procédurale a été maintenue et même renforcée. Il s’agit de celle qui impose au Parquet de recueillir l’avis du Ministre de la défense avant toute poursuite d’un militaire soupçonné d’avoir commis un crime ou un délit dans l’exercice de ses fonctions, hors cas de flagrance.
En cas d’omission de recueillir cet avis du Ministre, les procédures sont annulées. Et ces annulations ne manquent pas de soulever de grandes difficultés pour …les victimes.
Les bonnes intentions qui ont pavé l’enfer.
Dans le cadre des débats parlementaires ayant entouré l’adoption de la loi n° 82-621 du 21 juillet 1982, relative à l’instruction et au jugement des infractions en matière militaire et de sûreté de l’Etat, le Garde des Sceaux d’alors, Monsieur Robert BADINTER avait estimé qu’il apparaissait nécessaire, lorsque des poursuites pénales étaient envisagées à l’encontre d’un militaire, que l’autorité militaire éclaire le Parquet et fasse valoir son point de vue quant aux suites à donner à la procédure.
Selon lui, l’une des justifications majeures de ce régime dérogatoire était d’instaurer un « échange [permettant] à l’autorité militaire d’être informée des faits reprochés et de tenir compte de l’exercice éventuel des poursuites pénales. En effet, ces éléments sont susceptibles d’avoir une incidence sur la manière de servir, la disponibilité et la capacité opérationnelle du militaire, surtout s’il s’agit d’un professionnel. L’avis permet également à l’autorité militaire de faire connaître son analyse des faits reprochés et de présenter les données relatives, d’une part aux contraintes de la mission militaire, d’autre part, à la personnalité du militaire concerné (…) ». [1]
C’est en ce sens qu’a été inséré, au sein du Code de procédure pénale, un article 698-1 prévoyant en son alinéa 1er que « (…) l’action publique est mise en mouvement par le procureur de la République territorialement compétent, qui apprécie la suite à donner aux frais portés à sa connaissance, notamment par la dénonciation du ministre chargé de la défense ou de l’autorité militaire habilitée par lui. A défaut de cette dénonciation, le procureur de la République doit demander préalablement à tout acte de poursuite, sauf en cas de crime ou de délit flagrant, l’avis du ministre chargé de la défense ou de l’autorité militaire habilitée par lui (…) ». [2]
Le renforcement du caractère obligatoire de l’avis du Ministre de la Défense
En application de l’article 698-1 du Code de procédure pénale, par la suite modifié par la loi n°92-1336 du 16 décembre 1992 [3], lorsqu’un militaire commet une infraction dans l’exercice du service, il se trouve dès lors soumis à une procédure dérogatoire.
Le principe est donc celui de la dénonciation par l’Institution militaire. Faute de dénonciation, lorsque le Ministère public a connaissance d’une infraction mettant éventuellement en cause un militaire, il est alors impérativement tenu de solliciter l’avis du Ministre de la Défense ou de toute autorité militaire habilitée par lui, avant de pouvoir mettre en œuvre l’action publique.
La loi n°2011-1862 du 13 décembre 2011 [4], en son article 34, est venue compléter le premier alinéa de l’article 698-1 et a élargi le champ de compétence de celui-ci à trois cas supplémentaires : en cas de réquisitoire contre personne non dénommée, en cas de réquisitoire supplétif, consécutif à des révélations en cours d’instruction de faits nouveaux pouvant être reprochés à un militaire, en cas de réquisitions faisant suite à une plainte avec constitution de partie civile (voir en ce sens la Circulaire du 15 avril 2014 présentant les dispositions des lois n°2011-1862 du 13 décembre 2011 et n°2013-1168 du 18 décembre 2013 relatives aux affaires militaires [5] ).
« Summum jus, summa injuria » : la sanction de nullité s’exerce au détriment de la partie lésée, plaignante ou partie civile. [6]
Lorsque le Parquet demande l’avis du Ministre de la Défense ou de toute autorité militaire habilitée par lui, ce dernier dispose d’un délai d’un mois pour y répondre.
L’avis rendu par l’autorité militaire doit être écrit et sera intégré au dossier de la procédure pénale.
