Ordonnance commune et avis de l’Expert judiciaire : quand l’usage fait loi.

Par Christian Mouchel, Avocat.

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Explorer : # expertise judiciaire # procédure civile # ordonnance commune

Les patriciens du droit de la construction, notamment, ne cessent, à tort, de courir après l’avis de l’Expert judiciaire pour justifier des demandes de mise en cause une fois l’expertise débutée.

-

Rappelons tout de même que le demandeur à un référé expertise est, à l’origine, maître de l’initiative de sa procédure. On ignore pour quelles surprenantes raisons le bien-fondé de toutes nouvelles mises en cause devrait être soumis à l’Expert désigné.

En agissant ainsi, les parties demanderesses se trouvent, au moins symboliquement, dépossédées de la direction de leur procès qui devient dès lors tributaire d’une tierce partie. Or, les incidences d’un tel refus peuvent être considérables notamment sur l’interruption ou la suspension de délais d’action.

L’usage a fini par créer une fiction juridique en exigeant la production de l’avis d’un Expert judiciaire. Cette pratique trompeuse est devenue force de loi.

Une fois encore, procédures administratives et judiciaires ne partagent pas la même méthode ; même si la première a emprunté à la seconde.

1. Devant le juge judiciaire

L’avis de l’Expert judiciaire s’est imposé comme une pièce incontournable érigeant celui-ci au rang de narrateur omniscient. Et pourtant, aucun texte ne l’exige. Ainsi, c’est à tort que les juges judiciaires font droit aux demandes d’ordonnance commune sur le fondement de l’alinéa 3 de l’article 245 du Code de procédure civile.

Retour vers le passé : la version initiale de l’article 245, applicable du 1er janvier 1976 au 15 septembre 1989 ne prévoyait pas l’hypothèse d’une ordonnance commue ou d’une extension de mission.

C’est l’incontournable article 2 du décret n°89-511 du 20 juillet 1989 qui a introduit le troisième alinéa :
« Le juge ne peut, sans avoir préalablement recueilli les observations du technicien commis, étendre la mission de celui-ci ou confier une mission complémentaire à un autre technicien. »

Deux écoles d’interprétation se sont alors formées :
- La première de type ratione personae et ratione materiae : l’avis de l’Expert judiciaire est exigé tant en cas d’ordonnance commune (nouvelle partie) qu’en cas d’extension de mission (nouvelle mission).
- La seconde exclusivement de type ratione materiae : le texte doit être lu dans son acception immédiate laquelle ne vise que l’étendue de la mission confiée à l’Expert judiciaire.

D’ailleurs, le texte lui-même plaide pour une adhésion à la seconde proposition puisqu’il prévoit l’obligation de soumettre l’avis de l’Expert judiciaire lorsqu’il s’agira de « confier une mission complémentaire à un autre technicien ».

Non sans malice, les juges du fond s’accordent une large liberté conduisant :
- à y consacrer une application positive lors de la mise en cause de nouvelles parties :

« Considérant qu’aux termes de l’article 245 du Code de procédure civile, le juge ne peut sans avoir préalablement recueilli les observations du technicien commis, étendre la mission de celui-ci ou confier une mission complémentaire à un autre technicien ;
Considérant qu’il résulte d’un courriel de M. D., expert désigné par l’ordonnance du 22 janvier 2013, en date du 11 mars 2013 que celui-ci a donné son accord pour la mise en cause de M. LE N. architecte »
(Cour d’appel, Paris, Pôle 1, chambre 3, 28 Janvier 2014 – n° 13/06949)

- à retenir une lecture inverse, plus proche de la lettre du texte :

« La demande visant uniquement à déclarer l’expertise commune à Madame D. et Monsieur C., et non à étendre la mission du technicien, la consultation de l’expert prévue par l’article 245 alinéa 3 du code de procédure civile, ne s’impose pas au juge.
L’expertise confiée à Philippe T. ayant été ordonnée initialement en application l’article 145 alinéa 3 du code de procédure civile, la demande d’ordonnance commune sollicitée doit répondre aux conditions d’application de ce texte et notamment celle du motif légitime. »
(Cour d’appel, Aix-en-Provence, 1re chambre C, 8 Septembre 2016 – n° 15/13628)

Cette seconde décision, récente, rappelle même que le fondement exact sur lequel repose le bien fondé de toute nouvelle partie appelée à la cause est l’article 145 du Code de procédure civile : la question devient donc celle du « motif légitime » que le demandeur se doit de démontrer.

