Il s’agira de revenir sur le sens originel de l’article 12 de la Déclaration de 1789 (I), puis d’observer la jurisprudence progressive du Conseil constitutionnel qui a posé un cadre pour effectuer son contrôle (II). Enfin, on verra que la récente décision vient infléchir le cadre posé progressivement, passant d’une interdiction générale à un seuil de délégation (III).
I. Le sens originaire de l’article 12 : une modalité de la garantie des droits naturels.
L’édification de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur l’article 12 de la Déclaration de 1789 fut longue et disons-le, pas des plus claires. Qui plus est, la mobilisation de l’article 12 a dû attendre les grandes lois de sécurité intérieure, qui, dans une logique d’externalisation du service public (réduction des coûts en théorie), faisaient de plus en plus la part belle au secteur privé.
L’article 12 de la Déclaration, dont la concrétisation par le juge constitutionnel manquait, possède un sens intrinsèquement libéral. Si l’on s’en tient à une interprétation originaire (au sens de l’intention originaire) de l’article 12, l’exigence d’une force publique ne peut servir que la garantie des droits consacrés dans l’article 2. La garantie des droits est une obligation positive s’imposant à la société et au gouvernement (et ses déclinaisons, dont la force publique). La société doit garantir au citoyen ses droits, mais en contrepartie, le citoyen à une obligation d’obéissance à la société, obligation d’obéissance qui se trouve dans l’obéissance à la loi (article 7). La garantie des droits, dans un sens révolutionnaire, passe par trois éléments.
En premier lieu, les droits ne peuvent être garantis que par leur consécration législative. La loi doit positiver ces droits et en organiser l’exercice, ce qui justifie en retour que le citoyen obéisse à la loi.
En deuxièmement lieu, pour garantir les droits, il est nécessaire que soit établie une force publique au bénéfice de tous. Si une telle force existe, il est nécessaire de l’entretenir par le recours à l’impôt (art. 13). La force publique permet donc de protéger les droits de l’individu-citoyen contre les ennemis « de la liberté » selon la formule de Sieyes.
Enfin, la troisième modalité de garantie des droits est la présence d’une Constitution. Elle règlemente l’exercice du pouvoir politique et détermine les modalités d’interventions de la loi ainsi que les conditions d’emploi de la force publique. La constitution comme troisième modalité de garantie (art. 16) est nécessaire pour assurer l’effectivité de la loi (art. 6) et de la force publique (art. 12). Le droit au juge, considéré aujourd’hui comme « composante de l’article 16 » n’est nullement mentionné en 1789 pour des raisons que l’histoire explique aisément. L’article 12 qui contient les mots « instituée pour l’avantage de tous » et « non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée », contenait les éléments textuels qui justifieront les décisions du Conseil en la matière. On peut en effet comprendre qu’une force publique instituée à l’avantage de tous est nécessairement une mission d’intérêt général, donc de police administrative. Le principe est donc que la compétence générale de police administrative est confiée à la force publique et que, par exception, le privé (l’utilité particulière) ne peut exercer cette compétence générale mais, uniquement certaines modalités techniques, ce que la jurisprudence du Conseil d’État abondera en ce sens.
Sous la jurisprudence du Conseil, l’article 12 va suivre un cheminement particulier. Le Conseil va y’a aller, comme souvent, par petites touches, dans un « impressionnisme normatif », détaillant décision par décision, le cadre associé à cet article.
II. La construction progressive d’un cadre sur l’article 12 : de l’interdiction générale à la consécration d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.
La première « grande » décision en la matière est celle du 10 mars 2011 [1]. Les requérants contestaient la possibilité pour les personnes privées de procéder à une surveillance de la voie publique, possibilité qui s’apparentait selon eux à une délégation de police administrative générale, tâche inhérente à l’exercice de la souveraineté nationale [2]. Cela constituait une extension du régime posé par l’article 10 de la loi n°95-73 du 21 janvier 1995 modifiée par la loi n°2006-64 du 23 janvier 2006. Le Conseil constitutionnel va alors citer l’article 12 in extenso, sans rien ajouter au cadre (cons. 18). C’est dans le considérant suivant que le Conseil va relever que la disposition contestée par les requérants permettait d’investir des personnes privées de mission de surveillance générale de la voie publique, rendant ainsi possible la délégation à une personne privée des compétences de police administrative générale. Le Conseil précise que ces compétences de police administrative sont inhérentes à l’exercice de la force publique. Il est à noter que les requérants contestaient la disposition non par rapport directement à l’article 12, mais, par rapport à la « méconnaissance des prérogatives souveraines de l’État », et ils s’appuyaient sur diverses décisions du Conseil, dont la décision n°2002-461 DC (cons. 7 à 9) en matière de construction de prisons. Mais, on ne trouve nulle trace de l’article 12 dans les saisines des parlementaires. Le Conseil constitutionnel a soulevé d’office, ce moyen d’inconstitutionnalité tiré de l’article 12 de la Déclaration. Cela avait le gage de la clarté et permettait le rattachement explicite de l’interdiction générale de délégation des compétences de police administrative.
