Tout d’abord, une définition. Traiter des neurodroits est toujours périlleux en ce qu’il s’agit d’un ensemble de considérations juridiques placées à la frontière du droit pur tel que l’on a l’habitude de l’envisager et des neurosciences. Dit autrement, il s’agit de la traduction d’une expression anglo-saxonne, à savoir « neurolaw » « qui désigne autant les travaux explorant l’utilisation des neurosciences dans l’expertise judiciaire, que les programmes de recherche dont le but est d’apporter un éclairage nouveau grâce aux neurosciences sur les différentes étapes d’une procédure judiciaire comme de ce qui peut pousser des individus à contrevenir à la justice » [1]. En ce qui concerne la France, d’aucuns ont considéré que « la France était entrée dans l’ère du « neurodroit » [2] par la promulgation de la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique [3] intégrant un nouvel article 16-14 au Code civil [4].
La réalité des neurodroits n’est pas nouvelle : la Professeure de Psychologie appliquée à la Justice, Madame Nathalie Przygodzki-Lionet, rappelle que « [...] la justice a recours aux neurosciences depuis le début du XXème siècle » [5]. Par exemple, dans l’affaire Weinstein [6] : « le mis en cause avait reconnu avoir étranglé sa femme puis maquiller les faits en plaidant une occultation de sa volonté et une perte de contrôle de ses actes du fait d’un kyste au cerveau. Ce moyen de défense, étayé par d’impressionnantes images du kyste de forme « arachnoïdienne », aurait conduit le procureur a proposé sic une négociation de peine [...] » [7] [8]. Encore plus tôt, dans une affaire Erskine datée de 1978 [9] où « le défendant a tenté, en vain, d’utiliser des images issues de scanners cérébraux afin de justifier une déficience mentale » [10], la Justice eut déjà à connaître de l’imagerie cérébrale.
L’imagerie cérébrale permettrait donc d’établir l’innocence de quiconque grâce à un élément incontestable : le cerveau ; or, les neurodroits ne sous-tendent-ils pas d’enjeux particulièrement conséquents ? Ne court-on pas le risque de voir le recours à l’imagerie cérébrale prendre le pas sur des considérations sujettes à la discussion et au débat comme la place de l’individu, en tant qu’être humain, face à une possible intrusion de la technologie dans son cerveau ? Ces quelques questions permettent de mettre un autre point en lumière : la neurotechnologie et ses promesses nécessitent d’être encadrées, d’où un éclairage supplémentaire à cette notion de « neurodroits » : des droits face aux neurotechnologies et leurs corollaires. À ce sujet, le docteur Laure Tabouy déclare, à juste titre, que : « [...] les neurosciences modifient nos conceptions philosophiques et éthiques traditionnelles en apportant des informations sur le fondement biologique de notre comportement moral. Cette accélération de ces innovations rend indispensable les réflexions sur les enjeux sociétaux, éthiques et légaux qu’elles soulèvent, et la conception interdisciplinaire de garde-fous, de systèmes d’évaluation et de surveillance et de cadres de gouvernance adaptés aux valeurs sociologiques, éthiques et juridiques de la France et de l’Europe. Des protections appropriées des données cérébrales, des espaces privés et de l’identité individuelle doivent être intégrées dans notre compréhension des droits de l’Homme » [11]. De la sorte, poursuit le docteur Tabouy, « en combinant l’expertise des recherches neuroscientifique, sociologique, éthique et juridique, les recherches et les réflexions en neurotechnologies auront l’avantage d’être complémentaires, robustes, pertinentes, et donc plus fiables. C’est ce qu’incarne la neuro-éthique qui est en quelque sorte une conscience critique constructive (ou la Jiminy Cricket des neurosciences), c’est un appel à une pratique neuroscientifique plus réfléchie faisant appel aux sciences sociales pour examiner le potentiel et les limites des questions et des méthodologies des neurosciences et leurs impacts sur la société » [12].
