L’actualité juridique et économique nous pousse à traiter la question de la place des ICOs dans notre environnement juridique. En effet, l’importance croissante de ce mode de financement ainsi que le flou juridique qui l’entoure en font un sujet intéressant à décortiquer. De ce fait, la loi PACTE intervient dans ce paysage juridique pour graver dans le marbre législatif plusieurs mesures permettant d’encadrer, de définir et de préciser les « émissions en jetons numériques ».
Les mesures prévues dans la loi PACTE s’inscrivent en quelque sorte dans la suite des principes préconisés par le rapport Landau (de Jean-Claude Landau, ancien gouverneur de la Banque de France), commandé par le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire en janvier 2018 et remis le 4 Juillet 2018. [1] Ce rapport avait pour ambition de dresser les risques et opportunités du développement des crypto-actifs en France et dans le monde. Par conséquent, les députés se sont bien inspirés des éléments prévus dans le rapport Landau au regard des amendements qui ont été déposés lors des discussions du fait des ressemblances avec le contenu de la loi PACTE.
Les articles de la loi PACTE relatifs aux ICOs (les articles 26 à 26 bis B) ont été votés définitivement le 11 avril 2019. Du fait de l’enthousiasme et de la volonté commune des parlementaires de mettre la France sur le devant de la scène sur la question des ICOs dans le monde, les dispositions de la loi sur les ICOs — peu retouchées lors des discussions — ont été définitivement validées.
I - Les ICOs et la nécessité de les encadrer.
Une ICO est un mode de financement apparu très récemment, avec le développement des crypto-actifs tels que le Bitcoin. Avec plus de 21 milliards de dollars levés via des ICOs dans le monde en 2018, contre seulement 6,8 milliards de dollars en 2017 [2], il est clair que les ICOs ont acquis une telle importance qu’elles ont attiré le regard des autorités de régulation, et notamment en France celui du gendarme de la bourse, l’AMF (Autorité des Marchés Financiers).
Comme l’a bien rappelé l’AMF dans une publication du 14 novembre 2018 [3], les ICOs sont des opérations de levées de fonds effectuées à travers une technologie de registre distribué (dite « blockchain ») et qui donnent lieu à une émission de jetons (« tokens »), ceux-ci pouvant ensuite être, selon les cas, utilisés pour obtenir des produits ou services, échangés sur une plateforme (marché secondaire) et/ou pouvant rapporter un profit.
Ces ICOs ont permis à des startups de collecter des millions de dollars en quelques jours voire en quelques minutes. Pour autant, il s’agit d’un domaine difficile à appréhender. Par exemple, l’AMF a même dû se doter d’une équipe pro-blockchain pour cerner ces nouvelles technologies de financement [4] et l’apparition de nouveaux prestataires de services sur actifs numériques proposant des services similaires à ceux que l’on trouve sur les canaux de financement beaucoup plus traditionnels (tels que les crowdfunding, les financements via le capital-risque — Private Equity, etc…).
Dès que les régulateurs et les marchés ont vu apparaître ces ovnis juridiques, ils se sont rendus compte des risques importants et inhérents aux ICOs qu’encourent les investisseurs, notamment :
Le premier risque pour un investisseur qui participe à une ICO est avant tout la perte d’une partie ou de la totalité du montant investi dans le projet. Ce risque est particulièrement tenace en matière d’ICO car le projet financé n’étant souvent qu’une idée, la probabilité pour que le projet n’aboutisse pas est très élevée.
De plus, on relève également l’existence de nombreux projets frauduleux d’ICO pour diverses raisons (disparition des émetteurs ou dirigeants du projet, mauvaise gestion budgétaire du projet, pyramide de Ponzi etc…). L’AMF a même établi une « liste noire » des plateformes proposant de manière frauduleuse des crypto-actifs [5] du fait de la multiplication des recours au sujet de fraudes sur crypto-actifs devant le service d’aide aux épargnants.
Enfin, un autre risque important qui a été souligné par le rapport Landau est la dissimulation de l’origine des fonds accentuée par l’anonymat des transactions en crypto-actifs, ce qui a pour objet de mettre en place des mécanismes de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme.
