La directive n°2023/970, adoptée par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne le 10 mai 2023 visant à renforcer l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les femmes et les hommes pour un même travail ou un travail de même valeur par la transparence des rémunérations et les mécanismes d’application du droit (ci-après « la directive »), s’inscrit dans un contexte de lutte contre les discriminations salariales fondées sur le sexe. En droit international, la lutte contre les discriminations salariales fondées sexuellement ont notamment été adressées par la convention n° 150 sur l’égalité de rémunération, de l’Organisation Internationale du Travail [1] ou encore par la convention des Nations unies du 18 décembre 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes [2].
L’adoption de la directive répond à cette logique via une harmonisation minimale des droits nationaux, tout en adaptant les modalités de cette lutte aux spécificités de l’ordre juridique européen [3]. Ce texte vient compléter la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail. Il demeure qu’au 10 mai 2023, « l’écart de rémunération entre les femmes et les hommes dans l’Union persiste ; il s’élevait à 13% en 2020, avec des variations importantes entre les États membres, et n’a que très peu diminué au cours des dix dernières années. (…) Tous ces éléments constituent des obstacles structurels qui représentent des défis complexes pour parvenir à des emplois de qualité et à l’égalité des rémunérations pour un même travail ou un travail de même valeur et ils ont des conséquences à long terme telles que des écarts en matière de pensions de retraite et une féminisation de la pauvreté » [4].
C’est à la lumière de ces considérations que la directive pose une question : face à un marché du travail empreint de discriminations en termes de rémunérations fondées sur le sexe, comment parvenir à instaurer une relation d’équilibre entre les travailleurs et les employeurs ?
Au vu de ces considérations, deux questions se posent : qui sont les destinataires de ces éléments d’information (I) et quelles implications la garantie du respect de cette obligation génère-t-elle (II) ?
I- Une obligation d’information au profit des travailleurs.
La directive pose que l’ensemble des travailleurs soit informé. Reste à déterminer plus précisément, à la lumière du texte, de quels travailleurs il s’agit (A) et de quels éléments ils doivent être informés (B).
A) Une obligation d’information généralisée à tous les travailleurs.
1) Un champ d’application large.
La directive a un champ d’application extrêmement large dans la mesure où elle envisage la (quasi) totalité des travailleurs au sens du droit européen. Il ressort du deuxième article de la directive qu’elle « s’applique aux employeurs des secteurs public et privé » [5] et « à tous les travailleurs qui ont un contrat de travail ou une relation de travail au sens du droit, des conventions collectives et/ou des pratiques en vigueur dans chaque État membre (…) » [6] ; à noter, par ailleurs que sont aussi envisagés « les candidats à un emploi » [7].
Des questions peuvent se poser en termes d’interprétation : s’agit-il exclusivement de contrats de travail à temps complet, écrit, obéissant à certaines modalités ? D’après le considérant n° 18, la directive a vocation à « s’appliquer à tous les travailleurs » [8], y compris les travailleurs domestiques, de plateformes, protégés, stagiaires et apprentis à la condition « qu’ils remplissent les critères pertinents ». Ils doivent avoir conclu un « un contrat de travail ou une relation de travail au sens du droit, des conventions collectives et/ou des pratiques en vigueur » dans l’État membre. En France et au Luxembourg, toute relation marquée par un lien de subordination [9], quelles que soient les modalités, entraînera, pour le salarié, l’acquisition des prérogatives visées par la directive.
2) Les risques posés par une obligation d’information générale.
La portée de l’obligation d’information telle que prévue dans la directive n’est pas sans soulever des difficultés en termes de relations de travail et d’organisation du travail au sein de l’entreprise. En effet, le dogme de la transparence, ici mis en avant, aura(it) pour effet de contraindre les employeurs à communiquer à tous les salariés les grilles de salaires, et ainsi potentiellement instiller davantage la discorde que la concorde dans les relations de travail. Sous prétexte de lutter contre les discriminations, cette obligation de transparence ne peut que conduire à fragiliser la position des employeurs en matière de rémunération : tous les travailleurs du même secteur étant en mesure de comparer leurs rémunérations, l’employeur perdrait ainsi la main en matière de négociations salariales. Par ailleurs, cette obligation est aussi source de conflits entre les salariés qui vont en permanence, sous prétexte de transparence, rechercher une éventuelle discrimination dans le chef de leurs collègues.
