Nomination des magistrats de l’ordre judiciaire : le principe d’égalité en question.
Deux faits ont illustré l’importance du principe d’égalité dans la gestion du corps judiciaire : il s’agit d’une part, du choix du nouveau Procureur de la République de Paris [1] , et d’autre part, d’un arrêt du Conseil d’ État portant sur nomination à un emploi hors hiérarchie d’un magistrat du siège [2].
Le déroulement de la carrière des magistrats de l’ordre judiciaire, et singulièrement la sujétion alléguée des membres du ministère public au pouvoir exécutif, nourrit une controverse depuis au moins trente ans.
Cet aspect, qui est de nature politique, masque en réalité les difficultés pratiques qui concernent aussi les carrières « ordinaires ».
Si la nomination à un poste éminent mérite d’être examinée dans tous ses aspects, la gestion de l’ensemble du corps judiciaire n’est pas non plus sans enjeux pour le fonctionnement des institutions judiciaires.
Rappel des dispositions législatives applicables aux nominations.
L’article 2 du décret du 10 janvier 1935, qui n’a jamais été rapporté et qui est donc toujours en vigueur, édicte qu’il est interdit aux magistrats du siège et du parquet, ainsi qu’aux juges des tribunaux d’instance, de provoquer en leur faveur, pour quelque motif que ce soit, toute autre intervention que celle de leurs supérieurs hiérarchiques, soit auprès du garde des Sceaux ou de l’administration centrale du ministère de la Justice, soit auprès de leurs supérieurs ou des membres des commissions relatives à l’avancement et à la discipline [3].
La Constitution de la V° République confie au Président de la République la fonction de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire [4]. A ce titre il est l’autorité de nomination « formelle » de tous les membres du corps judiciaire. Le pouvoir qu’il tient de la Constitution diffère selon les cas.
S’agissant des magistrats du siège il exerce une compétence liée : il doit signer les décrets de nomination des magistrats qui ont fait l’objet d’un avis conforme à la proposition du ministre délivré par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) [5] ; il ne peut pas refuser de signer un tel acte.
S’agissant des magistrats du ministère public, la situation est plus complexe. L’avis du CSM n’est qu’indicatif [6] Le garde des Sceaux peut alors nommer un magistrat contre l’avis du CSM.
Enfin le Président de la République a pu, notamment dans des périodes de cohabitation, différer sa signature [7].
Rappel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Depuis 1992 le Conseil constitutionnel a constamment affirmé l’application du principe d’égalité au sein du corps judiciaire [8] . En application de ce principe, tous les magistrats placés dans la même situation statutaire doivent bénéficier d’une totale égalité de traitement dans l’examen de leur candidatures.
Dès lors que l’égalité n’est pas assurée, un mouvement peut être annulé [9].
Les violations du principe d’égalité peuvent également être sanctionnées s’il existe des discriminations [10]. Il appartient au magistrat de rapporter la preuve de la violation des dispositions statutaires dont il se plaint [11]. Mais la démonstration d’éléments laissant supposer l’existence d’une discrimination entraîne obligation pour l’administration de faire la démonstration de l’absence de discrimination dans ses prises de décisions.
D’une manière générale les nominations "pour ordre" sont interdites [12].
Le remplacement du procureur de Paris : des faits sans précédents ?
En l’état du droit actuel il n’est légalement pas possible au Gouvernement, pas plus qu’au Président de la République d’intervenir directement dans le choix d’un Procureur de la République en qualité d’autorité de proposition.
Ces deux autorités, selon le terme de la loi ne disposent que d’un pouvoir de choix entre les candidats déjà déclarés. Il serait bien entendu toutefois fort naïf de croire qu’il n’y a, en la matière aucun « suivi de carrière » dans l’opportunité de certaines candidatures.
Le garde des Sceaux ne peut pas prendre l’initiative de présenter une candidature au CSM, mais il a compétence pour indiquer au CSM le nom du candidat qu’il entend voir nommer.
Dans cet état d’esprit, le fait pour le Gouvernement de « choisir » entre les candidatures celle qui lui convient n’est donc pas contraire à la Constitution.
A l’occasion du remplacement de François Molins, si l’on en croit la presse, un candidat, envisagé par le Conseil supérieur a été écarté par le Président de la République. Puis les candidats appelés à le remplacer auraient ensuite été reçus par les services du Premier ministre [13].