Il y a donc lieu de bien distinguer neurodroits et neuroéthique. Comme le précise le Rapport commandé par le comité de bioéthique (DH-BIO) du Conseil de l’Europe sur les neurotechnologies : « pouvoir intervenir efficacement et en toute sécurité sur le cerveau humain grâce aux neurotechnologies est une frontière scientifique qui doit être franchie pour le bien de l’humanité. Cependant, cela soulève dans le même temps des défis éthiques et juridiques majeurs. La neuroéthique et le neurodroit sont les deux principaux domaines de recherche qui traitent respectivement des questions éthiques et juridiques soulevées par notre capacité toujours plus grande à agir sur le cerveau par le biais des neurotechnologies » [13]. Ainsi, le neurodroit, pris au singulier, désigne le champ d’étude des questions juridiques nées de l’utilisation et de l’évolution des neurotechnologies, tandis que la neuroéthique traite des questions de pure éthique. Cette distinction est davantage faite à des fins pédagogiques que tout autre but : d’après certains auteurs, le champ du neurodroit rentrerait dans l’ensemble totalisant de la neuro-éthique : « l’inflation du préfixe « neuro » dans les années 2000 indique bien l’étendue des implications éthiques potentielles de l’usage des neurosciences. Neurodroit, neuroéducation, neuromarketing, neuroéconomie, neuropolitique... sont autant de nouveaux mots pour indiquer des usages des neurosciences pour modifier ou confirmer des pratiques sociales existantes » [14] [15].
À ce stade, il est pertinent de s’arrêter sur la définition des neurotechnologies. Le rapport du Comité international de bioéthique de l’Unesco sur les aspects éthiques des neurotechnologies définit cette discipline comme :
« [...] le domaine couvrant les dispositifs et procédures utilisés pour visualiser, surveiller, étudier, évaluer, manipuler et/ou reproduire la structure et le fonctionnement des systèmes neuronaux des animaux ou des êtres humains. Cela comprend notamment : (i) les outils techniques et informatiques qui mesurent et analysent les signaux chimiques et électriques du système nerveux, qu’il s’agisse du cerveau ou des nerfs des membres, et qui peuvent être utilisés pour identifier les propriétés de l’activité du système nerveux, comprendre le fonctionnement du cerveau, diagnostiquer des états pathologiques ou contrôler des dispositifs externes (neuroprothèses, « interfaces cerveau-machine ») ; et (ii) les outils techniques qui interagissent avec le système nerveux pour en modifier l’activité, par exemple pour rétablir l’influx sensoriel, comme les implants cochléaires pour rétablir l’audition ou la stimulation cérébrale profonde pour arrêter les tremblements et traiter d’autres affections pathologiques ; ils sont destinés soit à enregistrer les signaux du cerveau et à les « traduire » en commandes de contrôle technique, soit à manipuler l’activité cérébrale en appliquant des stimuli électriques ou optiques.
Les neurotechnologies peuvent se limiter à l’enregistrement direct de l’activité cérébrale humaine et/ou à l’orientation/modification directe de l’activité cérébrale, mais elles peuvent aussi être considérées, plus largement, comme comprenant tout dispositif et/ou application (applications, intelligence artificielle (IA), mégadonnées, etc.) qui permet d’acquérir des connaissances sur l’activité cérébrale d’un individu et/ou d’influencer/modifier cette activité. À ce titre, le terme neurotechnologie désigne toute technologie ayant une influence fondamentale sur la façon dont on appréhende le cerveau et divers aspects de la conscience, de la pensée et des activités cérébrales d’ordre supérieur. Il recouvre également des technologies conçues pour améliorer et réparer les fonctions cérébrales et permettre aux chercheurs et aux cliniciens de visualiser la structure et le fonctionnement du cerveau » [16].
La présente publication va donc, comme son nom l’indique, envisager la question spécifique des neurodroits. Pour ce faire, deux thématiques ont été retenues : d’une part, il s’agira d’envisager les neurodroits en tant qu’ils se placent dans une dynamique de protection de la liberté individuelle (I) pour, ensuite, envisager ce qu’il en est, de ces neurodroits, dans le contexte du contentieux judiciaire (II).
I- Des droits fondés sur la dignité humaine.
L’article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme dispose que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience ». La dignité est donc inhérente à tout individu et, a fortiori, propre à tous. Fort de cette dignité dont les sens peuvent varier [17], il en découle « la reconnaissance de l’intégrité corporelle et de l’égalité » [18] de tous les individus. Découlent de la dignité : le consentement éclairé dans le cadre médical (A) et la prohibition de toute forme discrimination (B).