La décision dans laquelle le Conseil va explicitement poser le cadre de son contrôle sur l’article 12 est la décision n°2017-637 QPC du 16 juin 2017. L’association requérante contestait le fait que les organisateurs de manifestations sportives à but lucratif pouvaient, sur le fondement de l’article L332-1 du Code du sport dans sa rédaction issue de la loi du 10 mai 2016, assurer un service d’ordre. Cela impliquait notamment de pouvoir établir un traitement automatisé des données à caractère personnel ou de refuser la délivrance de titres d’accès à ces manifestations. Les requérants contestaient ces dispositions sur le fondement de l’article 12 de la Déclaration. Le Conseil va poser, à son considérant 4, après avoir cité l’article 12, qu’il « en résulte l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la force publique nécessaire à la garantie des droits ». Le cadre est ainsi formellement posé, permettant une clarté générale sur les attendus en matière de sécurité privée et d’externalisation. Dans la décision en question, le Conseil validera les dispositions contestées en estimant (cons. 5) qu’elles ne constituent pas une délégation de telles compétences. La décision a un second apport. Outre la formalisation du cadre (qui joue un effet éducatif important sur la psyché des acteurs juridiques), la décision, en acceptant de vérifier le respect de l’article 12, reconnait que cet article constitue un « droit et liberté fondamental » invocable à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité.
Il est à noter qu’après cette décision importante, le Conseil a mobilisé le cadre qu’il a posé dans diverses décisions. Il a par exemple pu accepter, par le biais d’une réserve d’interprétation, que des personnes privées soient associées à l’exercice de mission de surveillance générale de la voierie publique à la seule condition que les autorités publiques veillent que soit continûment garantie l’effectivité du contrôle exercé sur ces personnes par les officiers de police judiciaire [3]. On peut noter que les censures sur le fondement de cet article sont très rares. Le Conseil mobilise fréquemment des réserves d’interprétation afin de « sauver » la disposition contestée [4].
La troisième décision importante est celle du 15 octobre 2021 [5]. Comme pour la précédente décision Société Air France [6], il s’agissait d’un contrôle d’une disposition législative qui transposait une directive européenne sur le fondement de l’article 88-1 de la Constitution. On sait que le Conseil constitutionnel a posé l’obligation constitutionnelle pour le législateur de transposer les directives sous la seule limite qu’elle ne porte pas atteinte à une règle ou un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti (cons.9). Est un principe inhérent à un principe ou une règle qui ne trouve pas de protection équivalente dans le droit de l’Union européenne (cons. 12). Le Conseil énonce dans la foulée que l’exigence tirée de l’article 12 constitue « un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (cons.15) mais, ici encore, il valide la disposition contestée.
La notion de « principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France » a fait couler beaucoup d’encres. Il ne s’agira pas de revenir sur ce qui a pu être dit mais, on évoquera quelques éléments. Indéniablement, cette notion est en lien avec le droit communautaire et elle ne peut s’envisager que (et uniquement selon nous) dans le cadre des transpositions du droit dérivé européen. L’usage du terme dans un contexte national (comme contester l’article X de la loi Y au nom de ce principe inhérent) nous paraît inopérant. Ce type de concept vise, dans les motifs des décisions des juridictions constitutionnelles, à poser une limite à la loyauté de l’État envers l’Union européenne (nous reprenons ici l’analyse de Mariusz Muszynski, vice-président du Tribunal constitutionnel polonais). C’est une limite au principe de primauté du droit de l’Union européenne. On pourrait définir ce concept jurisprudentiel comme un ensemble de normes fondamentales régissant les sphères de fonctionnement de l’État. L’identité constitutionnelle permet de maintenir l’unicité structurelle de l’État. Toutes les juridictions constitutionnelles ne mobilisent pas le concept de la même manière. Certaines, comme le Conseil constitutionnel le mobilise pour assurer une conciliation et une cohérence entre le droit de l’Union européenne et le droit français. D’autres le mobilise pour s’opposer frontalement à l’Union européenne, dont le Tribunal polonais ou la Cour hongroise. Reste que le plus difficile ici est l’identification de ce qui constitue une identité constitutionnelle. C’est généralement par une démarche casuistique que les juges constitutionnels identifient ces principes. La Cour tchèque a par exemple pu identifier la démocratie, l’Etat de droit, la libre concurrence des partis politiques et l’interdiction de l’ingérence comme composante de l’identité constitutionnelle [7]. La Cour polonaise a quant à elle pu estimer que l’identité constitutionnelle renvoyait à la souveraineté nationale, donc à des compétences non-transférables et permet d’assurer la suprématie de la Constitution [8].