Cette façon de procéder n’est effectivement pas conforme à la lettre des textes applicables.
Mais ne convient-il pas de rappeler que ce type « d’entorse » à la procédure de nomination de certains membres du ministère public a émaillé le feuilleton de la vie judiciaire depuis des décennies [14] ?
L’arrêt du 25 octobre 2018 : les préconisations du CSM.
Le 25 octobre 2018 le Conseil d’État a eu à statuer sur les demandes d’un magistrat du siège qui demandait à être nommé sur un poste hors hiérarchie [15].
La question était de savoir si l’appartenance syndicale avait pu causer un parcours de carrière ralenti. Le Conseil d’État a écarté l’argument et rejeté les demandes présentées.
Mais au détour du 6° paragraphe, le Conseil d’État expose que le CSM a « adressé au garde des sceaux des recommandations en faveur de la prise en compte de la candidature de l’intéressée ainsi que (...) un courrier par lequel il relevait que " le fait d’écarter systématiquement, depuis un an, les candidatures de Mme K...C...aux postes hors hiérarchie pour des motifs étrangers à sa qualité professionnelle ou à la gestion des ressources humaines est vécu par l’intéressée comme une gestion discriminatoire de sa carrière liée à sa qualité de responsable syndicale ».
Ainsi, le Conseil d’État donne une forme précise à une pratique, dont on retrouve effectivement la trace dans les rapports du CSM, [16] mais dont aucun exemple concret n’avait jamais été officiellement diffusé.
L’arrêt permet donc de constater l’existence de préconisations nominatives spécifiques, de nature à avoir une influence sur le déroulement de carrière d’autres magistrats concernés par le même mouvement et pour lesquels aucune doctrine claire d’intervention n’a à ce jour été diffusée par le CSM.
Comment appliquer le principe d’égalité ?
A l’égard des magistrats du siège et du ministère public non « recommandés par le CSM ».
La question principale qu’il convient d’aborder est la suivante : les recommandations du CSM sont-elles communiquées aux autres magistrats qui candidatent aux postes sollicités par un magistrat « recommandé » ?
La question apparaît d’autant plus pertinente que le Conseil constitutionnel a entendu soumettre la composition des dossiers individuels des magistrats au respect des dispositions de la loi de finances du 22 avril 1905.
Ce texte, toujours en vigueur édicte : Tous les fonctionnaires civils et militaires, tous les employés et ouvriers de toutes administrations publiques ont droit à la communication personnelle et confidentielle de toutes les notes, feuilles signalétiques et tous autres documents composant leur dossier, soit avant d’être l’objet d’une mesure disciplinaire ou d’un déplacement d’office, soit avant d’être retardé dans leur avancement à l’ancienneté [17].
Enfin, il convient également de déterminer si ces « recommandations » sont susceptibles de relever d’un contrôle par le Conseil d’État, soit dans le cadre d’une procédure visant au contrôle contentieux d’une nomination, soit dans le cadre d’un contrôle du « droit souple » concernant cette pratique « informelle ». Celle-ci présente en raison de son ancienneté et de sa généralité, toutes les apparences d’une « doctrine », mais ses critères concrets d’application demeurent cependant inconnus.
Pour les chefs de juridictions membres du ministère public.
Au parquet, la question spécifique de la nomination de chef de juridiction est désormais la suivante : Tous les candidats à un poste de chef de juridiction du premier degré ont-ils vocation à être reçu par le Gouvernement, et ceux qui ne le sont pas peuvent-ils arguer d’une violation du principe d’égalité ?
Magistrat en charge de l’action publique dans la ville capitale, le poste de procureur de Paris est un poste pour le moins politique au sens éminent du terme.
Il serait donc concevable en théorie qu’un tel emploi obéisse à une procédure de recrutement spéciale.
Mais le statut de la magistrature n’en fait pas un poste particulier quant aux conditions de sa désignation : aucune disposition spécifique ne différencie la procédure de désignation du procureur de Paris et celle de celui affecté à Foix.
Dès lors si une procédure de recrutement autorisant un contact avec le Gouvernement vaut pour ce poste, ne doit-elle pas être appliquée à tous les autres ?
Ou pour le dire autrement, le candidat au poste de procureur de la République de Foix ne peut-il prétendre à être reçu par les plus hautes autorités de l’Etat avant de voir statuer sur les mérites de sa candidatures ?
