Réaménagements des "entrées de villes" : impacts sur le bail commercial et l’indemnité d’éviction.

L’Etat souhaite se consacrer à la transformation des « entrées de villes », ces zones commerciales composées de locaux commerciaux s’apparentant de grands hangars dans lesquels des enseignes (de tailles et de notoriétés différentes) y exercent leurs activités. L’objectif poursuivi serait de mettre au cœur de ces zones des logements, des établissements culturels et des espaces verts afin de « redorer » les périphéries des villes actuellement destinées au commerce de masse ; et réduire ainsi la prépondérance de ces derniers (ainsi que des parkings).

Réaménager ces zones improprement qualifiées de « moches », de « boîtes à chaussures », et réduire la place laissée au commerce conduira nécessairement au départ des commerces installés ; parfois depuis plusieurs dizaines d’années. Cela s’articulant par le biais d’une expropriation ; pour rappel, l’expropriation pour cause d’utilité publique est une procédure qui autorise une personne publique à contraindre une personne privée (physique ou morale) à céder son bien immobilier moyennant le versement d’une indemnité. Ces départs peuvent se faire également par le biais d’une transaction amiable avec le bailleur.

Quoi qu’il en soit, cette ambition étatique ne pourra se concrétiser qu’après plusieurs années de transactions et d’opérations qui feront intervenir tous les acteurs en place, que sont les propriétaires, les locataires, les maires, promoteurs, constructeurs, notamment.

Il est dès lors légitime de se poser la question du sort des commerçants en place, et des fonds de commerce y afférents, et des modalités des indemnisations et des évictions. C’est l’objet de notre analyse, laquelle portera exclusivement sur l’éviction du locataire et son indemnisation via la procédure d’expropriation (1) et celle de congé du bailleur (2). Les cas de résiliation amiable ou de congé triennal du bailleur seront étudiés dans un autre article.

1. Le droit constitutionnel de propriété et le droit d’exproprier.

Le droit de propriété, visé aux articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, est l’un des droits constitutionnels fondamentaux. Ce droit protège et garantit tant la propriété foncière du bailleur, que la propriété commerciale du locataire (titulaire d’un bail commercial).

L’expropriation, visée à l’article L1 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, permet à une personne publique de contraindre une personne privée (physique ou morale) de céder son bien immobilier en contrepartie du paiement d’une indemnité. Les biens concernés sont de toutes sortes (il s’agit de maisons, terrains, etc.), et les droits d’usage qui les accompagnent (usufruit, servitude, etc.).

Le recours à l’expropriation n’est pas la première option qui doit être mise en place, mais celle-ci doit présenter une utilité publique et répondre à trois conditions dont l’existence est appréciée par les juges, à savoir : (a) la justification du projet, (b) l’impossibilité de procéder autrement que par expropriation (l’acquisition amiable et le droit de préemption n’ayant pas abouti) et (c) l’absence d’atteinte disproportionnée au droit de propriété (à l’aune de l’objectif d’utilité publique poursuivi).

L’expropriation est généralement considérée comme étant d’utilité publique lorsqu’elle porte sur des opérations et projets tels que la création de lotissements, d’espaces verts, d’établissements d’enseignement ou hospitaliers, l’amélioration de la voirie.

En cela, il conviendra de s’assurer que la mission à redessiner ces zones commerciales remplissent de tels critères ; ce qui devra être analysé au cas par cas.

La mesure d’expropriation est divisée en deux phases. La première se déroule sous forme d’enquêtes : une enquête publique visant à informer le public, et une enquête parcellaire, permettant d’identifier le propriétaire à exproprier et de l’informer des mesures à venir (1.1.) ; la seconde phase visant le transfert de propriété (1.2.).

1.1. La phase d’enquête.

La première enquête, dite « publique », est menée par un commissaire-enquêteur désigné par le président du tribunal administratif. Si les résultats permettent de conclure à l’existence d’une utilité publique, une déclaration d’utilité publique, sera prononcée puis affichée (avec ouverture de recours potentiels devant le tribunal administratif).

