1. Les fondements du droit à un procès équitable dans un délai raisonnable.
Le droit européen consacre dans un corpus juridique impératif l’exigence d’un délai raisonnable dans le traitement des affaires judiciaires.
Pierre angulaire de toute contestation, l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) garantit à toute personne le droit à ce que sa cause soit entendue « dans un délai raisonnable » par un tribunal indépendant et impartial. Ratifiée par la France, cette convention conduit les États contractants à organiser leur système judiciaire en vue d’une efficacité et célérité dans le rendu des décisions de justice. C’est au visa de cet article que la responsabilité de l’État a pu être engagée dans de nombreuses affaires. La Cour européenne des droits de l’homme a développé une abondante jurisprudence sur la notion de « délai raisonnable » [1]. Elle considère la lenteur excessive d’une procédure judiciaire en fonction de critères jurisprudentiels [2], tels que la complexité de l’affaire (la technicité d’une affaire peut ou non en justifier la longueur de la procédure), le comportement des parties (la multiplication des recours dilatoires du requérant peut par exemple lui ôter la possibilité de se plaindre d’un retard dont il est lui-même à l’origine) et les diligences des autorités judiciaires (par exemple les moyens limités mis en œuvre par la Justice pour garantir une célérité raisonnable du procès).
Et même si les différentes étapes de la procédure se sont déroulées à un rythme admissible, l’appréciation de la durée de la procédure se fait dans la globalité afin de déterminer si elle excède un « délai raisonnable » [3]. La justice ne doit pas être « rendue avec des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité » [4].
Dans un arrêt de principe, la CEDH a condamné l’Italie pour une durée de procédure de plus de six ans dans une affaire civile, estimant qu’un tel retard constituait une violation manifeste de l’article 6 § 1 [5]. Appliqué au contexte français, cet arrêt trouve un écho dans des affaires similaires portées devant la CEDH contre la France [6]. Ainsi, dans une affaire, la CEDH a jugé que des délais de plus de cinq ans devant une juridiction prud’homale française étaient excessifs, engageant la responsabilité de l’État pour dysfonctionnement du service public de la justice [7]. Cet arrêt a renforcé la pression sur les juridictions françaises pour réduire les délais de traitement des affaires, mais les réformes structurelles tardent à produire des effets.
Dans l’esprit de l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 4 du Code civil dispose que « le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Si cette disposition vise initialement le refus explicite de juger, la jurisprudence a étendu son champ d’application aux retards injustifiés dans le traitement des affaires judiciaires.
Le Conseil d’État a eu l’occasion de rappeler que « le caractère raisonnable du délai de jugement d’une affaire doit s’apprécier de manière à la fois globale - compte tenu, notamment, de l’exercice des voies de recours - et concrète, en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement de la procédure et, en particulier, le comportement des parties tout au long de celle-ci, mais aussi, dans la mesure où la juridiction saisie a connaissance de tels éléments, l’intérêt qu’il peut y avoir, pour l’une ou l’autre, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu’il soit tranché rapidement » [8]. Ces précisions contribuent à construire la notion de « délai raisonnable », une notion naturellement évolutive et propre à chaque affaire.
Au conseil de prud’hommes, les délais de traitement, qui atteignent parfois plusieurs années entre la saisine et le jugement définitif, excèdent largement ce qui peut être considéré comme raisonnable. Un rapport de la Cour des comptes de 2019 a mis en lumière des délais moyens nationaux de 15,6 mois pour une affaire en première instance, auxquels s’ajoutent les délais d’appel. Ces retards, aggravés par un manque chronique de conseillers prud’homaux et de greffiers, placent les justiciables - souvent des salariés en situation de précarité - dans une position où leurs droits, bien que reconnus en théorie, deviennent illusoires en pratique (2).
2. L’encombrement des conseils de prud’hommes.
Les conseils de prud’hommes sont fréquemment confrontés à une accumulation de dossiers, en raison notamment de la judiciarisation des relations de travail et du fonctionnement particulier de la juridiction prud’homale fondée sur le paritarisme. Cette situation peut conduire à des délais excessifs, parfois supérieurs à deux ans avant qu’une affaire ne soit évoquée, notamment en cas de partage de voix nécessitant une formation de départage présidée par un magistrat professionnel.
2.1. Une cause structurelle des retards dans la justice prud’homale.
En réponse aux arguments juridiques en faveur d’une reconnaissance du déni de justice en raison de la longueur du traitement des affaires, il est de nombreux facteurs mis en avant par l’État pour tenter de limiter ou de s’exonérer de sa responsabilité.
Ainsi en est-il du volume conséquent de dossiers contentieux entrainant une surcharge des juridictions prud’homales. La phase de conciliation obligatoire qui ajoute une étape supplémentaire avant le jugement ou encore de la lenteur dans le rendu des jugements en raison de la nature paritaire de la juridiction prud’homale (qui est composée, rappelons-le, de juges non-professionnels, avec notamment dans 20 % des cas un renvoi devant un juge départiteur) sont souvent mis en avant pour motiver la longueur des procédures.
Les délais s’en trouvent inextricablement plus longs que devant tout autre juridiction. L’enjeu est particulièrement aigu en matière prud’homale, où les litiges portent souvent sur des licenciements ou des salaires impayés, des droits essentiels à la survie économique des salariés. Un retard excessif peut ainsi aggraver la précarité du justiciable, rendant ineffective toute réparation ultérieure.
2.2. Un dysfonctionnement entrainant un déni de justice.
Pour qu’il y ait condamnation de l’État, encore faut-il qualifier ce qu’est le déni de justice en matière de longueur de procédures prud’homales. En général, il ne s’agit pas du refus de statuer de la part d’un juge tel que prévu par l’article 4 du Code civil puisque cette situation est rarement présente. Il s’agit plutôt - et cela est fréquent - de l’absence de justification légitime du retard. Cela est en soi un déni de justice fréquemment reproché à la juridiction prud’homale.