Il n’existe actuellement aucune réponse certaine à ces interrogations.
La procédure de nomination, brevet d’indépendance ?
Réfléchir aux conditions réelles de l’égalité au sein du corps judiciaire revient à aborder de manière pratique, et non pas théorique celle de l’indépendance garantie au corps judiciaire pour accomplir sa mission.
Quoi qu’on pense par ailleurs de son action, Jean Foyer à l’occasion de débats tenus en tant que président de la commission des lois de l’Assemblée Nationale, a soutenu l’idée que l’indépendance du corps judiciaire devrait aussi être conçue pour assurer l’indépendance non pas seulement du corps judiciaire, mais des magistrats vis à vis du corps judiciaire lui-même [18].
Les débats visant à voir octroyer aux membres du ministère public, des conditions de nomination sur avis conforme du CSM, les plaçant ainsi dans une position comparable à celle des magistrats du siège sont régulièrement réactivés.
A partir de cet alignement, les conditions d’une indépendance réelle pourraient ainsi être garanties selon les partisans d’une telle évolution.
Mais il convient de relativiser les effets que produirait le comblement de ces espoirs. L’indépendance des juridictions et de ceux qui les composent n’est pas un état, qui pourrait être consacré une fois pour toute par l’édiction d’ un décret.
Une telle indépendance repose en réalité sur un mouvement, une dynamique impliquant une série de dispositifs divers adossés à une déontologie et aussi à une éthique. Il s’agit d’un phénomène complexe à qualifier et à appréhender pour lequel aucune « solution clef en mains » simplifiée ne saurait garantir.
En revanche il est certain qu’une procédure ne garantissant pas le respect du principe d’égalité ne pourrait qu’être conduite en violation des garanties d’indépendance consacrées par le Conseil constitutionnel.
Au sein même des magistrats du siège, il peut exister des magistrats « recommandés » par le CSM et d’autres qui ne le sont pas, et surtout qui ne connaissent pas l’existence de telles « recommandations ».
Comment dans ces conditions assurer que le principe d’égalité qui participe de l’indépendance des juridictions, soit garanti ?
Par ailleurs quel serait l’intérêt d’une procédure de nomination qui n’offrirait aucune protection contre une procédure d’éviction anticipée par rapport à la durée prévisible d’affectation dans la fonction ?
Lorsqu’il s’est agit d’édicter une durée maximale d’affectation dans certaines fonctions le Conseil constitutionnel a admis l’existence de durées limitées, en fondant la conformité de telles dispositions de la loi organique avec la Constitution sur le fait qu’en les acceptant, les magistrats, pleinement informés de la limitation dans le temps de ces fonctions, auront consenti aux modalités d’affectation prévues par la loi organique [19].
Autrement dit, pour le Conseil constitutionnel, le fait de pouvoir accéder à certaines fonctions implique de pouvoir les exercer si le magistrat le souhaite, pendant toute la durée de son affectation.
Or il est arrivé qu’un procureur de la République soit muté en dehors de toute demande de sa part, en dehors de toute procédure disciplinaire, et avec un avis conforme du CSM [20].
Quel serait donc l’intérêt d’une procédure de nomination qui n’admettrait pas de contrôle spécifique préalable des conditions d’éviction avant terme ?
A cela il sera répondu que le CSM constituera l’organe de contrôle de la régularité et de la pertinence de ces mutations.
Mais comment admettre un tel contrôle si le CSM exerce, de facto, lui-même un pouvoir de préconisation à certaines fonctions qui ne relèvent pas de son pouvoir officiel de proposition ?
Les limites d’une approche théorique de l’indépendance.
En réalité ce que révèlent ces problématiques « marginales » au regard du nombre des mutations dont connaît chaque année le corps judiciaire c’est l’incomplétude du droit destiné à assurer l’indépendance des juridictions.
Le statut de la magistrature, bien que souvent réformé n’est en réalité pas conçu comme un corpus cohérent de règles de gestion des situations individuelles des magistrats qui composent le corps judiciaire. Il a au contraire, et de très longue date, été appréhendé comme le lieu privilégié de l’affirmation de principes en relation directe avec la conception française de la séparation des pouvoirs .