En outre, si l’octroi des prérogatives nées de la directive est conditionnée à l’existence d’un contrat de travail, le danger n’est-il pas de voir se renforcer un phénomène d’externalisation des prestations de travail ? Nombre d’employeurs pourraient effectivement être encouragés à recourir à des contrats de prestations de services afin de contourner l’application de la directive.
Enfin, l’on peut également s’interroger sur la pertinence économique de cette directive dont l’effet pourrait être de freiner la fluidité du marché du travail en rendant les employeurs encore plus frileux à l’embauche par la multiplication d’obstacles juridiques.
Les employeurs sont donc redevables d’une obligation d’information envers une très large proportion de travailleurs.
B) Une information à vocation exhaustive.
1) Les éléments à fournir : contenu et modalités de communication.
Le chapitre II de la directive traite de la « transparence des rémunérations ».
L’obligation d’information imposée par la directive n° 2023/970 implique que les employeurs doivent fournir aux salariés des informations complètes et détaillées dès le recrutement et tout au long de la relation de travail. Cette exhaustivité ne se limite pas à une simple énumération des conditions de travail ou du salaire, mais doit inclure tous les aspects pertinents pour que les employés soient pleinement informés de leurs droits et obligations. Par exemple, les employeurs doivent détailler les critères de rémunération, les systèmes de primes, les avantages sociaux, ainsi que les conditions spécifiques telles que les horaires flexibles ou le télétravail.Il y a lieu de préciser que l’article 9, 5. de la directive laisse la possibilité aux Etats de soumettre ou non les « employeurs dont les effectifs comptent moins de 100 travailleurs » à l’obligation de fournir « des informations sur les rémunérations ». De la sorte, nombreux pourraient être les employeurs à échapper cette obligation.
L’exhaustivité de l’information requise par la directive ne se contente pas de couvrir les éléments essentiels du contrat de travail ; elle impose également que toute information fournie soit précise, transparente et compréhensible. Les employeurs doivent ainsi veiller à ce que les salariés soient informés de manière claire et non équivoque sur des sujets complexes comme les mécanismes de révision salariale, les critères d’évolution de carrière, ou encore les droits à la formation. Par exemple, si des primes sont basées sur la performance, les critères d’évaluation doivent être explicitement communiqués. L’obligation d’information s’étend également aux procédures internes, telles que les recours en cas de différends ou les mécanismes de protection contre les discriminations, qui doivent être clairement décrits pour prévenir tout malentendu ou litige.
2) L’obligation d’actualisation accessoire à l’obligation d’information.
L’exhaustivité de l’information implique une mise à jour continue et proactive de la part des employeurs. Cela signifie que toute modification des conditions de travail, de la rémunération, ou des politiques internes doit être immédiatement communiquée aux salariés, de manière détaillée et accessible. Les employeurs doivent ainsi anticiper les situations où des changements pourraient affecter les droits ou les obligations des salariés et s’assurer que ces derniers disposent toujours des informations les plus récentes pour prendre des décisions éclairées. En outre, cette obligation d’information continue s’accompagne d’un devoir de conservation des preuves de communication, afin de pouvoir démontrer, en cas de contestation, que les informations ont bien été transmises de manière exhaustive. Cette logique censée instaurer un climat de confiance et à réduire les inégalités en matière de traitement entre les salariés risque finalement d’instaurer un climat de défiance.
II- La transparence garantie par l’aménagement des règles de procédure.
La transparence, par l’obligation d’information qu’elle génère, nécessite pour les personnes concernées de pouvoir amener à corriger voire effacer toute situation discriminatoire. L’accès au juge est donc primordial, d’autant dans un ordre juridique superposé à une multitude de droits nationaux variables. Pour cette raison, la directive ne pouvait que comprendre un volet procédural [10], lequel s’attache à la fois aux questions d’accès au juge, par l’ouverture d’un intérêt à agir et de l’aménagement de délais de prescription (A), et à la question de la conduite du procès en opérant un renversement de la charge classique de la preuve (B).
A) L’intérêt à agir et l’aménagement des délais de prescription.
1) Le recours préalable à un mécanisme alternatif de règlement des différends.
La directive envisage la question de l’intérêt à agir tout en la corrélant à l’hypothèse d’un éventuel recours préalable à un mécanisme alternatif de règlement des différends. L’article 14, qui traite de la « défense des droits », dispose expressément que « les États membres veillent à ce que, après un éventuel recours à une conciliation, tous les travailleurs qui s’estiment lésés par un défaut d’application du principe de l’égalité des rémunérations aient accès à des procédures judiciaires (…) ». Les mots ont un sens : la directive envisage un éventuel recours à la « conciliation », quid alors de la médiation conventionnelle et judiciaire ou de l’arbitrage, par exemple ?