Par conséquent, l’absence de justification de ce que le retard dans le traitement d’une affaire prud’homale n’a pour origine ni la complexité du litige, ni le comportement des parties, mais plutôt une surcharge structurelle de la juridiction, constitue un dysfonctionnement engageant la responsabilité de l’État. Pour ce faire, plusieurs voies de recours sont offertes au justiciable (3).
3. Les voies de recours en cas de retard excessif de la juridiction prud’homale.
Tout justiciable peut engager un recours en responsabilité de l’État pour obtenir réparation face à un retard anormalement long.
3.1. La mise en œuvre de la responsabilité de l’État.
Il appartient à l’État d’organiser le service public de la justice de telle sorte que les juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive dans un délai raisonnable [9]. L’indemnisation des justiciables victimes de retards excessifs passe par une action en responsabilité de l’État. Elle peut être intentée devant le Tribunal judiciaire sur le fondement des articles L111-3 et L141-1 du Code de l’organisation judiciaire, lesquels prévoient respectivement que « les décisions de justice sont rendues dans un délai raisonnable » et que « l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice ». Le demandeur devra s’atteler à démontrer un faisceau d’indices en s’appuyant notamment sur :
1. l’existence d’un retard excessif dans le traitement de son affaire.
2. l’absence de justification légitime de ce retard : aucune des parties ne doit être responsable d’un comportement dilatoire et l’affaire ne doit pas relever d’une complexité particulière.
3. un préjudice subi par le justiciable : moral (détresse psychologique, incertitude prolongée) ou financier (perte de revenus).
En somme, il appartient au demandeur de démontrer que le délai a excédé une durée raisonnable et lui a causé un préjudice. Un arrêt du Conseil d’État mérite d’être mentionné : l’arrêt du 14 octobre 2015 [10]. Un salarié avait saisi le conseil de prud’hommes pour contester un licenciement économique, mais la procédure avait duré plus de six ans, en raison de reports d’audience et d’un manque de conseillers prud’homaux. Le Conseil d’État a reconnu que ce délai, dans une affaire portant sur un droit fondamental (le droit au travail), était incompatible avec les exigences d’une justice efficace. Il a condamné l’État à verser des dommages et intérêts pour le préjudice subi, notamment la perte de revenus liée à l’impossibilité de faire valoir rapidement ses droits.
Il est à noter que cette voie de recours est peu connue en pratique. D’une part, la charge de la preuve repose sur le justiciable, qui doit démontrer le caractère excessif du retard et le préjudice subi, ce qui nécessite de procéder à une analyse in concreto selon la méthode du faisceau d’indices évoquée plus haut. D’autre part, si les indemnisations accordées varient selon la longueur de la procédure, faisant parfois hésiter le justiciable, elles n’en demeurent pas moins réelles (entre 200 euros et 300 euros par mois de retard) et justifient d’agir. D’ailleurs, l’État négocie quasi-systématiquement une indemnisation amiable lorsque le recours est bien articulé. Cela ne compense certes pas pleinement la perte de chance ou les difficultés pratiques engendrées par l’attente mais l’indemnisation existe et la responsabilité de l’État est reconnue. Cela est en soi une victoire.
3.2. La saisine de la Cour européenne des droits de l’homme.
Ultime voie de recours lorsque le dernier degré de juridiction interne n’a pas donné satisfaction au justiciable, le justiciable peut déposer une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme. La CEDH a effectivement condamné la France à plusieurs reprises pour des délais de procédure jugés excessifs dans des affaires prud’homales, en violation de l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme qui garantit le droit à un procès dans un « délai raisonnable ». L’affaire Delgado contre France en est une illustration notable [11]. Dans cette affaire, près de sept ans et demi se sont écoulés depuis la saisine du conseil de prud’hommes jusqu’à l’arrêt de la Cour de cassation, un délai jugé déraisonnable et ne pouvant se justifier par la complexité de l’affaire ou le comportement du requérant.
Cette décision - comme tant d’autres [12] - a une fois de plus mis en lumière les dysfonctionnements de la justice prud’homale en termes de délais, un déni de justice qui persiste encore aujourd’hui malgré quelques réformes peu convaincantes.
En définitive, l’encombrement et les retards excessifs du conseil de prud’hommes constituent une atteinte grave au principe d’accès à la justice. La jurisprudence, qu’elle émane de la Cour de cassation, du Conseil d’État ou de la CEDH, offre des outils pour sanctionner ces dysfonctionnements, mais elle ne saurait pallier l’absence de réformes structurelles.
Dès lors, la question de la réforme et du renforcement des moyens alloués aux juridictions prud’homales demeure un enjeu essentiel pour garantir une justice efficace et accessible. Il apparaît urgent de repenser l’organisation du conseil de prud’hommes pour prévenir le déni de justice. Parmi les solutions envisageables figurent l’augmentation des effectifs de conseillers et de greffiers, la simplification des procédures (notamment via la médiation ou la conciliation préalable), et une meilleure répartition des affaires entre les différentes sections. Certains plaident pour le remplacement des conseillers prud’homaux par des juges professionnels, afin de limiter les taux d’appels (environ 65% des jugements prud’homaux) et rendre plus effectif ce premier degré de juridiction. Ces mesures nécessitent toutefois une volonté politique et des moyens budgétaires que les gouvernements successifs peinent à mobiliser. À défaut d’une action rapide, le risque est de voir la confiance des citoyens dans cette juridiction s’éroder davantage, au détriment des droits des justiciables qu’elle est censée protéger.