La seconde enquête, dite « parcellaire » est diligentée par un commissaire-enquêteur désigné par le préfet qui prend un arrêté ouvrant l’enquête parcellaire et informe le propriétaire à exproprier. Le préfet prend ensuite un arrêté de cessibilité qui sera notifié au propriétaire du bien ; ouvrant ainsi la possibilité de transférer la propriété.

1.2. La phase de transaction.

Après déclaration d’utilité publique du projet d’expropriation, de prise de l’arrêté de cessibilité et de sa notification au propriétaire, la vente peut se tenir.

Elle peut être amiable, auquel cas l’indemnisation est fixée entre les parties, ou, à défaut d’accord, fixée par le juge de l’expropriation (via le prononcé d’une ordonnance d’expropriation) ; lequel sera saisi par l’une ou l’autre des parties.

Dans tous les cas, la personne publique offre une indemnisation à l’exproprié par lettre recommandée avec demande d’avis de réception pour acte d’huissier de justice. L’exproprié dispose ensuite d’un délai d’un mois pour faire connaître son acceptation ou sa contre-proposition.

Dès lors, le bien ne peut plus faire l’objet d’une vente, d’une donation ou servir de garantie. De même, le bail conclu sur les locaux prend fin (son sort peut également être précisé et défini aux termes du bail commercial conclu, lequel peut prévoir une clause relative à l’expropriation).

L’exproprié conservant la jouissance de son bien tant qu’il n’a pas été indemnisé par la personne publique.

L’indemnité d’éviction doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation. En cas de fixation judiciaire, elle correspond à la valeur du bien telle que fixée à la date de la décision de première instance.

La personne publique dispose d’un délai d’un mois après le paiement de l’indemnité pour prendre possession du bien. Passé ce délai, l’expulsion pourra intervenir.

2. Le droit du bailleur de mettre fin au bail commercial par le congé avec refus de renouvellement.

Le bail commercial prend fin par l’effet d’un congé. S’il est délivré par le bailleur, celui-ci mettant alors fin au bail et refusant à son locataire le droit au renouvellement, doit, sauf motifs légitimes ou reprise, lui régler une indemnité d’éviction.

Cette indemnité est une somme d’argent compensant le préjudice subi par le preneur du fait de son départ. Elle vise à réparer le préjudice et rien que le préjudice.

Aussi, le bailleur qui déciderait de vendre son bien à un promoteur, dans le cadre d’un projet immobilier, devra dès lors indemniser son locataire. En règle générale, des négociations tripartites (promoteur-bailleur-preneur) pourront se tenir si le preneur est dans une démarche de règlement à l’amiable de l’éviction.

2.1. Le droit au renouvellement et les conditions.

Le droit au renouvellement suppose de répondre à certains critères visés aux articles L145-1 et L145-8 du Code de commerce, qui impliquent d’être régulièrement immatriculé au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, et titulaire d’un fonds de commerce exploité effectivement au cours des trois dernières années dans un local bâti.

2.2. Le calcul et la valorisation de l’indemnité d’éviction (comprenant la valeur du fonds ou du droit au bail).

L’article L145-14 du Code de commerce dispose que l’indemnité d’éviction est égale « au préjudice causé par le défaut de renouvellement ». Cette indemnité comprend

« notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre ».

L’indemnité d’éviction elle est équivalente à l’entier préjudice subi par le locataire du fait de son éviction des locaux. Elle est, à titre principale, composée de la perte du fonds (dont la valeur est évaluée selon la transférabilité du fonds et du chiffre d’affaires selon l’usage de la profession). À titre accessoire, elle est, notamment, composée des frais de déménagement, de départ, de relocation, de réaménagement.

L’appréciation se fait in concreto. Le juge ou les parties, même amiablement, vont, en pratique, se référer à l’expertise d’un professionnel (expert amiable ou judiciaire) qui, selon les caractéristiques des locaux, le bail, la situation, l’activité du preneur et la nature de sa clientèle, va dresser un montant d’indemnité d’éviction.