Tous ces risques, qui s’inscrivent dans la montée en puissance des ICOs, expliquent pourquoi la France tente de devenir le fer de lance du domaine ICO dans le monde, mais pour ce faire elle s’est livrée à la délicate tâche de les encadrer. En effet, la France a choisi de diminuer le plus possible ces risques en passant par un cadre législatif clair et précis. Ce cadre est notamment prévu dans la loi PACTE.
II - Le contenu de la loi PACTE sur les ICOs.
La loi PACTE vise clairement plusieurs objectifs par le biais de ses nouvelles dispositions :
Rendre l’Autorité des marchés financiers compétente pour superviser les émissions de jetons qui échapperaient au cadre actuel de la réglementation financière, notamment celui des offres au public de titres financiers ;
Mettre en place au niveau législatif des contraintes minimales (existence d’une personne morale, mise en place d’un dispositif de séquestre), qui pourront être complétées par le règlement général de l’Autorité des marchés financiers ;
Autoriser l’Autorité des marchés financiers à délivrer un visa aux acteurs qui respectent les contraintes posées, permettant ainsi aux investisseurs de distinguer les acteurs légitimes et incitant ces derniers à mener leurs projets en France. [6]
Nous verrons dans quelle mesure les nouvelles dispositions législatives issues de ladite loi parviennent à combler ces objectifs.
Les nouvelles définitions apportées par la loi PACTE.
La mise en place d’un cadre juridique pour les émissions en jetons numériques est la principale mesure de la loi PACTE. Pour ce faire la loi, dans son article 26, pose pour la première fois les définitions juridiques des jetons et des ICOs qui figureront dans le Code monétaire et financier (ci-après CMF).
Ainsi, nous avons la définition du jeton numérique prévue dans le nouveau art. L552-2 du CMF : « Aux fins du présent chapitre, constitue un jeton tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ».
De plus, on a la définition de l’ICO prévue dans le nouveau art. L552-3 du CMF : « Une offre au public de jetons consiste à proposer au public, sous quelque forme que ce soit, de souscrire à ces jetons. Ne constitue pas une offre au public de jetons l’offre de jetons ouverte à la souscription par un nombre limité de personnes, fixé par le règlement général de l’Autorité des marchés financiers, agissant pour compte propre ».
On peut dire que ces définitions permettent enfin aux juristes d’avoir une vision claire de ce qu’on entend par les offres au public de jetons (ICO) et même des jetons (tokens). On inscrit noir sur blanc qu’un jeton est un bien incorporel représentant un ou plusieurs droits. Mais on explique également qu’une offre au public de jetons est — dans une définition quelque peu tautologique — une offre au public, sous quelque forme que ce soit, à souscrire ces jetons. Dès lors, on pose également une définition négative sur le fait qu’une ICO ne peut être une offre à un nombre limité de personnes agissant pour compte propre, selon les dispositions qui seront fixées par l’AMF elle-même dans son Règlement général. Cette clarification permettra ainsi à l’AMF d’identifier plus facilement si elle a affaire à une ICO ou non.
Le visa optionnel de l’AMF.
Nous arrivons à la mesure phare de la loi PACTE sur les ICOs. Selon le nouveau art. L552-4 du CMF : « Préalablement à toute offre au public de jetons, les émetteurs peuvent solliciter un visa de l’AMF ». Ainsi dans le cadre des financements par ICO, l’AMF se voit confier la responsabilité de délivrer un visa optionnel aux porteurs de projet « légitimes » (qu’on appellera aussi « l’émetteur ») dès lors qu’ils respectent un certain nombre de conditions.
Notamment, le porteur d’un projet devra remettre « un document destiné à donner toute information utile au public sur l’offre proposée et sur l’émetteur », mais ce document (aussi appelé whitepaper ou Livre Blanc) doit être composé d’un « contenu exact, clair et non-trompeur et qui permette de comprendre les risques afférents à l’offre ». Le détail des pièces demandées pour obtenir un visa seront prévus dans le Règlement général de l’AMF.