Le quarante-sixième considérant de la directive précise seulement qu’ « une législation nationale qui prévoit le recours à la conciliation ou qui rend l’intervention d’un organisme pour l’égalité de traitement obligatoire ou la soumet à des incitations ou à des sanctions ne devrait pas empêcher les parties d’exercer leur droit d’accès à la justice ». Le considérant n’est donc pas d’une grande aide, même en sa version anglophone qui envisage aussi la « conciliation » [11]. Il serait absurde de réduire le champ des mécanismes alternatifs à la seule conciliation, force est de constater que, sauf jurisprudence contraire, il y a lieu de comprendre la « conciliation » seulement comme un exemple.
2) L’intérêt à agir : le sentiment justifie-t-il l’action ?
En ce qui concerne l’intérêt à agir lui-même, l’article 14 de la directive ouvre les voies de recours à « tous les travailleurs qui s’estiment lésés par un défaut d’application du principe de l’égalité des rémunérations ». Qu’est-ce que s’estimer lésé ? En droit français, l’article 31 du Code de procédure civile dispose que « l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé ». Il est bien connu qu’un intérêt à agir, pour être reconnu, doit remplir trois conditions cumulatives : être personnel, direct, né et actuel [12]. Or, si l’intérêt doit être à la fois « né et actuel », ne doit-il pas exister au moment du recours ? Il semble que la directive se contente d’une simple hypothèse de discrimination comme fondement à l’intérêt à agir. N’y a-t-il pas contradiction avec les notions les plus fondamentales de la procédure civile ? Le sentiment légitime-t-il l’action ? C’est ce que laisse penser cet article 14. En réalité, il s’agit là d’une manifestation d’une logique plus profonde. Comme le relèvent Mesdames Carayon et Mattiussi : « (…) les évolutions du droit de la non-discrimination depuis ces vingt dernières années montrent que le droit a acté l’importance de prendre en considération certains sentiments individuels de discrimination (…) » [13].
La prise en compte du sentiment par le droit dépasse le champ de l’intérêt à agir et s’accroche - depuis un certain temps - à l’un des enjeux les plus fondamentaux de tout procès : la preuve. L’existence et la recevabilité de la preuve permettent, comme chacun sait, d’établir la réalité d’une prétention : le sentiment est-il alors admissible à titre de preuve et, le cas échéant, comment la directive l’envisage-t-elle ?
B) Le renversement de la charge de la preuve de l’existence d’une discrimination.
1) L’établissement d’une présomption au profit du salarié.
L’article 18 de la directive traite, en son premier paragraphe du « renversement de la charge de la preuve » et dispose que si un « travailleur s’estime lésé par un défaut d’application, à son égard, du principe de l’égalité des rémunérations et établit, devant une autorité compétente ou une juridiction nationale, des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, il incombe au défendeur de prouver qu’il n’y a pas eu discrimination directe ou indirecte en matière de rémunération ». Au-delà de la reconnaissance d’un intérêt à agir sur la base du ressenti personnel, la directive opère un renversement de la charge de la preuve du demandeur vers le défendeur. Dans la mesure où le demandeur doit simplement rapporter des « faits » permettant d’établir le bien-fondé de son ressenti, il subit alors une charge de la preuve bien moins importante que le défendeur, donc l’employeur, qui, lui, ne devra pas simplement rapporter la preuve d’un ressenti mais bien de l’absence, en l’espèce, de discrimination.
2) L’établissement de la réalité du ressenti dans le chef du salarié.
L’interprétation de la directive pose la question de la recevabilité de la preuve : comment un demandeur pourrait-il valablement établir la réalité de son ressenti, en d’autres termes l’existence d’une discrimination ? En droit français, la preuve d’un fait juridique peut être rapportée par tout moyen. Or, l’on imagine difficilement que le salarié puisse s’appuyer sur des éléments objectifs ou extérieurs à lui-même pour établir le bien-fondé de son ressenti (sauf à ce qu’il puisse avoir accès aux documents confidentiels de l’entreprise). A lire la directive, il semble que le salarié puisse se constituer preuve à lui-même.