Dans le cas français, l’identité constitutionnelle sert de mise en cohérence entre le droit de l’UE et le droit français, du moins, c’est l’argument affiché par le Conseil constitutionnel. En réalité et quand on regarde le dossier documentaire, l’utilisation et l’affirmation d’un tel principe permet surtout au Conseil d’affirmer la suprématie de la Constitution et donc, rejoint les autres juridictions constitutionnelles sur ce point. L’utilisation de l’article 12 tient plus à de la politique jurisprudentielle qu’à une réelle motivation juridique dictée par la protection des droits fondamentaux. D’ailleurs, la CJUE s’est déjà prononcée sur les questions de délégation de compétences à des prestataires privés en matière de sécurité et elle avait déjà affirmé que les missions exerçaient par les prestataires privées ne relevaient pas de la compétence des services de sécurité publique [9]. De même que la CJUE s’est aussi prononcée en matière de sécurité nationale et de maintien de l’ordre public [10]. Toutefois, en l’état actuel du droit, il y a bien absence de protection équivalente sur cette question, ce qui justifiait la consécration d’un tel principe.
Après cette décision, l’article 12 a été mobilisé à plusieurs reprises, toujours sans grand succès devant le Conseil. Il est à noter que dans les saisines des parlementaires, l’invocation de l’article 12 en tant que principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France est très souvent employée [11]. Même dans la dernière décision du 24 avril 2025, l’article 12 est invoqué comme constituant un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Toutefois, l’argument est inopérant devant le Conseil en l’absence de transposition de directive.
Qualifier un principe de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle » ne constitue pas un argument supplémentaire ni ne constitue per se un droit fondamental invocable devant le Conseil, sauf à tomber dans une forme de droit naturel où ce qui est inhérent serait supérieur à d’autres principes « extérieurs ». Cela n’a nullement renforcé le principe posé en 2017. On a simplement assisté à une extension du principe posé en 2017 comme « norme dialogique » (ou « norme de résistance ») avec le droit communautaire. Cela montre aussi que toute norme juridique tire sa validité d’un contexte particulier (ce que Kelsen nommait la validité spatiale et temporelle). En dehors du champ communautaire, qualifier l’interdiction générale de délégation comme principe inhérent n’a pas réellement de sens d’un point de vue normativiste. Ce qui est opérant est donc le principe d’une interdiction général posé en 2017, non l’existence ou l’affirmation d’un principe inhérent. C’est justement ce principe et le cadre posé en 2017 qui va être atténué par la récente décision du 24 avril 2025
III. L’inflexion de principe d’interdiction général : vers une dreddisation des agents de sécurité privée ?
Dans cette décision attendue, le Conseil va préciser le cadre d’application de l’article 12 de la Déclaration. Rappelant dans son paragraphe 5 qu’il « en résulte l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la force publique nécessaire à la garantie des droits », dans son paragraphe 6, il va atténuer le caractère général de cette interdiction. Ce qui était clair antérieurement était la chose suivante : des prérogatives de puissance publique ne pouvaient être déléguées. On pouvait associer des personnes privées à des missions de surveillance générale, mais sous couvert d’une autorisation d’un officier de police judiciaire. Aussi, on ne pouvait que déléguer des tâches techniques (ex : fouille de sac à l’aéroport), reprenant la jurisprudence administrative en la matière. Mais ici, l’atténuation est importante. Le Conseil affirme que « cette exigence ne fait pas obstacle à ce que des prérogatives de portée limitée (nous soulignons) puisse être exercées par des personnes privées ». Le Conseil va borner cette possibilité à des lieux déterminés qui relèvent de leur compétence et ajoute que ces prérogatives doivent être strictement nécessaires à l’accomplissement des missions ou de sécurité qui leur sont légalement confiées. Le passage suivant cristallise la jurisprudence de 2018 en rappelant que des personnes privées peuvent être associées à la mise en œuvre de telles prérogatives dans l’espace public à la condition qu’elles soient placées sous le contrôle effectif d’un agent des forces publiques.
