La notion de « cristallisation » revient souvent en droit de l’urbanisme tel un leitmotiv porteur d’un avenir radieux. Cristalliser, c’est d’abord une loi physique qui définit un phénomène opérant le passage d’un état liquide à un état solide.
Pour les fins gourmets, la cristallisation annonce un seuil de rupture permettant de sublimer une matière, tel le sucre ou le chocolat.
Pour les passionnés, c’est à Henri Beyle, dit Stendhal que l’on doit une théorisation de la cristallisation entourant les passions amoureuses. Dans son ouvrage De l’Amour, il y décrit un phénomène d’idéalisation à l’œuvre au début d’une relation amoureuse :
« Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. » (Chap. 2, De l’Amour, 1822)
Mais alors que vient faire le droit sur le terrain de la physique ou des passions ? Sinon d’être à la poursuite d’une quête sacrale : celle d’infléchir le cours du temps.
Le droit de l’urbanisme se révèle en cheval de Troie dans les batailles judiciaires au travers de la « cristallisation des moyens » ou encore dans son appréhension des outils opérationnels : certificat d’urbanisme et règles régissant les lotissements.
Mais la cristallisation est largement répandue comme en matière de pensions militaires qui se sont récemment trouvées dé-cristallisées (CE, Ass., 30 novembre 2011, Rec. p. 605) ou encore, en procédure administrative générale.
Le mot renferme une sorte de pureté dont aucune scorie ne pourrait sortir. Et pourtant, le droit cristallise comme il décristallise…
1. Cristallisation et passion du contentieux
i. La fascination : Intercopie 1953
La forme primaire de cristallisation remonte à l’année 1953 au détour de la solution Intercopie (CE, 20.02.1953, Req. n°9772, Publié au Recueil) qui interdit de développer un moyen tiré d’une cause juridique qui n’aurait pas été soulevée dans le délai de recours contentieux. Légalité interne et externe pour le contentieux de l’excès de pouvoir ; responsabilité pour faute et sans faute pour le contentieux de pleine juridiction.
Le Conseil d’État a jeté les bases d’une fascination, quelque peu artificielle, pour la sacralisation des causes juridiques et la volonté, déjà, d’encadrer l’espace du débat judiciaire.
Autrement dit, une partie de la discussion juridique ouverte par le demandeur est cristallisée à la date à laquelle le délai de recours contentieux expire.
La règle ainsi consacrée repose sur cette idée attractive – et constitutive, a priori, d’un principe général du droit processuel – selon laquelle « il est de l’intérêt de tous que les termes du litige soient cristallisés au-delà d’un certain délai » et qu’une fois ce délai expiré, le requérant ne puisse présenter aucune demande nouvelle. (R. Keller, concl. sur CE, 27 juin 2011, Conseil départemental de Paris de l’ordre des chirurgiens-dentistes, AJDA, 2011, p. 2023.)
Mais il arrive au juge administratif de retrouver une forme de bienveillance, comme lorsqu’il a décidé d’abandonné la règle de la cristallisation des moyens au stade du recours préalable obligatoire (CE, 21.03.07, Req. n°284586, Publié au Recueil).
ii. La tentation : (l’ancien) R. 600-4 du code de l’urbanisme
Les praticiens du droit de l’urbanisme connaissent avec hantise, en défense, ou avec gourmandise, en demande, la joie d’égrener, au fil de l’instruction, les moyens d’illégalité d’une autorisation d’occupation des sols. Comme pour mieux achever l’adversaire.
Dans un souci de célérité et pour instaurer une sorte d’égalité des armes, le Rapport du groupe de travail dirigé par Monsieur Daniel Labetoulle, rendu sur demande de la ministre de l’Égalité des territoires et du logement de l’époque, le 17 mai 2013, a cherché des pistes d’émancipation : « Construction et droit au recours : pour un meilleur équilibre ».
L’objectif visé consistant à encadrer voire enfermer les recours malveillants, car il en existe, pour y mettre un terme.
Et de relever une forme de passion dans le contentieux de l’urbanisme :
« Que, par ailleurs, les instruments contentieux garantis aux tiers pour la défense de leurs intérêts légitimes, et pour le plus grand profit du respect des règles d’urbanisme, soient parfois subvertis à des fins qui leur sont étrangères et qui peuvent même aller, dans certains cas, jusqu’à s’apparenter à une forme de chantage, c’est une réalité que les auditions conduites par le groupe ont attestée. »
La proposition n°2 vise à « introduire une procédure de cristallisation des moyens ».
