Une coalition internationale de onze associations reproche en effet au groupe l’insuffisance de ses plans de vigilance 2018, 2019 et 2020, soutenant que les quelques vingt-cinq pages [2] publiées ne traduisent pas l’exercice d’une vigilance raisonnable et effective, comme la loi l’exige. Mais que certains y voit une ingérence insoutenable du droit dans le « secret des affaires », ou d’autres une avancée bienvenue dans la responsabilisation des entreprises face au non-respect des droits fondamentaux, nul doute que la transposition des droits humains dans le droit positif français emporte une véritable (r)évolution, à la fois sociale et juridique, qui interroge sur la manière adéquate de les adapter à notre paysage juridique.
A ce titre, la loi sur le devoir de vigilance symbolisait dès l’introduction de la proposition de loi, en 2013, la prise de conscience collective que le rallongement, la complexification et l’obscurcissement des chaînes de production renforçaient l’impunité des sociétés transnationales tout en diminuant leur responsabilité. Le projet avait d’ailleurs été renforcé par l’indignation du drame de Rana Plaza, où l’effondrement d’un bâtiment vétuste abritant les sous-traitants de marques de prêt-à-porter occidentales avait couté la vie à 1 135 ouvrières et blessé 2 500 autres.
Beaucoup s’étaient alors penchés sur la difficulté de transposer cette thématique des droits humains, traditionnel apanage du droit international public, dans notre si codifié droit de la responsabilité civile [3]. Nous nous interrogeons cependant sur la nécessité, à terme, de faire rentrer une telle (r)évolution juridique dans des cases préétablies par la jurisprudence, alors que les juges ont un pouvoir étendu de (ré)interprétation de la loi et de distribution de la charge de la preuve lorsque la loi, comme c’est présentement le cas, est incomplète, imprécise, et source d’ambiguïté. Rien ne garantit, et, nous arguons, bien au contraire, que nos pratiques juridiques actuelles ne ploieront pas face au degré de nuance et d’équilibre requis dans les procès liés aux droits fondamentaux. A bien des égards, l’infiltration des droits humains dans les droits nationaux a déjà commencé. Un nombre croissant de pays tels l’Allemagne, la Norvège ou les Pays-Bas disposent de leur propre loi sur le devoir de vigilance [4], qui semble traduire une prise de conscience commune qui, notamment pour éviter une fragmentation, s’est traduite par la publication par la Commission européenne de la proposition de directive sur le devoir de vigilance le 23 février 2022 [5].
La lettre de la loi sur le devoir de vigilance française, pour ambiguë qu’il lui soit reproché d’être, nous donne par ailleurs déjà à penser que l’équilibre est une raison d’être majeure de son mécanisme. La loi requiert la réalisation d’un plan de vigilance mis en œuvre de façon effective et comportant des mesures raisonnables, détaillant des mesures d’identification de tous les risques et de prévention des atteintes les plus graves au travers d’un mécanisme d’alerte et de suivi. Mais elle impose surtout la publication de ce plan et de sa mise en œuvre. Dans la mesure où les informations que le plan contient ne peuvent être fournies que par la société mise en cause, et que reposent sur ces dernières les prétentions des plaignants, il est dès lors évident qu’une conséquence déterminante de cette disposition est de placer le juge en état de juger en compensant l’asymétrie d’information entre les parties. Sans cela, il serait impossible ou infiniment plus difficile d’une part pour les plaignants de prouver que les mesures prises n’étaient pas suffisamment raisonnables et effectives pour empêcher le dommage [6], et d’autre part, pour les juges, de répondre aux exigences du Pilier III des principes directeurs des Nations Unies [7] afférant aux mécanismes judiciaires de réclamation dont la charge incombe à l’État [8]. Cet accès au recours est d’autant plus nécessaire que l’Assemblée Générale des Nations Unies vient d’affirmer, dans sa résolution du 28 juillet 2022 [9], que le droit à un environnement propre, sain et durable est un droit humain. La résolution reconnaît donc que l’exercice des droits fondamentaux implique un droit corollaire à l’accès à un recours effectif, et rappelle que les Principes Directeurs se fondent sur la responsabilité de toutes les entreprises de respecter les droits humains. Nous pourrions ainsi voir dans le futur une recrudescence des plaintes contre les sociétés françaises dont les plans de vigilance sont insuffisants ou inefficaces pour limiter l’impact de leurs émissions de CO2 sur les droits humains. Comme notre collègue John Sherman, ancien conseiller juridique du regretté Professeur John Ruggie l’observe, « s’il subsistait encore un doute sur l’existence d’une obligation d’identification et de limitation des impacts environnementaux d’une entreprise dans sa diligence raisonnable sur les droits humains, l’Assemblée Générale des Nations Unies y a mis un terme ».