Le paragraphe 6 est assez ambigu sur sa portée. Indéniablement, il ouvre la possibilité, conditionnée matériellement et localement, de délégation de prérogatives de portée limitée à des personnes privées, accentuant la confusion entre force publique et force privée de maintien de l’ordre et ouvrant potentiellement à la concurrence de tels services de maintien de l’ordre. Le passage suivant donne l’apparence de reprendre la motivation de la décision de 2018 citée plus haut. Toutefois, on ne parle plus d’un contrôle effectif opéré par un officier de police judiciaire, mais par un agent des forces publiques. La garantie pour les libertés n’est indéniablement pas la-même. Un officier de police judiciaire participe à la garantie de la liberté individuelle (art. 66 C), alors qu’un agent des forces publiques participe à la sauvegarde (outre de l’ordre public) de la liberté personnelle (art. 2 DDHC). La garantie juridictionnelle n’est pas non plus similaire. Il revient au législateur de veiller, quand il souhaite procéder à une délégation de ce genre, que la portée est limitée tant sur le plan matériel que sur le plan spatial et d’assurer une conciliation entre l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et les autres droits fondamentaux. On retrouve, en somme, la liaison de l’article 12 avec l’article 6 (modernisé par l’article 34 C) et de l’article 16, bien que le terme « garantie des droits » soit atténué.
Le Conseil va appliquer ce nouveau cadre aux dispositions contestées. On passe, selon nous, d’une interdiction générale à un effet de seuil, au-delà duquel la délégation est générale, et non plus limitée. On peut le voir dans le paragraphe 10 ainsi que dans le suivant. Le Conseil relève que la délégation de prérogatives est limitée dans des lieux qui relèvent des compétences des personnes privées et que leur compétence est limitée en ce que les agents ne disposent pas des pouvoirs de palpations mentionnés à l’article L2251-9 du Code des transports, justifiant le fait que le législateur n’a pas méconnu les exigences de l’article 12 (par. 12). Une violation de l’article 12 peut s’observer en ce qui concerne l’article 4 de la loi contestée. Il était question ici du pouvoir de contrainte des agents spécialement désignés par l’exploitant du réseau de transport public, en cas de refus d’obtempérer. L’article 4 prévoyait la possibilité d’interdire l’accès pour une personne à des espaces, gares ou stations, gérés par l’exploitant et en cas de refus d’obtempérer, des agents spécialement désignés peuvent contraindre l’intéressé à quitter les lieux ou à descendre du véhicule. Le Conseil relève (par. 66) que l’usage de la contrainte physique par ces agents privés spécialement désignés, sans devoir recourir à l’assistance d’une force publique, s’apparentait de jure à une délégation générale car une telle mesure de contrainte relève par nature, des missions des autorités de police.
Si le législateur veut « bien faire », il doit ainsi veiller à un contrôle effectif par un agent des forces publiques et il doit veiller à ce que les compétences soient limitées et qu’elles n’empiètent sur des prérogatives qui relèvent par nature à des agents de la force publique. Exercer une apparence de police générale, oui, mais uniquement dans des lieux déterminés (par. 120). User d’un pouvoir de contrainte, oui, mais uniquement avec l’assistance de la force publique (par. 66). Filmer les abords immédiats d’un véhicule ou d’un lieu, oui, mais cela ne doit pas aller au-delà (par. 120). Bref, le Conseil constitutionnel semble bien avoir posé un effet de seuil entre ce qui relève d’une délégation de prérogatives générales (qui reste interdite) et d’une délégation de prérogatives limitées (qui est autorisée sous conditions).
Les agents de sécurité privée ne se sont pas transformés en Judge Dredd par l’effet de cette décision. Toutefois, cet infléchissement (certains parleront certainement de « clarification ») renforce le mouvement vers une confusion des prérogatives entre le public et le privé où le privé voit son arsenal être musclé et ses prérogatives accrues.