L’expert, les conseils des parties et les parties se fonderont sur les activités autorisées par le bail et exercées effectivement par le locataire (toute activité extracontractuelle sera dès lors écartée de l’appréciation financière - outre le fait qu’elle pourrait conduire à une résiliation du bail ou à un refus de renouvellement de celui-ci).

Le préjudice quant à lui doit refléter le plus fidèlement possible le préjudice du locataire et être fixé le plus proche possible de la date de départ du preneur.

L’estimation du fonds à indemniser peut se faire au travers de différentes méthodes d’évaluation prenant en compte tant les chiffres d’affaires, que l’examen de l’environnement considéré, et des activités exercées.

Aux entrées de villes, les commerces les plus observés sont notamment les grandes surfaces, restaurants (de restauration rapide ou non), les revendeurs de prêt-à-porter, d’ameublement et d’électroménager, les stations-services ou de lavage.

Les usages, en matière d’expertise, voient passer différentes méthodes d’appréciation suivant les époques et les activités concernées. Cependant, quelle que soit la méthode retenue, l’estimation est souvent fondée sur les éléments par le chiffre d’affaires, le taux sur recettes, et le résultat.

Les pourcentages retenus vont varier selon les usages (et donc les activités). Ils peuvent s’élever, par exemple, à environ 20 à 80% du chiffre d’affaires toutes taxes comprises dans le cadre de l’ameublement, ou à 15 à 60% dans le secteur de la vente d’électroménager, 40 à 90% en matière de vente de chaussures, et 10 à 40% pour un supermarché.

Le pourcentage doit être affiné selon l’emplacement, la spécificité de l’activité, l’évolution du chiffre d’affaires, la présence ou l’arrivée de concurrents, le montant du loyer (son éventuel déplafonnement à venir), les charges et stocks, l’état des locaux et du matériel, les aménagements (spécifiques ou non).

2.3. Le maintien dans les lieux du locataire le temps du paiement de l’indemnité d’éviction.

Le Code de commerce offre au locataire le droit de se maintenir dans les locaux le temps que la question de l’indemnité d’éviction soit réglée (soit pour trancher si celle-ci est due et dans ce cas-là son montant, soit si celle-ci n’est pas due). Le maintien du locataire en place se fait aux clauses et conditions du bail expiré.

Le preneur est donc tenu de respecter lesdites clauses sous peine de perdre son droit au maintien dans les lieux et à l’indemnité d’éviction.

2.4. La fixation amiable ou judiciaire du montant de l’indemnité d’éviction : un rapprochement préférable des différents acteurs.

Un bailleur qui doit récupérer ses locaux au plus vite pour les vendre sans occupant, notamment lorsqu’un promoteur et la mairie de la ville attendent le lancement d’un projet de grande envergure tel que le réaménagement des entrées de la ville aura tendance à privilégier la voie amiable la fixation et le paiement du montant de l’indemnité d’éviction.

À défaut d’accord entre les parties, la partie la plus diligente (en l’occurrence le bailleur si celui-ci souhaite voir son locataire partir au plus vite), saisira un juge aux fins qu’il désigne un expert chargé de l’éclairer sur le montant de l’indemnité d’éviction et de l’indemnité d’occupation (puisque le preneur se maintient dans les lieux, il est redevable de celle-ci).

L’action doit être diligentée dans un délai maximal de deux ans à compter de la date d’effet du congé ou de la réponse négative à une demande de renouvellement (conformément aux dispositions des articles L145-9 et L145-60 du Code de commerce).

L’avantage de la négociation est sa rapidité, sa confidentialité, et son coût. La procédure, outre les honoraires d’avocat et d’expert judiciaire, entraîne un retard dans l’opération immobilière en tant que telle qui engendre nécessairement des coûts importants pour les autres acteurs.

Dans une optique publique visant à modifier l’esthétique et le profil des zones commerciales en entrées des villes, pour y récupérer le bâti et le terrain et édifier des logements, bureaux, services et espaces verts, les parties et leurs conseils privilégieront la voie amiable et trouveront un terrain d’entente aux fins d’aboutir rapidement à un projet.

David Semhoun, avocat au barreau de Paris
www.nsavocatsparis.fr

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