I. Difficulté de la condition légale de l’anormalité du dommage.
Dans le cadre de l’application du II de l’article L1142-1 du Code de la santé publique [1] relatif à l’indemnisation d’un accident médical non fautif grave par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (l’ONIAM) au titre de la solidarité nationale, la condition de l’anormalité des préjudices peut être problématique [2].
Pour le Conseil d’Etat, la condition de l’anormalité du préjudice doit être regardée comme remplie [3] :
« lorsque l’acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé de manière suffisamment probable en l’absence de traitement ; que, lorsque les conséquences de l’acte médical ne sont pas notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé par sa pathologie en l’absence de traitement, elles ne peuvent être regardées comme anormales sauf si, dans les conditions où l’acte a été accompli, la survenance du dommage présentait une probabilité faible ».
Il en va de même pour la Cour de cassation suivant un arrêt rendu le 15 juin 2016 [4].
Plus récemment, le Conseil d’Etat a décidé par un arrêt du 13 novembre 2020 que les conséquences de l’acte médical devaient être regardées comme notablement plus graves que les troubles auxquels la victime était exposée « de manière suffisamment probable » en l’absence de traitement alors même qu’elle aurait été exposée à long terme à des troubles identiques par l’évolution prévisible de sa pathologie [5] (Voir aussi D Philopoulos Victime d’un accident médical et indemnisation par l’ONIAM : l’importance du temps.)
Cependant, que les troubles en l’absence de traitement soient à long terme ou non, les avocats en droit de la santé possèdent peu d’exemples prétoriens permettant de cerner cette notion de « suffisamment probable » étant précisé qu’il en va tout autrement pour la notion de la probabilité faible qui a fait l’objet de plusieurs décisions (Voir D Philopoulos Appréciation de la probabilité de survenance du dommage médical).
C’est pourquoi l’arrêt rapporté de la Cour administrative d’appel de Versailles est bienvenu [6].
II. Contexte de l’arrêt rapporté.
Dans cette espèce, la victime a subi une ostéotomie avec une ostéosynthèse de la colonne vertébrale dorsale pour le traitement d’une spondylarthrite.
A la suite de cette intervention sont survenus des troubles neurologiques évoluant vers une paraplégie [7].
Sur le fondement des articles L1142-1 et D1142-1 du Code de la santé publique, le tribunal administratif a condamné l’ONIAM à indemniser l’accident non fautif grave subi par la victime.
L’ONIAM a interjeté appel à l’encontre de ce jugement.
III. Décision du second juge.
Confirmant le jugement attaqué, la Cour administrative d’appel énonce [8] :
« Si l’ONIAM fait valoir, en se fondant sur l’avis d’un médecin qu’il a sollicité postérieurement aux opérations d’expertise, que l’état de santé de M. J... aurait probablement continué à se dégrader jusqu’à atteindre, dans les quatre ans, un déficit fonctionnel permanent de l’ordre de 60%, d’une part, de l’aveu même de ce médecin, il est très difficile dans ce type de pathologie inflammatoire de présumer de l’évolution clinique du patient sans une prise en charge chirurgicale, d’autre part, le déficit moteur des deux membres inférieurs, les troubles sphinctériens et la dépression subis consécutivement à l’acte de soins ne peuvent qu’être regardés que comme notablement plus graves que les douleurs et les troubles esthétiques liés à son état initial dont l’évolution ne présentait aucun caractère certain. Il en résulte que, sans qu’il soit besoin d’ordonner la nouvelle expertise sollicitée, les conséquences de l’acte médical, à l’origine du dommage subi, doivent, dans ces conditions, être regardées comme anormales, tant au regard de l’état de santé antérieur de M. J... que de l’évolution prévisible de celui-ci ».
IV. Discussion.
Contrairement à l’expert désigné par la Cour administrative d’appel [9], le médecin conseil de l’ONIAM a considéré que l’état de santé de la victime aurait probablement continué à se dégrader jusqu’à un déficit fonctionnel de 60%. Selon l’arrêt, ce médecin conseil devait néanmoins avouer qu’il est très difficile de présumer de l’évolution clinique du patient sans une prise en charge chirurgicale.
A défaut de « caractère certain », le second juge décide que l’acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé « de manière suffisamment probable » en l’absence de traitement [10].
Aussi, pour le second juge, les troubles de l’état de santé de la victime en l’absence de traitement sont-ils « suffisamment probables » lorsque ceux-ci présentent un « caractère certain ».
Dans ces conditions, il apparaît que la notion de « suffisamment probable » implique une probabilité plutôt élevée.
De manière semblable, le caractère certain du lien de causalité traduit une probabilité suffisante [11].
Cette similitude est logique car il s’agit en quelque sorte d’établir le lien de causalité entre, d’une part, les troubles liés à l’état de santé de la victime et, d’autre part, l’absence de traitement étant observé qu’il s’agit d’une appréciation contre les faits car en réalité la victime a subi ledit traitement.
Suivant les termes de l’arrêt rapporté, dans le cas où il y aurait un « caractère certain », les troubles liés à l’état de santé de la victime en l’absence de traitement deviennent « suffisamment probables » et lorsque ces troubles sont importants, les conséquences de l’acte médical ne sont pas notablement plus graves en comparaison.
Bien que ce motif ait suffi pour fonder l’indemnisation de l’accident médical non fautif grave par l’ONIAM, le second juge a décidé aussi que le risque présentait une probabilité faible :
« En tout état de cause, et à supposer même qu’en l’absence d’intervention, l’état de santé de ... se serait dégradé jusqu’à atteindre un déficit fonctionnel permanent de l’ordre de 60%, l’ONIAM n’établit pas, en se bornant à produire des articles en anglais et une note, postérieure à l’expertise, du professeur Y..., qui évalue le risque lié à l’intervention à 20% sur le fondement de données générales qui concernent tous les types de complications, infectieuses neurologiques et mécaniques pour tous les types de maladies que le risque lié à l’intervention subie par X... n’était pas faible, dès lors que le docteur Z... qui a réalisé la seconde expertise, à partir des données médicales propres à X... retient un risque de complication neurologique médullaire allant de 1 à 2,5% ».
V. Côté pratique.
Le droit positif considère que la condition d’anormalité du dommage du II de l’article L1142-1 du Code de la santé publique est remplie :
1° - lorsque l’acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé de manière suffisamment probable (un « caractère certain » selon l’arrêt rapporté) en l’absence de traitement y compris lorsque les troubles entraînés par l’acte médical sont survenus chez la victime de manière prématurée alors même qu’elle aurait été exposée à long terme à des troubles identiques par l’évolution prévisible de sa pathologie.
2° (à défaut de remplir le 1°) - lorsque dans les conditions où l’acte a été accompli, la survenance du dommage présentait une probabilité faible. Pour apprécier le caractère faible ou élevé du risque dont la réalisation a entraîné le dommage, il y a lieu de prendre en compte la probabilité de survenance d’un événement du même type que celui qui a causé le dommage et entraînant une invalidité grave ou un décès.
L’arrêt rapporté montre que même en cas d’hésitation, l’avocat spécialisé en droit de la santé devrait soulever dans ses écritures les deux moyens (1° et 2°) puisque les troubles liés à l’état de santé de la victime sont souvent considérés par le juge du fond comme notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé « de manière suffisamment probable » en l’absence de traitement (1°) et la probabilité d’une invalidité grave ou un décès est souvent faible (2°).