« Dans ces conditions, il est apparu utile au groupe de travail d’instituer une procédure de cristallisation des moyens opposable au requérant. Plutôt cependant que d’en faire une règle mécanique fonctionnant comme un couperet au terme d’un délai uniforme, il lui a semblé souhaitable que le juge apprécie au cas par cas l’opportunité de la mesure et fixe, le cas échéant, la date au‐delà de laquelle aucun moyen nouveau, sauf bien sûr d’ordre public, ne pourrait plus être soulevé ; mais cette décision interviendrait à l’initiative des défendeurs à l’instance, auteur ou bénéficiaire de l’autorisation, qui cesseraient ainsi d’être les spectateurs passifs d’un processus qui leur échappe inexorablement. Sans doute le cas par cas présente‐t‐il l’inconvénient d’alourdir le travail du juge. Cette surcharge, toutefois, apparaît très limitée, et pourra être utilement mise à profit pour établir ou préciser un calendrier de procédure. »
Ainsi est née l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme, tiré du décret n°2013-879 du 1er octobre 2013 relatif au contentieux de l’urbanisme prévoyant que :
« Saisi d’une demande motivée en ce sens, le juge devant lequel a été formé un recours contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager peut fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne peuvent plus être invoqués. »
Mais ce texte, inégalement appliqué par les juges administratifs aura eu une durée de vie relativement brève : trois grandes années puisque abrogé par décret n°2016-1480 du 2 novembre 2016 (article 33).
Juste le temps de permettre au juge administratif de livrer sa position :
Pour le Conseil d’État, d’abord :
« 15. Considérant que cette règle de procédure implique que la décision du juge prise sur le fondement de ces dispositions soit communiquée à l’ensemble des parties au litige, avec l’indication explicite du délai au-delà duquel des moyens nouveaux ne pourront plus être introduits ; que, eu égard à ces garanties, elle ne méconnaît pas le droit à un procès équitable garanti par les articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (CE, 23 décembre 2014, Req. n° 373469)
Pour le juge d’appel ensuite :
« Cette règle de procédure implique que la décision du juge prise sur le fondement de ces dispositions soit communiquée à l’ensemble des parties au litige, avec l’indication explicite du délai au-delà duquel des moyens nouveaux ne pourront plus être introduits.
7. Par ailleurs il résulte de ces dispositions et de leur finalité que si en principe un requérant peut invoquer pour la première fois en appel un moyen se rattachant à une cause juridique déjà discutée en première instance avant l’expiration du délai de recours, il n’est en revanche pas recevable à invoquer en appel un moyen présenté tardivement en première instance pour avoir été soulevé postérieurement à la date indiquée dans l’ordonnance prise sur le fondement de l’article R. 600-4 du code de l’urbanisme. » (CAA BORDEAUX, 30 novembre 2017, req. n°15BX01869)
iii. La désillusion : R. 611-7-1 du code de justice administrative
Le couperet est tombé le 1er janvier 2017 qui voit la substance de cette règle transposée dans le Code de justice administrative, c’est-à-dire applicable à l’ensemble du contentieux administratif par l’effet de l’article R. 611-7-1 :
« Lorsque l’affaire est en état d’être jugée, le président de la formation de jugement ou, au Conseil d’État, le président de la chambre chargée de l’instruction peut, sans clore l’instruction, fixer par ordonnance la date à compter de laquelle les parties ne peuvent plus invoquer de moyens nouveaux.
Les lettres remises contre signature portant notification de cette ordonnance ou tous autres dispositifs permettant d’attester la date de réception de cette ordonnance sont envoyés à toutes les parties en cause un mois au moins avant la date mentionnée au premier alinéa.
Le président de la formation de jugement, ou, au Conseil d’État, le président de la chambre, peut retirer l’ordonnance prise sur le fondement du premier alinéa par une décision qui n’est pas motivée et ne peut faire l’objet d’aucun recours. Cette décision est notifiée dans les formes prévues au deuxième alinéa. »
Bien entendu, comme une règle n’existe pas sans ses exceptions, postérieurement à la « cristallisation », les moyens d’ordre public et les dispositions spécifiques contraires (ex. art. L 199 C du livre des procédures fiscales) peuvent recevoir application.