Un deuxième équilibre se déduit du mécanisme de déclenchement de la responsabilité. La société n’est, selon le texte de loi, responsable que de la réparation du préjudice qui n’aurait pas eu lieu si cette dernière avait respecté ses obligations. On a pu lire de nombreux commentaires sur le principe déclaré d’une obligation de moyens à la charge des entreprises, dont le contenu et contours évoquent pour certains une obligation de moyen renforcée. Mais ce sera en tout état de cause au juge qu’incombera, in fine, la tâche de mesurer cette obligation, et notamment, de distribuer la preuve et de l’administrer de manière équitable entre les parties en fonction du contexte, qu’il ressorte des termes de la loi ou des faits [10]. Cette approche s’inscrirait à ce titre dans l’air du temps, alors que les premières décisions en arbitrage d’investissement cherchent elles-mêmes un équilibre entre protection des droits humains et protection des investisseurs. Déjà en 2000, le rapport du Sénat concernant la proposition de loi relative à la lutte contre les discriminations évoquait une recherche d’équilibre de la charge de la preuve à l’échelle européenne ayant des conséquences sur la rédaction des textes français [11].
La rédaction du plan de vigilance constitue donc un exercice crucial pour une entreprise. Cet outil à double tranchant peut en effet à la fois prouver le respect de ses obligations légales, comme son manquement. Nous recommandons par conséquent à toutes les sociétés soumises à la loi sur le devoir de vigilance d’être proactives et visionnaires dans la réalisation de celui-ci, notamment en anticipant la survenance de dommages et en consultant plus fréquemment les parties-prenantes, afin de se protéger d’un droit évolutif laissant non seulement place à une certaine ambiguïté voire une insécurité juridique, mais également à un pouvoir souverain d’appréciation étendu des juges. A ce titre, la technologie des chaînes de blocs (« blockchain »), permettant une traçabilité parfaite et infalsifiable d’une information originelle juste et complète sur le respect des droits fondamentaux dans toute la chaîne d’approvisionnement voire de valeur, nous semble être l’outil le plus à même d’assurer la mise en place effective d’un plan de vigilance qui résistera aux pointilleuses questions des juges, devant les cours nationales comme en arbitrage international. Leur appréciation souveraine, une fois imprégnée des enjeux des droits humains [12], ne saurait en effet être satisfaite par un plan de vigilance ne reflétant pas une rigueur à la hauteur de cet enjeu crucial, ou étant en porte-à-faux des mesures affichées par la société mise en cause dans ses instruments de communication et de marketing en matière sociétale et environnementale.
Rappelons ainsi que les droits fondamentaux revêtent un caractère légal universel cimenté et imposé aux entreprises non seulement par la loi française, mais également par les principes directeurs des Nations Unies et, demain peut-être, par la future directive européenne. Ce n’est donc qu’en prenant véritablement à cœur de remplir leurs engagements sociaux et sociétaux, comme elles s’y engagent par ailleurs déjà volontairement au travers de leur politique RSE et de leur reporting extra-financier, que les entreprises pourront répondre aux exigences de la loi et de ses objectifs, des principes internationaux, et des juges.