Autrement dit, la légitimité ne serait pas le fait de l’Expert-Prince mais de celle du demandeur à l’ordonnance commune, sur la base de pièces justificatives. La Cour rend ici au demandeur le pouvoir dans la direction du procès.

Qu’en dit la Cour de cassation ?

Elle offre une solution limpide en privilégiant une interprétation proche de la lettre du texte :
« Et attendu que l’arrêt, après avoir exactement relevé qu’il s’agissait seulement, en l’espèce, de déclarer commune l’expertise à la société Wabco Westinghouse, et non d’étendre la mission du technicien, énonce à bon droit que la consultation de l’expert ne s’imposait pas au juge » (C. cass., civ. 2, 01.07.1992, sur le pourvoi n°91-10128, Bull. 92, II, n°189, p. 94 ; Cf en ce sens mais plus implicite : C. cass., civ. 2, 09.12.1997, sur le pourvoi n°96-16829).

Afin de lui conférer une certaine publicité la Cour a précisé dans les titrages et résumés :
« 2° MESURES D’INSTRUCTION - Expertise - Expert - Consultation - Cas - Expertise rendue commune à une partie - Mission du technicien non étendue
2° La consultation de l’expert ne s’impose pas au juge qui déclare l’expertise commune à une partie sans étendre la mission du technicien. »

Selon la Cour de cassation, l’article 245 alinéa 3 du Code de procédure civile n’exige aucunement l’avis de l’Expert judiciaire dans le cas d’une ordonnance commune.

Expliqué avec plus de simplicité : Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus.

Une position connue depuis 1992 mais qui n’a, semble-t-il, pas passé la Galerie Saint-Louis (https://www.courdecassation.fr/cour_cassation_1/visite_virtuelle_11/premier_etage_14/galerie_saint_louis_82.html).

D’ailleurs, en cherchant un peu, l’on découvre une décision plus récente venant confirmer le rattachement de cet article au seul cas de l’extension de la mission de l’Expert judiciaire :

« Mais attendu que le non-respect par le juge de l’obligation qui lui est faite par l’article 245, alinéa 3, du Code de procédure civile, de recueillir les observations du technicien commis avant d’étendre sa mission n’est pas sanctionnée par l’irrecevabilité de la demande d’extension de la mission d’un expert ; que c’est donc à bon droit, fût-ce au prix d’une substitution de fondement juridique de la demande de la société FRR, non soumise au débat contradictoire, mais erronée et surabondante, que la cour d’appel a déclaré cette demande recevable » (C. cass., Civ. 2, 22.09.2016, sur le pourvoir n°15-14.449)

Que faire avec les juges du fond, manifestement loin de se plier à la règle ? Par prudence, accepter leur rébellion et, de temps à autres, rappeler la décision de 1992...

Qui sait, un jour sera-t-il possible de mener une ordonnance commune sans avis de l’Expert judiciaire…

2. Devant le juge administratif

Devant le juge administratif, le raisonnement se fait notamment ratione materiae outre temporis et personae. Pour faire simple, autant tout compiler.

L’article 33 du décret n°2010-164 du 22 février 2010 devenue R. 532-3 du Code de justice administrative prévoit que :
« Le juge des référés peut, à la demande de l’une des parties formée dans le délai de deux mois qui suit la première réunion d’expertise, ou à la demande de l’expert formée à tout moment, étendre l’expertise à des personnes autres que les parties initialement désignées par l’ordonnance, ou mettre hors de cause une ou plusieurs des parties ainsi désignées.
Il peut, dans les mêmes conditions, étendre la mission de l’expertise à l’examen de questions techniques qui se révélerait indispensable à la bonne exécution de cette mission, ou, à l’inverse, réduire l’étendue de la mission si certaines des recherches envisagées apparaissent inutiles. »

A la différence de l’article 245 alinéa 3 du Code de procédure civile, sont bien dissociées ordonnance commune, d’un côté, et extension de mission, de l’autre ; permettant d’éviter toute fâcheuse confusion.