Mais à y regarder de plus près, les rédacteurs du décret n°2016-1480 du 2 novembre 2016 (portant modification du code de justice administrative) dit JADE, tout un symbole – Pour la justice administrative de demain, rapport rendu en novembre 2015 – n’ont pas simplement transposé la cristallisation pure de l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme, ils l’ont dé-cristallisé…
Avant, l’article R. 600-4 du Code de l’urbanisme obligeait le juge à être « saisi d’une demande motivée en ce sens […] ». Dorénavant, il appartient au juge « lorsque l’affaire est en état d’être jugée » d’apprécier l’opportunité d’une cristallisation des moyens. L’utilisation de ce levier échappe donc, au moins sur le principe, aux parties, en particulier le défendeur. Le changement de paradigme est total en renforçant, de mauvaise grâce, l’office du juge administratif.
La date ainsi fixée doit être notifiée par ordonnance au moins un mois à l’avance.
Ce qui apparait pour le moins surprenant est la possibilité laissée au juge de retirer l’ordonnance de cristallisation, sans avoir à en justifier, c’est-à-dire hors de tout contrôle. La dé-cristallisation ayant pour incidence immédiate de permettre aux parties d’invoquer de nouveaux moyens.
Le procédé choque pour au moins trois motifs :
d’une part, en introduisant une forme d’insécurité là où la cristallisation est censée fermer définitivement le débat,
d’autre part, en ne fixant pas de critère de nature à fonder la décision du juge de dé-cristalliser et donc conférer une part de discrétionnaire,
enfin, en n’offrant aucun recours contre la décision de prononcer la « dé-cristallisation » des moyens.
Pour mieux comprendre le hiatus, sautons le pas de la procédure comparée… Le Code de procédure civile prévoit en son article 784 l’hypothèse de la révocation de l’ordonnance de clôture. Celle-ci est subordonnée à la nécessité d’une « cause grave » survenue postérieurement à la clôture d’instruction :
« L’ordonnance de clôture ne peut être révoquée que s’il se révèle une cause grave depuis qu’elle a été rendue ; la constitution d’avocat postérieurement à la clôture ne constitue pas, en soi, une cause de révocation. »
L’existence de cette « cause grave » obligeant le juge à motiver sa décision ; laquelle peut, par la suite, se trouver censurée.
Dans l’hypothèse de la procédure administrative, le juge, tout puissant et plutôt inaccessible, voit son pouvoir discrétionnaire renforcé. Cette absence de critère affaibli la portée du texte et renforce l’idée grandissante d’un juge administratif seul en charge de l’instruction du dossier, loin du concours des parties.
Prenons le cas du droit de l’urbanisme qui a donné naissance à l’article R. 600-4, la règle de la cristallisation constitue un levier innovant pour ne pas dire disruptif en permettant d’envisager une stratégie juridique de protection conduisant à l’obtention de permis modificatifs en cours d’instruction afin de faire disparaitre les irrégularités affectant le projet et qui avaient pu être identifiés par les requérants. Une hypothétique réouverture de l’instruction place le pétitionnaire dans une insécurité grandissante notamment en cas de moyen nouveau qui serait soulevé et qui conduirait alors le pétitionnaire à devoir déposer une nouvelle demande de permis modificatif.
Cette simple faculté ouverte d’un retrait de l’ordonnance de cristallisation désacralise inexorablement l’outil en le vidant, au moins partiellement, de son intérêt pratique.
2. Cristallisation et passion de l’urbanisme
En matière d’urbanisme, le processus de cristallisation se retrouve principalement dans la pratique des certificats d’urbanisme et des lotissements.
i. Le certificat d’urbanisme : une pépite opérationnelle
Le certificat d’urbanisme est une pépite : acte administratif créateur de droits visant à conférer une sécurité juridique.
Né officieusement dans une circulaire de 1950, il apparait avec une loi de 2011.
Rappelons qu’il existe deux types de certificats : pré-opérationnel et de renseignement. Le premier permet de demander au service instructeur si le projet envisagé est réalisable ou non au regard des règles d’urbanisme. Alors que le second délivre une information générale.
Nonobstant cette différence de nature, le régime est identique : ces deux types de certificats ayant pour effet de cristalliser la règle applicable pendant une durée de 18 mois à compter de sa délivrance (expresse ou tacite), sauf demande de prorogation.