A) Le consentement éclairé.
Eu égard aux implications propres à l’usage des neuro technologies telles qu’envisagées à travers le prisme de la dignité humaine, toute opération réalisée sur un individu, du point de vue de la technique neurologique, suppose, au préalable, le consentement éclairé de cette personne. À ce sujet, l’on remarquera qu’à l’aune de la Charte des droits fondamentaux, la dignité - « inviolable » en vertu de son premier article [19] - engendre le droit pour « toute personne [...] à son intégrité physique et mentale ». Subséquemment, le second alinéa de ce même article dispose que « dans le cadre de la médecine et de la biologie, doivent notamment être respectés : le consentement libre et éclairé de la personne concernée, selon les modalités définies par la loi [...] ». Du point de vue du droit français, l’article L1111-4 du Code de la santé publique dispose en son premier alinéa que « toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé » [20]. Ce point est réitéré au quatrième alinéa du même article : « aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment ». Quant à lui, l’article 16-14 du Code civil s’inscrit dans cette même perspective en ce qu’il dispose que « le consentement exprès de la personne doit être recueilli par écrit préalablement à la réalisation de l’examen, après qu’elle a été dûment informée de sa nature et de sa finalité. Le consentement mentionne la finalité de l’examen ». Par ailleurs, la Cour de cassation a, elle aussi, eu l’occasion de rappeler la primauté de la dignité humaine dans la problématique du consentement préalable : dans un arrêt rendu par la première chambre civile le 12 juin 2012 [21], les Hauts magistrats ont pu dire, au visa des « [...] principes du respect de la dignité de la personne humaine et d’intégrité du corps humain, ensemble l’article 1382 du Code civil [...] que le non-respect par un médecin du devoir d’information dont il est tenu envers son patient, cause à celui auquel cette information était légalement due un préjudice qu’en vertu du texte susvisé le juge ne peut laisser sans réparation [...] ».]].
Se pose alors, avec cet arrêt, la question de la violation du consentement éclairé et de son absence, à savoir l’hypothèse où un professionnel de santé méconnaîtrait la décision de l’individu et, possiblement à son insu, procèderait à un examen médical. D’ores et déjà, un tel comportement constituerait une faute déontologique : en effet, l’article 36 du Code de déontologie médicale [22] [23] prévoit que « lorsque le malade, en état d’exprimer sa volonté, refuse les investigations ou le traitement proposés, le médecin doit respecter ce refus après avoir informé le malade de ses conséquences ». La jurisprudence précitée illustre, quant à elle, la possibilité d’une action en responsabilité délictuelle [24].
Mais, si une information lacunaire est antinomique d’un consentement éclairé, qu’en est-il de la possibilité d’utiliser les données médicales d’un patient à des fins judiciaires ? En d’autres termes, le médecin doit-il, d’autant plus lorsqu’il procède à un examen neurologique, informer le patient de cette éventualité afin de recueillir un consentement éclairé ? Comme le souligne Sonia Desmoulin-Casnier, « la loi du 7 juillet 2011 est [...] restée silencieuse sur les conséquences d’un manquement à cette disposition à savoir l’article 16-14 du Code civil ». La question est donc ouverte. En ce qui concerne la position défendue par Sonia Desmoulin-Casnier, elle opte pour une assimilation des données neurologiques aux autres données médicales et les met en balance avec le droit de la preuve reconnu par la jurisprudence de la Cour de cassation [25] : [...] pourquoi faudrait-il réserver un sort spécial aux examens de scanner et d’IRM cérébraux alors que les autres éléments du dossier médical vont être exploités en justice ? Dès lors que ces éléments de preuve sont utilisés de manière loyale et dans le respect du principe du contradictoire, il est difficile de justifier une mise à l’écart lorsqu’ils peuvent livrer des informations utiles à la compréhension des faits de l’espèce. Le « droit à la preuve » va dans le sens d’une validation de cet usage secondaire » [26].