Mais en réalité, l’obligation juridique porte sur la demande d’avis et non sur son contenu.
Or, l’article 698-1 du Code de procédure pénale sanctionne l’absence de demande d’avis d’une nullité de la procédure.
Les conséquences de ce régime dérogatoire peuvent dès lors être dramatiques pour la partie lésée poursuivante, victime d’une infraction commise par un militaire dans l’exercice de ses fonctions.
En effet non seulement son action et dès lors l’action publique se trouvent conditionnées par des diligences qu’en l’état seul le Parquet peut accomplir, mais, au-delà, si le parquet est défaillant et omet de solliciter ledit avis, la procédure menée sera entachée de nullité.
La victime d’une infraction commise par un militaire dans l’exercice de ses fonctions (hors flagrance) n’est donc pas protégée. Elle voit son sort soumis au bon vouloir du Ministère Public, à ses diligences et surtout… à ses négligences.
Cette situation est d’autant plus problématique qu’elle crée un déséquilibre manifeste entre les parties au procès et devant la loi.
En effet, la victime d’agissements commis par un militaire dans l’exercice de son service, se trouve placée dans une position différente de celle de la victime d’agissements du même type commis par un personnel dit « civil », qui bénéficie quant à elle soit de la possibilité de saisir directement la juridiction de jugement par la voie d’une citation directe, soit de mettre en œuvre l’action publique sans risquer que la procédure soit affectée de nullité du fait de la négligence du Parquet.
En sanctionnant de nullité une absence de demande d’avis, la victime peut voir son action atteinte d’une prescription. De la même façon, le temps écoulé, outre la paralysie de l’action, entrainera nécessairement une déperdition des éléments de preuve et affectera la spontanéité des témoignages et auditions pouvant être recueillis.
Il apparaît ainsi que le régime dérogatoire instauré par l’article 698-1 du Code de procédure pénale met en définitive à mal les droits de la partie civile et porte notamment atteinte au principe de l’égalité des armes et plus généralement de l’égalité devant la justice et la loi.
Dès lors, l’intervention militaire dans la mise en mouvement de l’action publique et la sanction de nullité de la procédure encourue font désormais figure de vestige.
Au nom de l’égalité des justiciables devant la loi la suppression de ce système dérogatoire s’impose.
A l’heure où le législateur vient d’inscrire dans le Code de la Défense les dispositions sur le harcèlement moral et sexuel afin que les militaires bénéficient des mêmes droits, dans leur statut, que les autres catégories socio-professionnelles, il est temps qu’il en soit de même s’agissant des règles procédurales qui s’appliquent à eux.
Discussion en cours :
C’est un article qui aurait pu être intéressant, pour peu qu’il ait été éclairé par une connaissance approfondie du traitement judiciaire qui est fait des affaires pénales militaires, ce qui aurait évité une telle présomption de "défaillance" des magistrats du parquet dans l’application des dispositions procédurales applicables audites affaires. Ainsi, il conviendrait de préciser que les infractions soumises à l’obligation de solliciter l’avis du ministre des armées - par ailleurs relative, puisque le parquet peut s’en affranchir dans le cas de crime ou délit flagrant - ressortissent de la compétence de juridictions spécialisées en matière militaire, dans lesquelles exercent des magistrats dont il est bien curieux d’imaginer qu’ils puissent n’être pas au fait des spécificités procédurales propres à la matière dont ils ont la charge. En outre, ces magistrats bénéficient de l’expertise des greffiers militaires qui arment les greffes de ces juridictions spécialisées, qui œuvrent au quotidien, à l’instar de leurs pairs des services judiciaires, à garantir le respect de la procédure.
Quant à l’argument principal de l’article consistant à dire que l’obligation résultant de l’article 698-1 du code de procédure pénale est de nature à nuire aux intérêts de la partie civile sur le seul postulat qu’il puisse y être manqué semble traduire le manque de rigueur d’un raisonnement trop sophistique, en alertant sur un éventuel manquement de l’institution judiciaire pour appeler à l’abrogation de la disposition discutée. Il eut été tellement plus intéressant d’interroger l’avis sur son sens global, notamment au regard de ses objectifs - sont-ils pertinents ? sont-ils atteints ?
Une autre fois, peut être ?