C’est l’article L. 410-1 du Code de l’urbanisme qui prévoit notamment en son alinéa 2 :
« Lorsqu’une demande d’autorisation ou une déclaration préalable est déposée dans le délai de dix-huit mois à compter de la délivrance d’un certificat d’urbanisme, les dispositions d’urbanisme, le régime des taxes et participations d’urbanisme ainsi que les limitations administratives au droit de propriété tels qu’ils existaient à la date du certificat ne peuvent être remis en cause à l’exception des dispositions qui ont pour objet la préservation de la sécurité ou de la salubrité publique. »
Les règles applicables à sa date de délivrance seront donc considérées comme figées pour un délai de 18 mois nonobstant toute modification éventuelle ultérieure. Cela s’avère fortement utile notamment face à un risque d’évolution défavorable d’une règle d’urbanisme.
Sans exception ? Non, ce serait trop facile…
Seules les dispositions ayant trait à la préservation de la sécurité ou de la salubrité publique peuvent évoluer :
« 3. Considérant que les dispositions de l’article L. 410-1 du Code de l’urbanisme ont pour effet de garantir à la personne à laquelle a été délivré un certificat d’urbanisme, quel que soit son contenu, un droit à voir sa demande de permis de construire déposée durant les dix-huit mois qui suivent, examinée au regard des dispositions d’urbanisme applicables à la date de ce certificat, à la seule exception de celles qui ont pour objet la préservation de la sécurité ou de la salubrité publique ; que, par suite, en jugeant que " les certificats d’urbanisme négatifs ne confèrent aucun droit à leur titulaire ", la cour a entaché son arrêt d’erreur de droit ; qu’ainsi, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi, M. et Mme B...sont fondés à demander l’annulation de l’arrêt qu’ils attaquent » (CE, 18. 12.2017, Req. n°380438, Mentionné aux Tables).
Cette cristallisation concerne les deux types de certificat d’urbanisme.
Dans son explication, le Conseil d’État précise bien que le certificat d’urbanisme a pour « effet de garantir un droit à voir toute demande d’autorisation ou de déclaration préalable déposée dans le délai indiqué examinée au regard des règles d’urbanisme applicables à la date de la délivrance du certificat […] ».
Il s’agit donc d’une garantie que le juge veut rendre intangible comme le montre l’application aux faits de l’espèce.
Mais étant créateur de droits, le certificat d’urbanisme constitue un acte administratif susceptible de faire grief et donc d’être attaqué par toute personne y ayant intérêt.
De plus, il peut être retiré :
soit dans un délai de quatre mois suivant sa date de délivrance, en application de la jurisprudence Ternon, en cas d’illégalité, (CE, Ass. 26 octobre 2001, req. 197018, Publié au Recueil)
soit à tout moment en cas de fraude.
Certes le certificat d’urbanisme « cristallise » l’attention de la cristallisation mais il n’est pas le seul.
ii. Les autorisations de lotir : la stabilité pour construire
Sans refaire l’historique de l’évolution de la règle qu’un bon manuel ne pourra omettre d’aborder, l’article L. 442-14 du Code de l’urbanisme prévoit que :
« Le permis de construire ne peut être refusé ou assorti de prescriptions spéciales sur le fondement de dispositions d’urbanisme nouvelles intervenues dans un délai de cinq ans suivant :
1° La date de la non-opposition à cette déclaration, lorsque le lotissement a fait l’objet d’une déclaration préalable ;
2° L’achèvement des travaux constaté dans les conditions prévues par décret en Conseil d’État, lorsque le lotissement a fait l’objet d’un permis d’aménager.
Toutefois, les dispositions résultant des modifications des documents du lotissement en application des articles L. 442-10, L. 442-1, L. 442-13 sont opposables. »
En substance, dans le périmètre du lotissement, la règle d’urbanisme est figée pendant un délai de cinq ans ; ce qui offre au lotisseur une stabilité précieuse.
Délai qui n’apparait pas comme déraisonnable en ce qu’il offre une visibilité temporelle suffisamment longue au bénéfice de la règle d’urbanisme applicable et qu’il concoure, concrètement, à permettre la réalisation de programmes homogènes de constructions.
Bien entendu, cet article soulève une série d’interrogations notamment sur le point de départ du délai de cinq ans… Alors pour les plus motivés : CE, 19 juillet 2017, req. n°396775.
3. La cristallisation ?
Qu’en dire ? Dans un environnement instable où la règle de droit ne résiste pas aux tentations politiques de modifications incessantes, la cristallisation opère comme un stabilisateur quelque peu intriguant. Alors il est toujours temps de se laisser charmer et d’appeler de ses vœux une extension, même de manière parfois insatisfaisante, de son domaine d’influence…