Si le CSM a pu émettre des recommandations en dehors de tout cadre statutaire et si le Gouvernement a pu recevoir tel ou tel candidat à telle fonction, cela résulte selon notre analyse du fait que le statut des agents n’est pas théorisé en un corps de règles claires d’application.
S’agissant des membres du ministère public, les gouvernements successifs ont souvent eu tendance à penser le corps des procureurs sur le modèle du corps préfectoral (si tant est qu’une institution qui pourrait rapidement disparaître puisse être qualifiée de modèle, bien entendu).
Au sein des magistrats du siège c’est le tropisme de la gestion ordinale qui permet de comprendre certaines prises de position visant notamment à accroître les compétences de cet organe constitutionnel.
Mais aucune de ces deux tendances n’articule sa « vision » en considérant la réalité matérielle des fonctions exercées par les magistrats telles qu’elles sont notamment encadrées par le Code de l’organisation judiciaire. Or c’est au prix d’un minimum de stabilité dans les services et de régularité dans les affectations que l’indépendance des juridictions peut être garantie aux justiciables.
Le procès équitable, fondement d’une pensée pratique de l’indépendance.
La question apparaît moins aujourd’hui de savoir si les magistrats du siège et du parquet doivent obtenir l’aval du CSM avant d’entrer en fonction, que de déterminer quelles doivent être l’ensemble des garanties offertes aux magistrats pour assurer aux justiciables les conditions d’un procès équitable.
Ce sont les « garanties contre l’éviction » et « l’assurance de ne pas être remplacé » qui devraient également contribuer à la détermination d’un cadre juridique efficace.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, l’effectivité d’un décret de nomination signé par le Président de la République n’est garantie dans les effets qu’il produit auprès du magistrat, qu’à compter de l’installation de ce dernier dans sa juridiction d’affectation . Le procès-verbal d’installation vaut prise de fonction [21].
Or l’installation dépend d’une décision des chefs de juridiction locaux.
Ainsi un acte pris pour assurer les procédures garantissant l’indépendance des tribunaux ne devient-il parfait que lorsqu’une autorité locale en assure l’exécution.
Si l’on se réfère au principe de la hiérarchie des normes, on serait tenté d’écrire : cherchez l’erreur…
Réfléchir à une obligation générale d’information ?
Si le CSM dispose d’un pouvoir de préconisation, la moindre des choses serait que de telles correspondances soient communiquées à tous les magistrats qui postulent en concurrence avec des candidats « recommandés ». L’obligation de loyauté qui s’impose aux membres du corps judiciaire ne saurait en effet être réservée aux subordonnés sans concerner de plus fort les instances investies du pouvoir de nomination.
S’agissant de la nomination à certaines fonctions du parquet, il importe aussi d’assurer les mêmes procédures de recrutement à tous les candidats à un même poste, pour la même raison.
Conclusion : faut-il édicter un Code de la magistrature judiciaire ?
La logique voudrait que les dispositions de la Constitution, du statut de la magistrature et de son décret d’application et du Code de l’organisation judiciaire puissent être mis en conformité autour de principes cohérents.
Aujourd’hui, le droit constitutionnel et les textes pris pour son application fondent l’indépendance des tribunaux sur l’inamovibilité de ceux qui les composent. Mais, outre que les durées d’affectation dans les fonctions ont été limitées, traduisant par la même que l’inamovibilité n’est pas l’éternité, le Code de l’organisation judiciaire fait prévaloir un principe d’adaptation constante des affectations afin d’assurer la continuité de l’État. Cette souplesse est d’ailleurs indispensable dans un système qui connaît non seulement un sous-effectif théorique, mais aussi de nombreuses vacances de postes dans la quasi-totalité des juridictions [22].
Cette tension structurelle, et ces insuffisances matérielles se doublent de fortes divergences culturelles sur ce que requiert l’organisation « idéale » du corps judiciaire et du service des tribunaux.
Dès lors, plutôt qu’un corps de règles dissociées, ne convient-il pas plutôt de porter la question d’une réforme globale visant à l’édiction d’un droit intégré qui permettrait au moins théoriquement une « mise en balance » (c’est le cas de le dire, s’agissant de la justice), des différents impératifs en présence ?
Le temps n’est-il pas venu de tenter de concilier efficacement, au lieu de les opposer, la continuité des services et l’égalité de traitement des magistrats et des justiciables ?