Le consentement doit être éclairé et préalable à tout acte médical, sans quoi le professionnel de santé s’engage sur la voie du contentieux et disciplinaire et judiciaire. Il s’agit là d’une protection considérable du consentement éclairé à l’aune du principe de la dignité humaine et de l’exigence d’une information adéquate. Ce principe de la dignité humaine irrigue d’autant plus le champ des neurodroits qu’il garantit contre toute forme de discrimination fondée sur des données médicales, a fortiori cérébrales.
B) La prohibition de toute discrimination.
L’article 225-1 du Code pénal fournit une définition de la discrimination en ces termes : « constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de [...] leur état de santé, de leur perte d’autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques [...] ». Il s’agit donc d’une distinction. Le fait que ce terme ne soit pas qualifié montre que toute distinction, qu’elle soit faite au préjudice ou en faveur de quelqu’un tombe sous le coup de la loi pénale. La présente publication s’intéressant aux neurodroits, l’on peut s’interroger sur les implications de la prohibition de la discrimination par rapport aux informations récoltées par le biais de techniques ou d’imagerie cérébrales.
Que cherche à montrer une donnée cérébrale ? Fondamentalement, à renseigner sur l’état de santé d’une personne. Le droit des assurances permet de fournir d’excellents exemples de potentielles discriminations : un individu envisage de souscrire une assurance-vie ou une complémentaire santé ; l’assureur [27] sera donc intéressé de connaître certains éléments relatifs à l’état de santé du potentiel souscripteur : par le biais d’un questionnaire médical, il lui sera demandé si des examens médicaux ont décelé une maladie particulièrement grave, à l’instar d’une affection longue durée, d’une tumeur, ou autre. Il faut bien comprendre que les neurotechnologies, comme un IRM ou un scanner, permettent à un individu de savoir s’il développe un kyste au cerveau, une tumeur, une dégénérescence ou autre. Il est évident que si le potentiel souscripteur est informé souffrir d’un trouble neurologique, il lui faudra le signaler [28].
Or, une question - apparemment anodine mais lourde de conséquences se pose : si le potentiel souscripteur est informé de la possibilité de contracter une maladie, touchât-elle son cerveau, est-il dans l’obligation de le mentionner ? En d’autres termes, et pour expliciter le rapport aux neurodroits : est-on protégé contre la divulgation des données cérébrales aux fins de la conclusion d’un contrat d’assurance ? La réponse est positive, comme le montre l’article 225-3, 1° du Code pénal qui permet d’appliquer les sanctions prévues à l’article 225-2 du même code [29] « aux discriminations fondées sur l’état de santé, lorsqu’elles consistent en des opérations ayant pour objet la prévention et la couverture du risque décès, des risques portant atteinte à l’intégrité physique de la personne ou des risques d’incapacité de travail ou d’invalidité. Toutefois, ces discriminations sont punies des peines prévues à l’article précédent lorsqu’elles se fondent sur la prise en compte de tests génétiques prédictifs ayant pour objet une maladie qui n’est pas encore déclarée ou une prédisposition génétique à une maladie ou qu’elles se fondent sur la prise en compte des conséquences sur l’état de santé d’un prélèvement d’organe tel que défini à l’article L1231-1 du Code de la santé publique ou de données issues de techniques d’imagerie cérébrale ». Comme le souligne la doctrine, « [...] la prime d’assurance ou de prévention est calculée en fonction du risque assumé par l’assureur ou la mutuelle. Il est donc admis que ce dernier puisse demander certaines informations sur l’état de santé de la personne, afin d’éviter par exemple qu’un patient ayant appris son décès prochain ne contracte un contrat de prévoyance sans dévoiler la situation » [30].
En outre, il en va de même pour la question de l’embauche : l’article 225-3, 2° du Code pénal prévoit que les peines en question s’appliquent pareillement aux hypothèses de discrimination à l’embauche : « 3° à refuser d’embaucher, à sanctionner ou à licencier une personne ». Comme le souligne Sonia Desmoulin-Canselier : « dès lors, le refus d’embauche ou le fait de subordonner la fourniture d’un bien ou d’un service à une condition fondée sur l’état de santé de la personne tombe sous le coup de la loi pénale » [31]. L’on pourrait s’interroger, dans le cadre d’une discrimination à l’embauche, sur le point de savoir si l’employeur est en droit d’avoir accès aux données cérébrales de son potentiel salarié. Pour y répondre, il faut d’abord revenir sur l’article 225-3,2° précité en vertu duquel les peines prévues par l’article 225-2 du Code pénal ne s’appliquent pas « aux discriminations fondées sur l’état de santé ou le handicap, lorsqu’elles consistent en un refus d’embauche ou un licenciement fondé sur l’inaptitude médicalement constatée soit dans le cadre du titre IV du livre II du Code du travail, soit dans le cadre des lois portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique » [32].
