La perte de chance en matière de responsabilité médicale.

Par Léo Constanty, Juriste.

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Explorer : # perte de chance # responsabilité médicale # faute médicale # indemnisation

« Réparer le préjudice, tout le préjudice, mais rien que le préjudice » [1].
Historiquement, le dommage corporel a toujours été une source prolifique de règles donnant droit à réparation. Passant de la vengeance privée, connue sous la célèbre formule « œil pour œil, dent pour dent », à une réparation indemnitaire d’abord limitée au dommage lui-même et les pertes qui s’en suivent, pour enfin s’étendre au manque à gagner.

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La Cour de cassation a admis la réparation d’une perte de chance pour la première fois [2]. Depuis lors, ce poste de préjudice est très utilisé afin de réparer le dommage subi par la victime. Toutefois, la notion de perte de chance est une notion difficile à cerner.

En effet, toute perte de chance ne peut pas donner droit à réparation. En l’absence de définition légale, c’est la Cour de cassation qui poursuit son œuvre créatrice en définissant ce préjudice dans un arrêt de 1975 [3] puis en l’affinant dans un autre arrêt de 1996 : « l’élément de préjudice constitué par la perte d’une chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu’est constatée la disparition, par l’effet de l’infraction, de la probabilité d’un événement favorable encore que, par définition, la réalisation d’une chance ne soit jamais certaine » [4].

Le domaine médical n’a pas échappé à cette évolution jurisprudentielle. Le principe de la réparation de la perte de chance a ainsi été affirmé dans un arrêt du Conseil d’Etat en 1964 [5] concernant la perte de chance de ne pas être amputé suivant un manquement dans l’obligation d’information du médecin. La Cour de cassation a suivi de près cette évolution en reconnaissant le principe d’indemnisation de la perte de chance dès 1965 [6] concernant la perte de chance de guérison suivant une erreur de diagnostic.

Ainsi, historiquement, la réparation de la perte de chance est un nouveau poste de préjudice qu’il convient de comprendre puisqu’il est applicable à tous les domaines même en matière de responsabilités médicales.

Il convient d’en comprendre tout d’abord son champ d’application (I) avant d’analyser les méthodes d’évaluation et son indemnisation (II).

I) Champ d’application de la perte de chance.

Pour bénéficier de la réparation d’un dommage médical sur le fondement de la perte de chance, il convient, comme pour toute réparation, de définir le dommage (A), la faute (B) et le lien de causalité (C).

A) Le dommage : les conditions de la perte de chance.

Pour que la perte de chance soit caractérisée, il convient de réunir l’ensemble de ses conditions. Ainsi, conformément à la définition de la Cour de cassation, la perte de chance doit être directe et certaine. Pour cela, il faut qu’un élément favorable sérieux de la victime ait disparu.

  • Un élément favorable.

Il est défini comme un élément qui aurait dû être favorable à la victime, qu’il soit actuel ou futur. Cet élément doit exister au jour du dommage. Il ne s’agit pas de réparer un élément qui n’existera pas pour la victime. La jurisprudence a donc pu refuser la réparation à une victime de sa perte de chance d’ouvrir une boulangerie alors qu’elle n’avait entrepris aucune démarche en ce sens [7]

Il peut s’agir indifféremment sur un élément positif qui aurait pu se produire ou sur un élément négatif qui ne se serait pas produit du fait du dommage.

En revanche, il peut s’agir de n’importe quel type d’élément favorable, qu’il soit patrimonial ou extra-patrimonial. La jurisprudence à tendance ces dernières années à admettre de manière extensive la notion d’élément favorable. Admettant par exemple la perte de chance de guérison, la perte de chance de ne pas souffrir ou plus classiquement la perte de chance de ne pas passer un examen.

  • Un élément favorable sérieux.

Enfin, l’élément favorable en question doit être sérieux. Cela signifie que l’élément doit avoir une forte probabilité de se réaliser. Par conséquent, L’élément favorable ne doit pas être qu’hypothétique ou aléatoire, autrement la réparation ne serait pas admise. Il faut donc une forte probabilité que l’élément favorable se réalise.

Pendant un certain temps, la Cour de cassation ajoutait que l’élément favorable devait être raisonnable [8] Ceci semblait ajouter une condition quantitative quant à l’élément perdu. Mais cette condition ne semble plus d’actualité.

En l’état actuel, la jurisprudence considère que toute perte de chance d’élément favorable sérieux ouvre droit à indemnisation [9].

Il s’agit d’une appréciation souple favorable à la victime.

  • Un élément favorable sérieux perdu.

La chance d’obtenir cet élément favorable doit avoir été perdue. Il ne faut plus, après le dommage, qu’il existe encore une chance pour la victime d’obtenir cet élément. Autrement dit, cette disparition doit être certaine et doit être le fait d’un tiers et non pas de la simple volonté de la victime.

