Retards de chantiers et responsabilité du maître de l’ouvrage : retour sur la jurisprudence.

Par Sébastien Palmier, Avocat.

18228 lectures 1re Parution: Modifié: 4 commentaires 4.94  /5

Explorer : # retards de chantiers # responsabilité du maître de l’ouvrage # faute de la maîtrise d'œuvre

Dans arrêt du 6 janvier 2016 (Sté Eiffage construction Alsace Franche Comté, req.n° 383245), le Conseil d’Etat confirme la règle selon laquelle le maître de l’ouvrage ne peut pas voir sa responsabilité engagée pour des difficultés d’exécution du chantier qui ne lui sont pas directement imputables. Cette règle de principe n’est cependant pas absolue et pourrait susciter bien des stratégies contentieuses de la part des entreprises qui maîtrisent bien les arcanes de la jurisprudence du Conseil d’Etat.

-

Règle n°1 : le maître de l’ouvrage ne peut pas voir sa responsabilité s’il n’est pas directement à l’origine des difficultés d’exécution du chantier.

La règle est désormais bien établie : les difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l’entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie, soit que ces difficultés trouvent leur origine dans des sujétions imprévues ayant eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit qu’elles sont imputables à une faute du maître de l’ouvrage.

Dans cette affaire, le Conseil d’Etat raisonne en deux temps : tout d’abord, il constate que les difficultés rencontrées dans l’exécution du marché trouvent leur origine dans les fautes de la maîtrise d’œuvre et de l’entreprise chargée de la réalisation de la plateforme sur laquelle devait être édifié un nouveau sas d’urgence pour en tirer immédiatement la conséquence que dans ces conditions le maître de l’ouvrage ne pouvait être tenu pour responsable des préjudices dont les sociétés requérantes lui demandaient réparation du fait de l’allongement de la durée d’exécution du marché de travaux dès lors que ces préjudices résultent de manquements d’un autre entrepreneur ou de la maîtrise d’œuvre.

Il s’agit de l’application classique de la solution déjà dégagée par le Conseil d’Etat dans son arrêt du 5 juin 2013, Région de Haute Normandie, req.n°352917 (Considérant de principe : « Les difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l’entreprise titulaire du marché que dans la mesure celle-ci justifie soit que ces difficultés ont eu pour effet de bouleverser l’économie du contrat, soit qu’elles sont imputables à une faute de la personne publique, mais pas du seul fait de fautes commises par d’autres intervenants »).

En pratique, il est désormais nécessaire de démontrer l’existence d’une faute particulière à la charge du maître de l’ouvrage, par exemple en raison de retard pris à prendre des décisions en cours de chantier ou des modifications portées à l’ouvrage en cours de chantier (CAA Bordeaux 1er juin 2010, Sté CARI, req.n°09BX02069).

En l’absence de faute de la part du maître d’ouvrage, l’entreprise subissant des retards dans l’exécution d’un chantier devra rechercher la responsabilité quasi délictuelle des autres intervenants fautifs non pas devant le tribunal administratif mais devant le tribunal de commerce (CE 2 août 2011, Région Centre, req.n°330982).
Ce faisant, le Conseil d’Etat opère un transfert du risque d’une défaillance de l’entreprise ou du membre de la maîtrise d’œuvre à l’origine des retards sur l’entreprise réclamante et non plus sur le maître d’ouvrage.

Règle n°2 : La possibilité d’engager la responsabilité de la maîtrise d’ouvrage dans certains cas.

Dans un arrêt du 12 novembre 2015 le Conseil d’Etat admet que dans certains cas, la responsabilité du maître de l’ouvrage puisse être malgré tout engagée. Il s’agit du cas où l’entreprise réclamante pourra démontrer que le maitre de l’ouvrage a commis une faute dans l’appréciation des capacités de l’entreprise défaillante lors de l’attribution du marché et que cette faute est à l’origine des difficultés d’exécution du chantier : « considérant, en dernier lieu, que la cour administrative d’appel a, par une appréciation souveraine exempte de toute dénaturation, écarté le moyen tiré de ce que le maître de l’ouvrage avait commis une erreur manifeste d’appréciation des capacités de l’attributaire du lot de gros œuvre à conduire les travaux ; que, par suite, la cour n’a pas inexactement qualifié les faits en jugeant que la commune n’avait pas commis de faute en raison du choix de l’attributaire de ce marché ». Il s’agit donc d’un élargissement des possibilités offertes à l’entreprise réclamante.