L’article L1132-1 du Code du travail dispose à cet effet que « aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de nomination ou de l’accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte [...] en raison de [...] son état de santé, de sa perte d’autonomie ou de son handicap [...] ». L’on pourrait donc penser que toute différence de traitement est interdite : l’on se tromperait. En effet, l’article L1133-1 du même code vient tempérer le principe précédemment invoqué : « l’article L1132-1 ne fait pas obstacle aux différences de traitement, lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ». Il faut donc qu’une différence de traitement, touchant par exemple une personne atteinte d’une pathologie neuronale, soit exigée par la nature de la profession : en d’autres termes, la pathologie doit rendre l’exercice de l’activité professionnelle impossible ou difficile à un point suffisamment élevé. Or, l’employeur peut-il, par exemple lors d’un entretien d’embauche, décider que tel est le cas ? Évidemment que non, secret médical oblige : il en sera de la compétence du médecin du travail, comme prend soin de le préciser l’article L1133-3 du Code du travail : « les différences de traitement fondées sur l’inaptitude constatée par le médecin du travail en raison de l’état de santé ou du handicap ne constituent pas une discrimination lorsqu’elles sont objectives, nécessaires et appropriées ». Cette disposition est lourde de conséquences : le médecin du travail est le seul à pouvoir connaître de données de santé, donc des données cérébrales, et le seul à pouvoir estimer, à l’aune de son expertise médicale, si le salarié est, ou non, en mesure d’exercer l’activité professionnelle dont il est question.
Pour résumer clairement : d’une part, un assureur ne peut refuser la conclusion d’un contrat d’assurance à un potentiel souscripteur pour des raisons tenant à la potentialité d’un trouble médical - y compris d’ordre neurologique - : la réalité de la pathologique seule est de nature à justifier une discrimination ; d’autre part, en termes d’embauche, un employeur ne peut, de lui-même, refuser la conclusion d’un contrat de travail sur la base de données cérébrales, auxquelles il n’est de toute façon pas en droit de les consulter - seul le médecin du travail l’est -, ce n’est que sur avis dudit médecin du travail que l’employeur pourra discriminer, pour autant que les conditions posées par le Code du travail soient respectées.
II- Le cadre réglementaire.
Le 15 décembre 2021, le Comité International de Bioéthique de l’UNESCO (CIB) sur les aspects éthiques des neurotechnologies déclarait, dans son rapport que certaines normes étaient en préparation dans le monde.
À l’heure où nous rédigeons le présent rapport, il existe encore peu de textes réglementant les neurotechnologies en dehors de ceux qui règlementent les dispositifs médicaux utilisés dans le domaine médical ou aux fins de la recherche scientifique, même si certains pays élaborent actuellement de nouveaux instruments juridiques. Il est à noter que le Conseil de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a adopté le 11 décembre 2019 la Recommandation du Conseil sur l’innovation responsable dans le domaine des neurotechnologies, qui vise à aider les pouvoirs publics et les innovateurs à anticiper et affronter les défis éthiques, juridiques et sociaux que font naître les nouvelles neurotechnologies, tout en assurant la promotion de l’innovation dans ce domaine (OCDE, 2019). Les principes qui y sont énoncés demeurent pour le moment non contraignants, v. Rapport supra., p.7. Force est de constater qu’en ce mois de mars 2024, le cadre juridique des neurodroits n’a pas beaucoup évolué. Il s’agira donc d’envisager dans un premier temps quelles sont les normes protégeant les neurodroits de par le monde (A) pour ensuite étudier quelques propositions de réglementation (B).
A) La protection actuelle des neurodroits.