La Cour de cassation a ainsi jugé qu’un candidat n’a pas perdu la chance de se présenter à un concours puisqu’il avait la possibilité de se réinscrire [10].

Il existe donc trois conditions à réunir pour caractériser un dommage pour perte de chance.

Ce dommage peut être invoqué bien évidemment par la victime. Mais il peut également être invoqué par des tiers en qualité d’ayants droit, comme pour la perte de chance de survie de la personne décédée [11].

B) La faute médicale.

La faute médicale peut trouver sa source dans différentes situations particulières. La doctrine a parfois tendance à classer ces fautes en deux catégories : les fautes d’humanismes et les fautes techniques.

  • Fautes d’humanismes : le défaut d’information.

Un médecin est tenu d’informer le patient sur les risques encourus suite à l’acte médical. Si l’information fait défaut, la victime pourra invoquer une perte de chance de se soustraire au risque

Cette perte de chance est difficile à caractériser. En effet, il est compliqué pour le juge, ou un expert, d’apprécier quelle serait la situation si la victime avait été informée. Aurait-elle tout de même accepté l’acte médical ? Aurait-elle subi un autre préjudice ? Il est difficile de se prononcer sur ce point.

Devant la difficulté de ce poste de préjudice, la Cour de cassation a semblé avoir opté pour l’octroi de dommages et intérêts pour préjudice moral du fait de l’absence d’informations [12].

Aujourd’hui, la Cour de cassation reconnait à la fois le préjudice moral et la perte de chance [13].

Le Conseil d’Etat quant à lui continue d’invoquer la notion de perte de chance dans ce type de contentieux [14].

  • Les fautes techniques.

Faute de diagnostic.

L’erreur de diagnostic est une faute professionnelle qui entraine la responsabilité du médecin l’ayant commise.

La victime pourra également demander une perte de chance de guérison ou de survie. Cela vise la réparation pour la victime du fait d’avoir perdu la possibilité d’obtenir des soins adaptés voire de ne pas aggraver sa situation.

Défaut ou retard de prise en charge.

Le retard dans la prise en charge du patient par un hôpital ou par un médecin traitant peut engager la responsabilité de son auteur.

La victime pourra également réclamer un préjudice de perte de chance d’échapper au dommage ou de présenter un dommage de moindre gravité. Autrement dit, il s’agit d’une perte de chance d’être soignée dans les temps.

Ce fut le cas notamment dans une affaire tranchée par la Cour de cassation dans laquelle la mère a donné naissance à un enfant lourdement handicapé. La Cour a reconnu un préjudice de perte de chance d’échapper aux lésions cérébrales [15].

Faute dans la surveillance du patient.

Le personnel médical est tenu à deux obligations qui, en cas de non-respect, peuvent conduire à une faute de surveillance. Il s’agit tout d’abord de l’obligation de surveiller un patient pendant la prise de son traitement ou pendant des actes médicaux [16]. Cela dans le but d’éviter que le patient ne se blesse lui-même ou aggrave ses dommages.

Il existe également l’obligation de suivi des patients après l’acte de soin. Un médecin traitant par exemple devra être plus vigilant envers certains patients dont il connait leur situation particulière [17].

Faute dans l’administration des soins.

L’acte de soin doit correspondre aux règles de l’art en vigueur au moment de l’acte. Un médecin qui appliquerait une méthode non validée par les règles de l’art peut voir sa responsabilité engagée au titre de la faute dans l’administration des soins conduisant à une réparation pour perte de chance [18].

C’est également le cas lorsque l’hôpital commet une imprudence (perte du dossier médical par exemple) ayant entrainé l’administration d’un mauvais traitement à la victime qui a perdu une chance de guérison voir de survie [19].

Absence de faute.

Il faut toutefois noter qu’il existe également des cas de responsabilité sans faute dans lesquels il sera possible d’invoquer le préjudice pour perte de chance. Tel est le cas pour les cas d’infections nosocomiales suite à la loi Kouchner de 2001, pouvant conduire à une indemnisation pour perte de chance [20]. C’est aussi le cas dans des situations particulières pour le régime des produits défectueux issu de la directive de 1985 [21].

C) Le lien de causalité.

Classiquement la charge de la preuve de la faute et du lien de causalité repose sur la victime. Toutefois, la jurisprudence a tendance à faciliter ces preuves et à admettre plus facilement le droit à réparation de la victime.

Ainsi, les tribunaux admettent la faute du médecin en cas de simple maladresse. C’est ce que la doctrine appelle la faute « virtuelle ». De manière identique, compte-tenu de la difficulté à caractériser le lien de causalité, surtout en matière de perte de chance qui n’est par définition qu’hypothétique, les tribunaux se contentent d’une causalité hypothétique. La preuve indiscutable n’a pas bon besoin d’être rapportée.

Ainsi la jurisprudence à tendance à admettre de plus en plus facilement et largement la perte de chance en matière médicale afin d’indemniser la victime. Comme corollaire à cette extension, les juges limitent le droit à réparation.