Une fois l’AMF sollicitée, celle-ci vérifie que le porteur de projet ne tombe pas sous le coup d’une réglementation existante telle que celle des instruments financiers et qu’il soit constitué sous la forme d’une personne morale établie ou immatriculée en France (nouveau art. L552-5 du CMF). L’AMF va vérifier également que l’opération envisagée présente certaines garanties minimales permettant d’assurer la protection des investisseurs, par le biais notamment de la qualité du document d’information destiné aux investisseurs, la présence d’un mécanisme de sécurisation des fonds collectés, etc… L’émetteur sera même tenu d’informer les investisseurs des montants levés et de la présence d’un marché secondaire le cas échéant. Ces mesures de protection assurent en quelque sorte une efficacité du dispositif pour les investisseurs dans les ICOs.
De même, la loi PACTE prévoit une disposition de retrait du visa, après que l’AMF l’ait apposé, dès lors que cette dernière constate « que l’offre proposée au public n’est plus conforme au contenu du document d’information ou ne présente plus les garanties [précitées] », dans ce cas l’AMF « peut ordonner qu’il soit mis fin à toute nouvelle souscription ou émission, ainsi qu’à toute communication à caractère promotionnel concernant l’offre, et retirer son visa dans les conditions précisées par son règlement général » (nouveau art. L552-6 du CMF).
Par conséquent, après avoir évoqué toutes ces dispositions, pourquoi ce visa optionnel est si important pour l’attractivité de la France en matière d’ICO ? L’intérêt d’obtenir ce visa est d’offrir aux émetteurs une certaine légitimité et sécurité au mépris des autres émetteurs qui ne l’auront pas obtenu. Ainsi, les investisseurs seront plus à même de soutenir une ICO ayant obtenu le label AMF que celle qui n’en a pas. Cela va conduire à élargir le cercle des investisseurs potentiels et donc à rendre la France plus attractive pour le marché des ICOs, voire plus généralement des crypto-actifs. Le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire s’était même félicité dans un tweet dès l’adoption de l’art. 26 de la loi PACTE car « ce cadre juridique va attirer les innovateurs du monde entier ». [7] La loi PACTE va même plus loin car elle étend ce label aux « prestataires de services en actifs numériques ».
Un amendement, prévu à l’art. 26 bis de la loi PACTE, déposé et adopté par le Parlement, a permis de créer un nouveau statut de prestataire de services sur actifs numériques. Ce statut va permettre d’encadrer les activités d’intermédiation en actifs numériques. Cette disposition transpose également la dernière directive sur la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme [8], constituant ainsi un socle de règles communes pour tous les services sur actifs numériques avec des exigences à remplir, notamment en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme sous la supervision de l’ACPR (Autorité de Contrôle Prudentiel et de Supervision). En tout cas, l’AMF sera compétente pour délivrer un agrément optionnel pour ces prestataires de services sur actifs numérique. Ce label AMF confèrera les mêmes avantages qu’aux ICOs ayant également obtenu ce label.
Le Sénat a ajouté lors d’un amendement la possibilité de prévoir une interdiction ciblée, et non totale, de publicité pour les prestataires de services sur actifs numériques n’ayant pas obtenu l’agrément optionnel de l’AMF et les émetteurs de jetons n’ayant pas reçu de visa de l’AMF. Cette disposition a visiblement pour objet de renforcer l’utilité d’obtenir un tel agrément auprès l’AMF.
Les pénalistes noteront la création de plusieurs délits en lien avec les ICOs, notamment un délit spécifique de diffusion d’informations fausses ou trompeuses par les prestataires de services sur actifs numériques et par les émetteurs de jetons. Nous avons par exemple : « Est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende le fait, pour toute personne procédant à une offre au public de jetons au sens de l’article L. 552‑3, de diffuser des informations comportant des indications inexactes ou trompeuses ou d’utiliser une dénomination, une raison sociale, une publicité ou tout autre procédé laissant croire qu’elle a obtenu le visa prévu à l’article L. 552‑4 » (nouveau art. L572-27 du CMF pour les émetteurs de jetons).
Le droit à un compte bancaire.