« Le 30 septembre 2021 avec 121 voix pour et 5 abstentions, la Chambre basse a ratifié l’approbation préalable que le Sénat avait donnée au projet, faisant du Chili le premier pays au monde à réglementer ce droit dans une perspective d’avenir face à l’avancée de la technologie appliquée à l’esprit et au cerveau. Face au développement des neuro-technologies, le Chili a donc consacré l’existence de « neuro-droits ». Cette réforme constitutionnelle offre aux données mentales un statut juridique équivalent aux droits de l’homme » (Voir l’article Protection constitutionnelle des « neuro-droits » : l’exemple du Chili. Par Nathalie Devillier, Docteur en Droit.). De son côté, le Comité international de bioéthique, dans son Rapport, déclare, à la septième page, que « Le Chili a approuvé le 25 octobre 2021 un amendement à la Constitution stipulant que El desarrollo científico y tecnológico estará al servicio de las personas y se llevará a cabo con respeto a la vida y a la integridad física y psíquica. La ley regulará los requisitos, condiciones y restricciones para su utilización en las personas, debiendo resguardar especialmente la actividad cerebral, así como la información proveniente de ella » (Loi 21383 SOLE Art. N ° 1 et 2 DO 25.10.2021) [33]. Plus précisément, le site Internet de la Chambre des députés du Chili donne accès au texte constitutionnel à jour du 22 janvier 2024 [34]. Ce texte contient effectivement l’amendement protecteur des neurodroits en son article 19, 1°, al. 5 dans la version rapportée et traduite par le CIB [35].
La démarche est certes novatrice et louable mais n’en demeure pas moins problématique. En effet, la Constitution chilienne consacre donc le principe en vertu duquel « le développement scientifique et technologique est au service des individus et s’effectue dans le respect de la vie et de l’intégrité physique et mentale. La loi réglemente les exigences, les conditions et les restrictions relatives à son utilisation sur les personnes, et protège particulièrement l’activité cérébrale ainsi que les informations qui en découlent ». La Carta Magna chilienne explicite le droit à l’intégrité physique et mentale et encadre les activités autour des neurotechnologies mais de nombreuses questions demeurent : par exemple, existe-t-il, au sens du droit chilien et des valeurs qui le guident, une limite infranchissable dont la loi elle-même ne saurait permettre le franchissement ? Dans l’affirmative, il est regrettable que la Constitution chilienne n’en fasse pas état ; de la sorte, une garantie supplémentaire du respect des neurodroits eût été fournie. Laisser la possibilité au législateur d’encadrer « les exigences, les conditions et les restrictions relatives » aux neurotechnologies est louable mais risqué : si le gardien des neurodroits devient le législateur - la Constitution ne faisant que consacrer un principe sans délimiter de périmètre -, qui gardera le gardien ? Dans la mesure où ce sont les « individus » qui feront l’objet de techniques neuronales, il était préférable que le constituant chilien procédât d’une volonté plus marquée de protéger les intérêts fondamentaux de ses citoyens...
Toujours en Amérique du Sud, le Brésil semble s’inscrire à son tour dans la « protection des données neuronales dans le cadre de la loi générale sur la protection des données, rendant systématique la protection du corps et de l’esprit numériques » des personnes. La proposition brésilienne introduit quelques concepts intéressants et propose une définition de base pour les données neuronales : « toute information obtenue, directement ou indirectement, à partir de l’activité du système nerveux central, et dont l’accès est assuré par des interfaces cerveau-machine invasives ou non invasives » (proposition pour l’article 5, XX). La proposition suggère par ailleurs ce qui suit : « La demande de consentement pour le traitement des données neuronales doit indiquer, de manière claire et explicite, les effets physiques, cognitifs et émotionnels possibles de son application, les droits du détenteur et les devoirs du responsable du traitement et de l’opérateur, les contre-indications ainsi que les règles relatives à la vie privée et les mesures de sécurité de l’information qui sont adoptées » (Proposition Article 13-D). Le texte est bon, bien qu’il n’aborde pas explicitement l’utilisation de données extraites de la navigation sur Internet. Même sans règles explicites, il est toutefois possible d’étendre le texte proposé aux systèmes d’IA et aux données des réseaux sociaux, puisqu’elles couvrent les « interfaces non invasives » et l’obtention « indirecte » de données. De ce fait, les nouvelles règles seraient donc appropriées pour fournir une protection de base aux neurodroits, même les plus récents » [36] [37].