II) Evaluation et indemnisation de la perte de chance.

En absence de textes légaux, là encore c’est à la jurisprudence qu’il revient de définir les règles d’évaluation et d’indemnisation de la perte de chance.

Par principe, un préjudice doit être compensé par la valeur monétaire du dommage subit. Toutefois, en matière de perte de chance, il existe un doute concernant la survenance de l’élément favorable perdu. Quand bien même il avait de grandes chances d’advenir, il n’est jamais certain à 100% qu’il se serait réalisé.

S’est alors posé la question de la manière d’indemniser la perte de chance.

Deux arrêts sont fondateurs en la matière. Il s’agit tout d’abord d’un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 21 juillet 1993 posant le principe selon lequel le préjudice de perte de chance doit correspondre à l’importance de la chance perdue et non à la hauteur de la gravité de l’atteinte.

Cette position a été confirmée en 2002 par la Cour de cassation [22].

Il résulte de ces deux arrêts que le juge du fond doit apprécier souverainement le dommage en deux temps :
1- Evaluer et chiffrer le préjudice subi dans son entièreté ;
2- Déterminer une fraction de ce total qui donnera lieu à indemnisation. Cette fraction se situera entre 0.1% et 99.9% du dommage total déterminé au premier point.

Cette fraction sera plus ou moins importante en fonction de la certitude de la réalisation de l’élément favorable perdu. Les juges auront ainsi tendance à mieux indemniser les éléments favorables proches que ceux éloignés dans le temps.

La fraction pourra également être réduite par l’impact d’éléments extérieurs ayant concouru au dommage. Le juge a ainsi pu réduire de 15% l’évaluation du préjudice à la suite de l’imprudence du patient [23].

Pour aider le juge à déterminer le plus justement possible la fraction du dommage qu’il convient d’indemniser, il est souvent fait appel à un expert.

Ainsi, dans un souci d’indemniser au mieux les victimes de leur préjudice, les juges admettent de plus en plus facilement la perte de chance. Toutefois, cette large admission de la notion est contrecarrée par la méthode d’indemnisation développée par les juges qui permet de n’indemniser qu’à hauteur de la chance perdue.

Ceci est un juste équilibre entre besoins de réparation, indemnisation et prévisibilité.

Léo Constanty
Juriste en droit de l’entreprise, expert en IP/IT/DATA

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Notes de l'article:

[1Président G. Durry, in Le préjudice : questions choisies, RCA mai 1998, hors-série, p. 32.

[2Cass. req., 17 juill. 1889.

[3Cass. crim., 18 mars 1975 : Bull. Crim. n°79.

[4Cass. crim., 4 décembre 1996 n°96-81.163.

[5CE 24 avril 1964 Hôpital-Hospices de Voiron.

[6Cass. 1re civ., 14 décembre 1965 : Bull. civ. I, no 707.

[7Cass. 2e civ., 3 déc. 1997 n° 96-12.300.

[8Cass. 1ere civ. 30 avril 2014 n°12-22.567.

[9Cass. 1ere civ. 12 octobre 2016 n°15-23.230.

[10Cass. 2e civ., 24 juin 1999.

[11Cass. 1ère civ, 13 juill. 2016 n° 15-18.370.

[12Voir pour cela par ex. Cass. 1ere civ., 3 juin 2010, n°09-13.591 ; Cass. Civ1, 12 janvier 2012, n°10-24447 ; Cass. 1ere civ., 20 Janvier 2011, n°09-16.931.

[13Cass. 1ere civ. 25 janvier 2017, n°15-27898.

[14CE 20 novembre 2020, n°419778.

[15Cass. 1ere civ. le 17 février 2011, n° 10-10.449.

[16Voir par ex. CAA Marseille, 15 avril 2013, n° 10MA03666 concernant le défaut de surveillance d’un patient pendant ses examens médicaux.

[17Voir par ex. CA Paris, 26 nov. 1968.

[18Voir par ex. Cass. 1ere civ. 9 juillet 1963, Bull civ 1 n°378 concernant le recours à une technique d’accouchement jugée dangereuse par la majorité des experts.

[19Voir par ex. CAA. Marseille 1 avril 2021, n° 19M05205. L’hôpital a été condamné pour imprudence suite à la destruction du dossier médical ayant conduit à l’administration d’un mauvais traitement.

[20Voir par ex. CE 12 février 2000, n° 4227554, reconnaissant la perte de chance d’amélioration de l’état de santé du patient.

[21Le CE reconnaissant l’application d’un régime de responsabilité sans faute du service hospitalier même s’il n’est pas le producteur, au contraire de la Cass qui refuse l’application d’un tel régime.

[22Cass. 1ere civ. 9 avril 2002 n° 00-13.314 « La réparation d’une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée ».

[23CA Montpellier 10 décembre 2019, n°17/00707.

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