N’y a-t-il pas lieu d’y voir une contradiction avec l’article 1363 du Code civil qui pose que « nul ne peut se constituer de titre à soi-même » ? Sous l’empire du droit antérieur à l’ordonnance de 2016 [14], la Cour de cassation avait pu dire pour droit « que le principe selon lequel nul ne peut se constituer de preuve à soi-même n’est pas applicable à la preuve d’un fait juridique » [15]. La nouvelle rédaction de l’article 1363 du Code civil dispose expressément que « nul ne peut se constituer de titre à soi-même ». L’interprétation du mot « titre » a pu poser des problèmes d’interprétation : la doctrine majoritaire retient que l’usage de ce mot implique qu’il ne saurait être fait recours au principe de la preuve par tout moyen qu’en ce qui concerne les actes juridiques [16]. Les faits juridiques en sont donc, aux yeux de la doctrine majoritaire, exclus. En d’autres termes, l’évolution induite par l’ordonnance de 2016 ne remet nullement en cause le principe préexistant : il découle de la future application de la directive qu’un salarié sera en mesure de rapporter la preuve de sa discrimination par tout moyen. Partant, le véritable danger se trouve dans un accroissement exponentiel des actions en justice de la part des salariés à l’encontre de leurs employeurs au motif d’une discrimination ressentie qui ne correspondrait pas à la réalité d’un traitement différencié par l’employeur de deux salariés accomplissant un travail de même valeur mais dont la performance serait significativement différente.
3) L’existence d’une discrimination au sens de la directive n° 2023/970.
Deux types de discriminations sont visées par la directive, en particulier en son troisième article : la discrimination directe et la discrimination indirecte. Les deux définitions sont claires : la discrimination directe désigne « la situation dans laquelle une personne est traitée de manière moins favorable en raison de son sexe qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable » [17] ; l’autre renvoie à la « situation dans laquelle une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre désavantagerait particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour parvenir à ce but soient appropriés et nécessaires » [18]. En d’autres termes, est indirecte toute discrimination dérivant de l’application d’un référentiel (dit) objectif qui ne serait pas proportionné et nécessaire. La discrimination directe, elle, consiste en toute différence de traitement. Dans les deux cas, il faut qu’il y ait différence de traitement fondée sur le sexe : un homme doit être ou avoir été traité avec moins d’égards qu’une femme et inversement. À titre superfétatoire, il n’est pas inutile de renvoyer au cinquième considérant de la directive qui inclut, dans le champ de la discrimination, l’hypothèse transsexuelle [19]. Pour être exhaustif, il faut préciser que l’article 3, 2., e) de la directive envisage « la discrimination intersectionnelle, qui est une discrimination fondée simultanément sur le sexe et sur un ou plusieurs autres motifs de discrimination prohibés au titre de la directive 2000/43/CE ou 2000/78/CE ».
Mais, alors, quels sont les éléments à surveiller, au vu de la directive, pour assurer une application pertinente du principe d’égalité de traitement ? En réalité, il s’agit surtout d’un élément particulier : la valeur du travail. Pour que puisse être envisagée l’éventualité d’une discrimination, encore faut-il qu’il y ait un « travail de même valeur », c’est-à-dire « un travail défini comme étant de même valeur selon les critères non discriminatoires, objectifs et non sexistes visés à l’article 4, paragraphe 4 » de la directive. Il s’agit donc de « (…) structures de rémunération (…) de nature à permettre d’évaluer si des travailleurs se trouvent dans une situation comparable au regard de la valeur du travail, en fonction de critères objectifs non sexistes convenus avec les représentants des travailleurs, lorsqu’il en existe. Ces critères ne sont pas fondés, directement ou indirectement, sur le sexe des travailleurs. Ils comprennent les compétences, les efforts, les responsabilités et les conditions de travail, ainsi que, s’il y a lieu, tout autre facteur pertinent pour l’emploi ou le poste concerné. Ils sont appliqués de manière objective et non sexiste excluant toute discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe. En particulier, les compétences non techniques pertinentes ne sont pas sous-évaluées ». La discrimination, fondée sur le sexe, repose fondamentalement sur une inégalité salariale. Ce n’est que dans l’hypothèse où deux personnes de sexe différent seraient différemment rémunérées pour un « travail de même valeur » qu’il y aurait discrimination directe, indirecte ou intersectionnelle.
Tout porte à croire que la transposition de la directive en droit interne confrontée à la représentation traditionnelle de la relation de travail ne sera pas sans soulever de sérieuses difficultés et qu’il est à envisager que la directive aboutisse à un rééquilibrage du rapport de force entre salariés et employeurs.