Le Conseil d’Etat entend ici sanctionner les acheteurs publics qui n’auront pas véritablement contrôler les capacités techniques, financières et professionnelles des candidats au stade de l’attribution des marchés. Le contrôle du juge reste néanmoins restreint à l’erreur manifeste d’appréciation, contrôle qui sera sans doute exercé rigoureusement. Cela étant, il convient de noter que dans la pratique, aucun contrôle n’est effectué ou alors celui-ci se résume simplement à une examen de la présence matérielle des documents et renseignements requis sans examen du contenu.

Cette ouverture du Conseil d’Etat est donc la bienvenue et risque d’ailleurs d’avoir un bel avenir avec l’entrée en vigueur, depuis le 26 janvier 206, du règlement d’exécution 2016/7 de la Commission établissant le DUME pris en application de l’article 59 de la Directive 2014/24/UE. Pour rappel, ce nouveau dispositif consiste dans un système de déclaration sur l’honneur des candidats qui affirment posséder toutes les capacités financières, techniques et professionnelles requises pour exécuter les prestations du marché.

Il n’y a donc plus de contrôle à priori mais un simple contrôle a postériori une fois l’offre économiquement la plus avantageuse retenue. Les lacunes actuelles constatées au niveau du contrôle des candidatures risquent donc bien de se multiplier. Il est en effet à craindre que le contrôle des capacités des candidats par l’acheteur public qui interviendra après la sélection des offres risque d’être encore plus léger qu’il ne l’est aujourd’hui.

Me Sébastien PALMIER-Spécialiste en Droit Public
Cabinet Palmier & Associés- Experts en marchés publics
http://www.sebastien-palmier-avocat.com

Recommandez-vous cet article ?

Donnez une note de 1 à 5 à cet article :
L’avez-vous apprécié ?

265 votes

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion (plus d'infos dans nos mentions légales).

Commenter cet article

Discussions en cours :

  • par Radoszycki Alexandre , Le 4 juillet 2018 à 11:04

    Vous dites dans votre article que si la responsabilité du MOA ne peut être engagée, l’entrepreneur devra rechercher la responsabilité quasi-délictuelle du participant aux travaux à l’origine du préjudice devant le tribunal de commerce. Or le CE dit tout le contraire, à savoir que lorsque des participants à un marché de travaux ne sont pas liés par un contrat de droit privé, le juge compétent est bien le juge administratif. De plus s’il y a contrat de droit privé, ce n’est pas la responsabilité quasi-délictuelle qui sera recherchée mais bien la responsabilité contractuelle du participant.

  • par BALLATORE , Le 27 mars 2018 à 16:24

    Mon Cher Maître,

    Croyez-vous pouvoir m’indiquer si le retard du maître d’ouvrage dans la prise de décision engage sa responsabilité civile contractuelle ?

    Vous remerciant par avance.

    Alexandre

  • par Jean-François VION (Juriste et Contract Manager) , Le 9 février 2016 à 20:04