Sur le continent européen, cette fois, l’Espagne s’est à son tour engagée dans la protection des neurodroits par la publication d’une Charte espagnole des droits numériques [38]. Cette Charte, contrairement aux évolutions juridiques chiliennes, n’est pas contraignante [39].
En ce qui concerne particulièrement les neurodroits, il est fort pertinent de noter l’existence d’un article XXVI. Ci-après, une traduction française non officielle de l’article en question [40] :
« Droits numériques dans l’utilisation des neurotechnologies
1. Les conditions, limites et garanties de la mise en œuvre et de l’utilisation des neurotechnologies par les individus peuvent être réglementées par la loi dans le but de
peuvent être réglementées par la loi afin de
a) garantir la maîtrise de chaque personne sur sa propre identité.
b) Garantir l’autodétermination, la souveraineté et la liberté de décision de l’individu.
c) Assurer la confidentialité et la sécurité des données obtenues ou liées à leurs processus cérébraux, ainsi que le contrôle et l’élimination complets de ces données.
c) Garantir la confidentialité et la sécurité des données obtenues ou liées à leurs processus cérébraux, ainsi que le plein contrôle et l’élimination de ces données.
d) Réglementer l’utilisation des interfaces homme-machine susceptibles d’affecter l’intégrité physique ou mentale.
d) Réglementer l’utilisation d’interfaces homme-machine susceptibles d’affecter l’intégrité physique ou mentale.
e) Veiller à ce que les décisions et les processus fondés sur les neurotechnologies ne soient pas conditionnés par la fourniture de données, de logiciels ou d’informations. par la fourniture de données, de programmes ou d’informations incomplets, non désirés, inconnus ou biaisés, des données, des programmes ou des informations inconnus ou biaisés.
2. Afin de garantir la dignité humaine, l’égalité et la non-discrimination, et conformément, le cas échéant, aux traités et conventions internationaux, à la loi et à la réglementation en vigueur.
Afin de garantir la dignité humaine, l’égalité et la non-discrimination, et conformément, le cas échéant, aux traités et conventions internationaux, la loi peut réglementer les cas et conditions dans lesquels les neurotechnologies peuvent être utilisées.
La loi peut réglementer les cas et les conditions d’utilisation des neurotechnologies qui, au-delà de leur application thérapeutique, visent l’amélioration cognitive ou la stimulation ou l’amélioration des capacités des personnes ».
Enfin, d’un point de vue purement international, l’OCDE a, elle aussi, élaboré un texte relatif aux neurodroits, à savoir une Recommandation du Conseil sur l’innovation responsable dans le domaine des neurotechnologies en 2022 [41]. Ce texte adopté « par le Conseil de l’OCDE le 11 décembre 2019, sur proposition du Comité de la politique scientifique et technologique (CPST) [...] constitue la première norme internationale dans ce domaine, vise à aider les pouvoirs publics et les innovateurs à anticiper et affronter les défis éthiques, juridiques et sociaux que font naître les nouvelles neurotechnologies, tout en assurer la promotion de l’innovation dans ce domaine » [42]. L’expression « norme internationale » peut s’avérer trompeuse : dans la mesure où il s’agit d’une recommandation, le rapport en question n’est en rien contraignant et s’apparente plutôt à une déclaration de principe visant à guider, comme il est dit, les actions des décideurs et des entrepreneurs [43]. Pour autant, cette recommandation « [...] s’inscrit dans la lignée de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et de la loi Bioéthique française, révisée en 2020, et dans un contexte de tension entre les besoins ne santé et ceux exprimés en matière de bien-être, une tension exacerbée par la crise sanitaire mondiale actuelle » [44].
Après ce panorama présentant la prise de conscience des enjeux des neurotechnologies et leurs manifestations juridiques, il est temps d’envisager quelques hypothèses de réglementation qui ont pu voir le jour.
B) Hypothèses de réglementation.