Par la suite, l’article R. 532-4 du même code prévoit que :
« Le juge des référés ne peut faire droit à la demande prévue au premier alinéa de l’article R. 532-3 qu’après avoir mis les parties et le cas échéant les personnes auxquelles l’expertise doit être étendue en mesure de présenter leurs observations sur l’utilité de l’extension ou de la réduction demandée. »

Que penser de ces dispositions ?

Rationae materiae :

Le texte est clair : d’un côté les personnes qui ne sont pas encore des parties à la procédure et de l’autre la mission de l’Expert.

Ni clair-obscur, ni sfumato : rien que du transparent.

Rationae temporis :

Dans un délai de deux mois à compter de la première réunion, toute partie à l’expertise peut mettre librement dans la cause de nouvelles parties.

En revanche, passé ce délai de deux mois, extrêmement court pour ne pas dire insignifiant, la mise en cause de nouvelle partie sera exclusivement réservée à l’Expert judiciaire.

De manière très explicite, il est indiqué que la conduite de la procédure est laissée entre les mains d’un tiers, l’Expert judiciaire, qui n’est, en principe, qu’un simple technicien étranger aux préoccupations juridiques et/ou judiciaires.

Un peu de clair-obscur : de légers arrangements.

Rationae personae :

L’avis de l’Expert judiciaire, comme celui des autres parties, doit être recherché par le juge administratif ; le texte faisant de ce dernier une « partie » au procès.

Un peu de sfumato : un air de renoncement.

3. La loi de l’usage

En pratique, l’incompréhension trouve principalement une résonance devant le juge judiciaire dont on ignore les raisons qui expliquent sa réticence à retenir une lecture simple de l’alinéa 3 de l’article 245 du Code de procédure civile ?

Malheureusement, la justification peut se trouver dans la défiance du juge à l’égard des Parties, perçues comme la source de tous les maux et excès, et pour qui, l’image de l’Expert est entourée d’un sacre divin conduisant à en faire un auxiliaire de confiance.

En donnant son avis sur une mise en cause, l’Expert, simple technicien, procède à une incursion, même furtive, sur le terrain du droit ; ce qui lui est, en principe, strictement défendu.

Le seul moyen de répondre à cette perméabilité revient à rappeler, avec délicatesse, qu’aucune règle n’exige l’avis de l’Expert judiciaire pour fonder une demande d’ordonnance commune.

L’usage ne peut faire la loi.

Christian MOUCHEL
Avocat urbanisme, construction et assurance-construction

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Discussions en cours :

  • par Bernstein , Le 16 décembre 2022 à 16:38

    Bonjour,
    En qualité d’expert judiciaire pratiquant depuis plus de 20 ans...j’ai toujours constaté que les avocats demandent toujours l’avis de l’expert avant de demander de nouvelles mises en causes en procédure civile.
    Je suis d’accord qu’il s’agit d’une incursion du technicien dans une mesure judiciaire ; toutefois il m’est arrivé, je crois 1 fois, de donner un avis défavorable à une nouvelle mise en cause car cette entité n’avait manifestement aucun lien avec les désordres allégués et je considérais alors qu’il ne s’agissait que d’une mesure dilatoire.
    Bien sur en procédure administrative il en va autrement avec le délai de 2 mois après la première réunion d’expertise, sachant aussi que le procès est la chose du Juge.

  • Dernière réponse : 26 mars 2021 à 12:02
    par Rivière , Le 8 mars 2021 à 10:06

    bonjour

    la problématique provient souvent de la méconnaissance des différences entre les procédures Judiciaires ou celles administratives, que ce soit des Experts, des parties, ou de leurs Avocats.

    l’information préalable et au plus tard à la première réunion est indispensable, c’est à l’expert de veiller à la bonne conduite des opérations

    Patrick Rivière ; Expert

    • par DIDIER SARDIN , Le 26 mars 2021 à 12:02

      Bonjour,

      la problématique est surtout que le juge civil estime qu’il a le pouvoir/devoir d’éviter que les expertises ne deviennent des usines à gaz. Il faut fréquemment lui rappeler les articles 1 et 2 du CPC et l’effet interruptif de prescription de l’assignation en référé très utile en matière de construction. Si une mise en cause est refusée par le juge, on va devoir assigner au fond une partie à laquelle l’expertise ne sera pas opposable ... c’est ubuesque !

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