    CE 5 juin 2013 Région Haute Normandie et ses suites ont fait couler beaucoup d’encre même s’il s’agit de la sempiternelle application de l’arrêt Blanco qui nous disait déjà en 1873 que l’on ne juge pas un organisme public comme un simple particulier. Mais bien avant qu’il soit émis, de nombreux maîtres d’ouvrage ou maîtres d’ouvrage, peu diligents dans la gestion de leurs opérations, répliquaient déjà « nous ne sommes pas responsables, c’est le maître d’œuvre ou l’entreprise X et vous n’avez qu’à engager sa responsabilité ». Dès cet arrêt, on nous a dit et redit qu’il fallait attraire les autres entreprises, maîtres d’œuvre et autres intervenants responsables de nos dommages en responsabilité quasi-délictuelle. Fort bien ! Mais, outre qu’il disculpe la maîtrise d’ouvrage de presque toute responsabilité alors qu’elle est le seul cocontractant de tous les contrats principaux, ce discours oublie une réalité incontournable : dans les groupements et entre entreprises d’un même groupe, si on s’entend peu ou mal, ON NE S’ATTAQUE PAS !
    Ce qui est intéressant dans les arrêts CE 12 novembre 2015 Commune de Saint-Saturnin-les-Apt et CE 6 janvier 2016 Société Eiffage Construction Alsace Franche-Comté, c’est la réaffirmation du fait que « les difficultés rencontrées dans l’exécution d’un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l’entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés …………………….. soit qu’elles sont imputables à une faute de la personne publique commise notamment dans l’exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, ……, ………….. ou dans sa mise en œuvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics ». Eh OUI, la maîtrise d’ouvrage doit exercer des pouvoirs de contrôle et de direction du marché et elle doit le mettre correctement en œuvre. La maîtrise d’ouvrage est d’autant moins irresponsable de la direction et du contrôle des opérations ou des chantiers qu’elle est la seule à disposer de pouvoirs coercitifs et de sanction que la maîtrise d’œuvre ne peut exercer, mais doit lui proposer d’exercer en temps utile.
    Alors la solution pratique aux couteuses dérives maintes fois constatées est très certainement que les entreprises exercent un vrai et rigoureux (pléonasme ?) Contract Management de leurs affaires en impliquant systématiquement le maîtrise d’ouvrage. La boucle devrait alors être bouclée, du moins si les entreprises surmontent, pour la plupart, leur peu d’appétence pour le Contract Management autre qu’en thème de discussion à la mode.
    Les bases du Claim Management étroitement lié à ce Contract Management ne sont-elles pas les écarts techniques et, surtout, les écarts des conditions d’exécution entre réalité et contrat ?

  • par Me Yvan DAUMIN, avocat au barreau de Lyon , Le 8 février 2016 à 18:06

    Bonjour,

    La décision CE 2 août 2011, Région Centre, req.n°330982 concerne l’action d’un maître d’ouvrage contre un sous-traitant et le Conseil d’état rappelle la règle : "Considérant en premier lieu, que le litige né de l’exécution d’un marché de travaux publics et opposant des participants à l’exécution de ces travaux relève de la compétence de la juridiction administrative, sauf si les parties en cause sont unies par un contrat de droit privé".

    Mais le juge administratif est bien compétent pour connaître des actions des entreprises entre elles sur un fondement quasi-délictuel. Voir TC 15 janvier 1973, Société Quillery-Goumy Rec., p. 844 ; TC 22 avril 1985, Société Oléomat n° 02361.

    Sauf si elles sont liées par un contrat de droit privé, ce qui est le cas entre un sous-traitant et l’entrepreneur principal.

    Application pratique : absence de faute du MO, gros oeuvre en retard. le charpentier fait une action contre le gros oeuvre au TA et non au T Com.

    Salutations confraternelles.

Village de la justice et du Droit

Bienvenue sur le Village de la Justice.

Le 1er site de la communauté du droit: Avocats, juristes, fiscalistes, notaires, commissaires de Justice, magistrats, RH, paralegals, RH, étudiants... y trouvent services, informations, contacts et peuvent échanger et recruter. *

Aujourd'hui: 156 370 membres, 27912 articles, 127 262 messages sur les forums, 2 710 annonces d'emploi et stage... et 1 600 000 visites du site par mois en moyenne. *


FOCUS SUR...

• Nouveau : Guide synthétique des outils IA pour les avocats.

• [Dossier] Le mécanisme de la concurrence saine au sein des équipes.




LES HABITANTS

Membres

PROFESSIONNELS DU DROIT

Solutions

Formateurs