Les réglementations envisagées supra manifestent une prise de conscience et mettent autant en perspective l’abîme à combler en termes juridiques. À l’instar du législateur français, il s’agirait de « prendre au sérieux les recommandations de l’OCDE visant à préserver la centralité du cerveau et des fonctions cognitives dans les principes de dignité, d’autonomie, de liberté de pensée, d’identité humaines et de vie privée », à « protéger les données cérébrales personnelles et autres informations » et à « anticiper et surveiller les éventuels usages non intentionnels et/ou abusifs » des neurotechnologies [45].
Au-delà des recommandations fournies par l’OCDE, il s’agit surtout d’instaurer des standards à la hauteur des enjeux. Pour ce faire, il serait pertinent que normes internationales soient élaborées et intégrées dans la plus grande partie des ordres juridiques du globe. C’est précisément parce qu’il s’agit de données, donc de biens immatériels, que le risque d’une fuite est plus grand - que ce soit par courriel, une messagerie, ou autre - ; en ce sens, des fondements communs doivent être élaborés et respectés par le plus grand nombre. Or, il y a un problème : comment fonder des normes susceptibles d’être entendues par la majorité ? Le poids grandissant du standard démocratique et du respect des droits de l’Homme, en ce compris le respect de sa dignité allant de pair avec le respect de son intégrité physique et psychique, pourrait devenir un outil politico-juridique de premier ordre dans le cadre de négociations d’accords internationaux. L’intérêt d’une telle démarche - ou de toute autre qui semblerait appropriée - serait, en plus, de réduire progressivement le champ des « nouvelles inégalités liées aux neurotechnologies [...] notamment en raison des inégalités sociales déjà existantes qui pourraient se creuser davantage. Ainsi des mécanismes particuliers devraient être utilisés à ce égard, tels que la diffusion sous licence libre auprès des pays en développement ou la promotion de communautés de brevet rendant ces produits financièrement accessibles » [46].
En réalité, il devrait être question d’un type particulier de normes, à l’instar du Règlement Général relatif à la Protection des Données [47] qui opère un glissement entre un ancien et un nouveau système normatif : avec le RGPD, la sécurité et la confidentialité sont intégrés au façonnement des solutions informatiques ou de la mise en œuvre de quelque traitement de données à caractère personnel que ce soit : c’est dès le stade de la mise en œuvre d’un projet que la protection de la confidentialité doit être envisagée et non postérieurement. Ce faisant, la protection des données personnelles est, du moins sur le papier, garantie. À ce propos, pourquoi ne pas subsumer les données cérébrales dans l’ensemble des données personnelles ? Pour répondre à cette question, il faut revenir sur la définition d’une donnée à caractère personnel : « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable (ci-après dénommée « personne concernée ») ; est réputée être une « personne physique identifiable » une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu’un nom, un numéro d’identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale » [48]. Est donc une donnée à caractère personnel toute information permettant de singulariser et d’identifier un individu. Est-ce le cas des données cérébrales ? À en croire le Comité international de bioéthique, oui : « il a été par exemple démontré que le signal électroencéphalographique (EEG) est un identifiant biométrique unique » [49]. Puisqu’il s’agit d’un identifiant unique, il est bien question d’une donnée à caractère personnel. Pour autant, s’agit-il d’une donnée personnelle classique ou d’une donnée sensible tombant alors sous le joug de l’article 9 du RGPD et posant une prohibition de principe en son premier paragraphe ? [50]. Dans la mesure où le signal EEG est une donnée biométrique permettant d’identifier un individu en particulier, il s’agit effectivement d’une donnée sensible, donc sujette à une prohibition de traitement par principe. Ces considérations doivent être prises en compte dans l’élaboration d’un périmètre éthique et juridique propre aux neurotechnologies et aux données cérébrales qui en sont extraites et traitées.
Prolongements de la dignité humaine, données sensibles,... Les données neuronales ou cérébrales revêtent un tel potentiel et de tels enjeux qu’il n’est pas possible de les laisser trop longtemps hors du giron du droit : un cadre doit être posé au plus tôt et à l’échelle la plus large pour protéger les individus, pour ne citer qu’elle, leur vie privée.
Cette question de la vie privée est, une fois encore, loin d’être anodine : il s’agira désormais d’envisager ce qu’il en est des neurodroits, donc des informations issues de l’imagerie cérébrale, dans le cadre du contentieux judiciaire.