Le droit à un compte bancaire spécifique pour les émetteurs de jetons numériques et de tous les prestataires de services sur actifs numériques avait été vigoureusement discuté. Le rapport de la mission d’information relative aux monnaies virtuelles, rendu public le 1er février 2019 [9], a préconisé la mise en place de ce droit au compte. Selon Pierre Person, député et rapporteur de cette mission, « garantir l’effectivité du droit au compte pour nos entrepreneurs est fondamental afin de développer un écosystème français favorable aux crypto-actifs » car « sans financements ni acteurs implantés en France, pas de projets ni d’écosystème ».
Ce sujet était longuement débattu, en effet les banques ont été longtemps réticentes à l’idée d’ouvrir un compte bancaire pour les prestataires de services sur actifs numériques du fait des risques inhérents à leurs projets. Toutefois, au regard de la préconisation du rapport, un amendement a été déposé puis définitivement adopté le 11 avril 2019, nonobstant les débats houleux qui ont porté sur ce droit. Désormais, il y a un droit à un compte bancaire spécifique pour les émetteurs de jetons ayant obtenu un visa et pour les prestataires de services sur actifs numériques qui ont obtenu un agrément, et en cas de refus l’établissement de crédit devra communiquer les raisons de ce refus à l’ACPR (nouveaux alinéas qui s’ajoutent à l’art. L312-23 du CMF).
III - Les enjeux et perspectives d’un tel encadrement réglementaire.
On l’a vu lors de nos développements sur le contenu de la loi PACTE que les avantages de l’encadrement sont de garantir une certaine sécurité pour les investisseurs. Ces derniers verront certains émetteurs beaucoup plus sûrs et légitimes grâce au label AMF qu’ils auront obtenu. Cela permettra à la France d’accroître le dynamisme et d’attirer les investisseurs en crypto-actifs du monde entier dans des perspectives on ne peut plus optimistes. La France est ainsi le premier pays dans le monde à adopter une telle législation, d’où l’enthousiasme suscité lors des débats parlementaires.
Le Conseil d’État dans son avis du 14 juin 2018 sur la loi PACTE [10] avait mis en avant le caractère avant-gardiste de l’encadrement réglementaire des ICOs. En effet, selon la plus Haute juridiction administrative, cette législation qui poursuit des objectifs d’intérêt général de protection des investisseurs « n’est imposé ni par le droit de l’Union européenne ni par le droit international et qui présente un caractère optionnel », cependant « ce régime est susceptible d’évoluer à l’avenir en fonction tant des évolutions technologiques et économiques que du contexte normatif européen et international ». Ainsi, le Conseil d’Etat souligne le caractère temporaire/provisoire de cette législation qui devra certainement être adaptée au vu et au su des nouveaux comportements des acteurs sur le marché ainsi que des évolutions technologiques et normatives.
Conclusion.
En conclusion, la loi PACTE place indéniablement la France comme le premier État encadrant véritablement les ICOs. Tandis que les autres systèmes juridiques essayent encore de les appréhender, la France détient une longueur d’avance sur la compréhension de ces mécanismes qui représentent un marché de plusieurs millions (en France), voire de milliards de dollars (dans le monde).
Cet encadrement est d’autant plus important que certains régulateurs étrangers ont interdit de manière définitive les ICOs sur leur territoire (la Chine, le Vietnam ou l’Algérie par exemple), ou de manière temporaire (Corée du Sud) [11]. D’autres proposent une approche au cas par cas du fait de la difficulté de la qualification des tokens (l’Allemagne, le Canada, le Brésil par exemple). Enfin, le régulateur américain (la Securities Exchange Commission - SEC) considère, vu la jurisprudence de la Cour suprême américaine, que certains crypto-actifs sont des instruments financiers [12] (des securities) au sens du droit américain [13]. Par conséquent, avec la loi PACTE, la France se place devant tous ces régulateurs qui ont encore du mal à appréhender les enjeux économiques découlant des ICOs.
Après les propositions, les actes ! Il ne reste plus qu’à observer et analyser les réactions des différents acteurs sur le marché des crypto-actifs pour juger l’efficacité pratique de ces nouvelles mesures.